Un retournement de perspective
A la fin des années 90 la question jeune est venue se réinscrire dans l’agenda politique. D’une part à travers la prise de conscience des limites de la pensée publique qui se résumait en quelques constats assez stérilisants : la jeunesse s’allonge, elle va mal quand elle est au chômage, elle fait mal quand elle crée de l’insécurité et on a, quasiment, « tout essayé ». D’autre part des initiatives financièrement et symboliquement fortes étaient prises : mise en place d’un programme de plusieurs centaines de milliers d’emplois-jeunes, suppression du service national.
Le Commissariat général du Plan a alors été mandaté par le Premier ministre pour conduire une réflexion sur les jeunes et les politiques publiques ; ses travaux viennent d’être publiés1. Ils devraient concourir, avec ceux du rapport Brin, élaboré dans le cadre du Conseil économique et social, à nourrir la concertation qui va commencer dans une commission parlementaire en vue de la création d’une allocation d’autonomie.
Mais au-delà de décisions que les perspectives politiques peuvent éventuellement accélérer, l’ensemble de ces travaux fait émerger des sujets qui touchent à la structuration même de notre société et aux choix collectifs faits et à faire.
De quoi parle t-on : une jeunesse insaisissable?
L’interrogation est sans doute paradoxale quand le terme est sous toutes les plumes, le corps de la jeunesse sur toutes les images, le désir de jeunesse dans tous les esprits.
Pourtant l’incertitude du concept est à la mesure de son usage protéiforme. Nous savons ce que nous avons quitté : un tableau ternaire des âges : enfance/adolescence, âge adulte, vieillesse) pour des périodes aux seuils et aux contenus incertains. Le banquier a un produit jeune dès 12 ans et on est jeune à 30 ans pour les « emplois-jeunes ». On peut d’ailleurs faire le même tableau flou de l’autre côté de la vie, entre 50 et 70 ans.
Là ne s’arrête pas la difficulté de la définition. Etre jeune est une expérience personnelle incontestable. Sa diversité est telle, néanmoins, des personnages de « la Haine » ou de « La Squale » aux banals collégiens que nous croisons au quotidien, que l’on peut s’interroger sur ce qui est partageable dans cette expérience. Surtout qu’il ne s’agit pas que de cinéma et que l’on vérifie statistiquement le creusement des inégalités à l’intérieur de la jeunesse dans la présente période.
Bref la jeunesse n’est-elle qu’un mot, pour reprendre celui de Pierre Bourdieu ? Probablement plutôt une déconstruction-reconstruction. Déconstruction du modèle précédent, où des cohortes d’adolescents à l’issue d’une période, parfois succincte, de scolarisation-formation entraient dans la double carrière professionnelle et matrimoniale pour un parcours sans retour. Reconstruction à partir d’une ambition : l’augmentation du nombre et du niveau de la scolarisation, et de plusieurs crises au sens de remodèlements. D’abord la transformation de modes de production laissant à l’extérieur de l’emploi les candidats insuffisamment qualifiés, imposant aux moins bien protégés, les jeunes et les femmes en France, le besoin de flexibilité des entreprises. Ensuite, et plus fortement que nous n’en avons conscience, la poursuite de la dimension individualisante du projet démocratique. Pour prendre un exemple dans mon milieu professionnel, le développement du recours au procès plutôt qu’à l’action collective paraît significatif de ces nouveaux modes d’être, mais les stratégies féminines d’autonomisation par la prolongation des études et la généralisation de l’accès à l’emploi vient dans le même sens. La conjonction de ces évolutions remet en cause les appartenances statutaires et les solidarités collectives, choisies ou contraintes, pour renvoyer à des parcours et des responsabilités d’abord personnels.
Autant que ce qu’elle est en soi, la jeunesse donne à voir ce qui est notre destin commun ou va l’être : la nécessité de s’adapter à une société du savoir, le creusement dans la différence des sorts, le défi d’être constamment acteur de son destin.
