Offrir du soin à celui qui ne demande rien, voire refuse activement, voilà une gageure qui suppose d’être animée d’un fort potentiel altruiste, et d’un puissant besoin de réparer. Qui fait de celui qui s’y engage, le porteur de la culpabilité collective à l’égard de ceux que notre société a rejetés dans l’inutile et quelquefois l’inhumain.
C’est aussi un exercice périlleux, où chacun s’expose :
· l’usager, (l’exclu, le précaire) à dévoiler sa condition, à reconnaître son besoin de l’autre, et, pour cela, accepter de se départir d’une de ces étranges constructions narcissiques ultimes dans laquelle il s’approprie son identité d’exclu, se faisant persécuteur et victime à la fois.
· le soignant (l’offrant), à devenir, du coup, l’agresseur, le débusqueur de ce qui se cache (ce que certains assument, n’hésitant pas à se transformer en chasseurs d’exclus, qu’ils appâtent à la pizza dans le métro de NEW-YORK).
Le psy familier de ces approches où il faut repérer les zones de «douleur exquise», les contourner ou les effleurer, pouvait se croire à même de transférer sa technique sur ce type de patient, pour peu qu’on le lui amène. Avant de réaliser que, derrière la résistance, ne se révèlerait pas l’évanescence d’un délire, l’agressivité d’un souvenir douloureux, ou d’un vécu dépressif, mais bien le poids du réel, d’une misère, conséquence extrême d’une logique économique et sociale.
La première découverte est donc celle de l’incontournable nécessité de relais, ou plutôt d’une démarche de soin consubstantielle à l’action d’étayage. Non pas que les psy soient dépourvus d’expériences de partenariat, même non encore élaborées et organisées sous le vocable de réseau. Mais dans cette démarche de soin, nouvelle, les rapports sont modifiés ; le social n’est plus l’heureux, mais, somme toute, le contingent prolongement du soin. Celui-ci n’a de sens que s’il peut restituer une amélioration des capacités du patient à se réinscrire dans une lutte pour un mieux être matériel et relationnel, où s’impose l’appui du partenaire social.
Dans l’AIN, la prise de conscience de la nécessité de s’investir dans ce champ aux dimensions et à la complexité insoupçonnées, se fit dans la continuité des relations médico-sociales liées à la réinsertion des patients, à la prévention dans les familles en difficultés (en pédopsychiatrie notamment) ou par le biais des psychologues travaillant sur le RMI, rattachés au Centre Psychothérapique de l’AIN.
Elle fut précipitée par le Projet d’établissement et les sollicitations de la DDASS dans le cadre de la Loi contre les Exclusions.
Il s’agissait d’explorer et de déterminer les contours d’un champ transversal non seulement à la nosologie classique, mais aussi transversal à d’autres transversaux (éthylisme, instabilité, toxicomanie, isolement), dans la spécificité d’un département relativement prospère (6% de chômage) mais à la sociologie hétérogène, tenant notamment à sa géographie de zone de passage.
D’emblée nous nous sommes orientés vers une démarche collective, intersectorisée et reposant sur deux principes de base :
· Diffusion du savoir et de l’implication, en sorte que cela ne reste pas, à quelque niveau que ce soit, l’affaire de spécialistes de la précarité. Une structure de coordination, intitulée Carrefour Santé Mentale Précarité : (CSMP) représentative des secteurs et intersecteurs et des professions, a été créée. Elle n’a pas vocation à réaliser d’interventions directes.
· Initiatives aux acteurs de terrain. Les acteurs locaux et notamment les équipes de secteur et intersecteur sont invitées à développer leur politique propre et trouveront dans le CSMP, un lieu-ressource.
Maître d’œuvre autant que coordinateur, le CSMP, s’organise autour de trois axes :
· Réflexions et élaborations théoriques sur la clinique psychosociale
· Recueil des actions déjà engagées, enquêtes, vignettes cliniques, qui pourront être portées à la connaissance de tous, analysées, suivies et pourront servir à la promotion d’actions à venir, en usant notamment d’un outil informatique de transmission.
