Lorsqu’à force de labeur et de sacrifices, Monsieur Beauf, inclus ordinaire, acquiert enfin le pavillon de ses rêves pour y demeurer définitivement, c’est tout naturellement qu’il le baptise Do mi si la do ré s’il a quelques rudiments de solfège et pense avoir de l’esprit. On s’imaginerait volontiers qu’un S.D.F devrait être nanti d’une solide dose d’humour (noir) pour gribouiller les mêmes notes sur les cartons qui lui permettent de sommeiller sur le trottoir. Pourtant, l’expérience prouve que les S.D.F ont du mal à quitter la rue lorsque leur séjour y a été prolongé. Au bout d’un certain temps, il devient définitif. Alors : Do mi si la do ré, le trottoir ?
C’est sans doute cela un des secrets de la grande exclusion et de notre échec patent à la faire cesser : un attachement mortifère à la rue. A force d’être sans logement, de rester à l’écart des échanges, de se protéger d’une société inhospitalière, le S.D.F finit par tenir à sa vie au grand air pollué des cités. Après tout, la rue appartient à tout le monde (s’il n’y a pas d’arrêté anti-mendicité). Pourquoi s’étonner de ce qu’il en vienne à l’adopter comme son chez-soi s’il n’a nulle part où aller ? S’il ne veut pas monter dans le camion du SAMU social, ce n’est pas parce qu’il a une « pathologie de la demande », c’est parce qu’il refuse d’être expulsé de son logement : la rue. Elle est devenue pour lui un domicile stable avec son sol en dur sur lequel il lui est relativement loisible de bâtir sa cabane de cartons. Pourquoi n’y soupirerait-il pas comme Monsieur Beauf dans son pavillon : « on est nulle part si bien que chez soi » ?
Le S.D.F chevronné qui a dû s’installer hors les murs des maisons meurt jeune à s’entêter à demeurer dans la rue comme le prouve la notable réduction de son espérance de vie. Et c’est logique. Non seulement il n’a pas les moyens de s’occuper de sa santé, mais en plus il ne doit surtout pas s’en préoccuper. Trop pauvre pour manger à sa faim, trop abîmé pour séduire, c’est une nécessité pour lui de négliger son corps afin de ne pas tenir compte de ses besoins, de ne pas ressentir ses souffrances, d’étouffer ses désirs, de pouvoir supporter les intempéries et l’indifférence des inclus. Maltraité social, il est contraint de répondre à la maltraitance dont il est l’objet en se maltraitant lui-même. Pour lui qui n’a rien et bien peu à attendre des autres, c’est une question de vie ou de mort que de tuer la bête.
Faute de pouvoir ménager son corps qui l’embarrasse avec ses besoins et ses désirs et faute de vouloir le détruire car il ne peut s’en passer pour vivre et qu’il ne désire pas se suicider, il le traite par le mépris et ne prend plus soin de lui. Pour survivre, il reste dans sa crasse (c’est d’autant plus facile qu’il n’a pas de douche chez lui), marche et boit pour ne pas penser, ne pas ressentir et ne pas rêver jusqu’au jour où, dénutri et fin saoul d’alcool et de fatigue, il s’écroulera dans sa chère rue , paré pour l’hypoglycémie et l’hypothermie qui le conduiront à son ultime domicile : le caveau à décomposition rapide des indigents. Il avait dû jouer au trompe-la-mort pour assumer sa mort sociale. Mais la mort, la vraie, ne se laisse pas tromper.
Parler de masochisme à propos de sa conduite serait pour le coup un brin pervers car le dangereux déni qu’il y ait des limites dans les libertés à prendre avec son corps est paradoxalement une question de survie pour le S.D.F, même s’il trouve quelque peu d’écho dans ses fantasmes (c’est d’ailleurs cet écho dans sa psyché qui lui permet de supporter la situation lamentable dans laquelle il se trouve et paraît parfois se complaire, plutôt que de se suicider).
Les inclus , ces hypocondriaques assez préoccupés de leur santé pour ne pas hésiter à sacrifier les exclus à leur confort, sont choqués lorsqu’ils réalisent qu’un S.D.F se néglige sans prudence et sans pudeur et qu’il s’accroche à son bitume. Ils pensent logiquement qu’il est foutu s’il ne fait pas davantage attention à lui. Mais lui pense tout aussi logiquement que s’il fait davantage attention à lui, il est foutu. Les deux ont raison dans leurs logiques respectives. Elles ne pourront s’accorder que lorsque les inclus auront moins besoin des exclus pour leur confort.
Si le S.D.F ne veut pas quitter la rue, ce n’est pas folie de sa part, même si c’est déraisonnable. C’est parce qu’il redoute que pour ceux qui s’agitent autour de lui l’urgence ne soit pas de lui offrir un logement digne, mais de l’expulser de la rue, afin qu’on ne le voit plus et que la ville soit propre. Alors il fait de la résistance et il en meurt. Par sa dégradation, son incurie et son refus qu’on prenne soin de lui, il défit quiconque de lui venir en aide. Imaginairement tout puissant par le déni de sa vulnérabilité, il réduit les intervenants à l’impuissance. Son pied de nez à la mort est aussi un bras d’honneur à une société qui se soucie de lui seulement quand il est trop tard. Alors : Do mi si la do ré , le trottoir ? Non, simple abattoir.