· Relations avec les instances départementales, régionales, et intégration dans les projets menés à ces niveaux
De sa propre initiative, le CSMP s’est donné certains objectifs, pour la plupart en cours de réalisation : gestion d’un corpus de références bibliographiques en relation avec la bibliothèque du CPA, proposition de formation dans les IFSI, participation à une formation mixte travailleurs sociaux–psy (sous l’égide l’ORSPERE et de la DDASS).
Actuellement ses membres (une quinzaine , de toutes professions, sous la responsabilité d’un médecin référent) se livrent à une enquête interne sur les représentations cliniques de la précarité dans les unités de soin ; travail d’ethnologie dont ils découvrent le travers : la présence des enquêteurs modifiant déjà les représentations.
L’un de nous (M.COLOMBANI) a été désigné pour présider au montage d’un réseau SMP sur le bassin de BOURG.
Une expérience est en cours, basée sur l’idée d’une place laissée vacante dans un espace transitionnel entre maladie mentale et souffrance sociale. Il s’agit d’un groupe de parole issu du CATTP, dans un quartier sensible de BOURG, où des habitantes se sont inclues parmi les patients. Deux autres sont en gestation sur d’autres quartiers.
D’ores et déjà, la dynamique initiée par ce travail permet de noter une sensibilisation des soignants dans le quotidien : effondrement rapide des résistances de base, émotionnelles ou idéologiques (selon lesquelles la psychiatrie n’aurait pas à traiter les conséquences sociales d’une politique), attention apportée à la qualité de vie des patients notamment sociale et culturelle, interrogation sur la gestion intra-psychique de la vie précaire, reconnaissance d’une continuité entre soins aux patients réinsérés et aide aux personnes démunies, enfin quelques mouvements «d’aller vers».
Mais aussi les désillusions, liées notamment au contact de la souffrance des travailleurs sociaux, à leur difficulté à se vivre comme complices de la partie «agresseur» du soin qu’ils réclament pour leurs usagers ; ce qui se traduit par des collaborations souvent minimales, après force demande d’aide auprès des psy.
D’autres découvertes se profilent, susceptibles de baliser notre cheminement et de déboucher sur des modèles de soins complémentaires. Pour n’en citer que quelques-unes :
· L’élargissement de la notion de «précarité», jusqu’alors plutôt cantonnée à la privation des ressources matérielles, et que l’on commence à percevoir dans toute forme d’altération et de ténuité du lien social, quel que soit le facteur de corrosion.
· La précarité en milieu rural : avec le poids particulier de la honte, l’anonymat impossible, la persistance de pseudo-liens sociaux et le rôle particulier du médecin généraliste en tant que partenaire.
· L’émergence d’une prévention possible, notamment auprès d’adolescents, dés lors qu’on connaît mieux les bases cliniques de la précarisation.
· L’exclusion en milieu institutionnel.
· Ceux qui échappent à la baisse du chômage.
Ce dispositif repose donc sur le concept d’ une offre de soins indirecte. Il nous semble adapté à un département qui n’a pas à gérer l’urgence d’une grande exclusion massive, qui n’est pas sans expérience, sinon sans tradition , dans l’aide, mais aussi le soin aux personnes démunies, et qui offre ainsi l’opportunité de mener un travail de fonds auprès des soignants, des intervenants sociaux et des populations en difficulté.
Partageant quelque peu, au départ, l’illusion d’une approche sans moyen supplémentaire, résidu lointain d’un caritatisme et donc d’une culpabilité à résoudre pour son propre compte, nous en mesurons aujourd’hui les limites dans la lenteur de la mise en œuvre.
Le dégagement récent, de moyens en temps de médecin, de psychologue et de secrétariat indique, à nos yeux, la disponibilité des instances administratives pour les actions dans ce domaine.