Des choix publics incertains
Avons-nous été au niveau de ces défis ? Quantitativement il ne fait pas de doute qu’en multipliant par deux en une vingtaine d’années la dépense d’éducation, en aidant plus d’un tiers des emplois auxquels accèdent les moins de 25 ans, la collectivité a fait un effort financier considérable.
Toutefois, à y regarder plus près, on s’interroge sur le point de savoir si la préférence n’a pas été donnée à un traitement d’urgence de symptômes plutôt qu’à la mise à jour de questions structurelles que révèlent les parcours des jeunes et, voire, si l’on ne s’est pas enfermé dans certaines contradictions. De quoi sert d’élever le niveau de compétence d’une génération si, lui faisant largement payer la flexibilité requise par les entreprises, on dilue leurs capacités à travers un parcours chaotique d’accès à l’emploi – petits boulots, multiples périodes de chômage, etc. ? Quelle cohérence entre l’injonction à la citoyenneté faite aux jeunes et une réalité qui est celle d’une tutelle étatique – dans une institution éducative qui peine à évoluer- et d’une dépendance familiale par le refus à l’accès à des ressources autonomes (refus du RMI, suppression ou inaccessibilité des prestations attachées au chômage) ?
Les choix français sont peu favorables aux jeunes malgré les multiples mesures de rattrapage, de discrimination positive. Ils se situent ainsi dans une tradition culturelle privilégiant l’âge adulte, méfiante à l’égard de la jeunesse perçue comme un groupe à part potentiellement dangereux, éventuellement à protéger mais surtout à civiliser.
Au-delà, ces choix sont significatifs de la difficulté que nous avons à concevoir les profondes transformations à l’œuvre et la mise en cause des mécanismes de reproduction sociale : on ne remettra plus « son pas dans celui de son père », et à articuler un projet collectif pour affronter les risques de l’avenir.
Un projet pour tout le monde
Sans doute n’est-ce ni la première ni la dernière fois que la jeunesse sert de fantassin à l’histoire qui va. Sans doute aussi beaucoup de jeunes sont-ils lucides sur les difficultés de la période qu’ils traversent. Encore faudrait-il que cela « serve à quelque chose ».
Nous avons fait le tour des politiques court-termistes, proliférantes et segmentées réduisant la légitimité de chacun à son handicap et produisant un « Etat charitable » selon une excellente formule.
Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que la crise d’autorité, souvent accolée à la question jeune, ait aussi pour origine ce refus d’affrontement du présent et cette absence d’engagement pour l’avenir que donnent à voir un certain nombre de fonctionnements institutionnels derrière un bavardage incessant sur la solidarité et la citoyenneté.
La proposition à faire aux jeunes est celle de la compréhension et de la maîtrise de la société qui vient. Elle doit s’établir autour des notions d’éducation et de démocratisation. Il faut reprendre ici le projet ambitieux de l’éducation-formation tout au long de la vie, déjà défendu par le rapport Boissonnat et aujourd’hui au cœur des réflexions de la CEE. Il faut ériger comme un droit du citoyen celui d’une créance de formation pas seulement professionnelle mais aussi destinée à maintenir la capacité à être un citoyen à part entière. Et commencer par les jeunes pour qu’ils sachent qu’on a besoin d’eux, qu’on les attend pour faire demain, qu’en conséquence les adultes d’aujourd’hui investissent sur les adultes qu’ils vont être. Le rapport du Plan propose la mise en place d’un « capital » de formation de 20 ans utilisable en une seule fois ou à plusieurs moments de sa vie, renouvelable dès lors que l’on occupe un emploi. A ce capital s’ajouterait une allocation-formation égale aux bourses de l’enseignement supérieur et versée directement aux jeunes dès 18 ans.
Démocratiser est mettre en possession du monde ceux qui y arrivent : le leur rendre compréhensible, les associer comme acteur et auteur. Il y faut une rigueur du propos qui seul permet de construire : dire qu’il n’y a pas de monde sans drogue, appeler un « petit boulot » par son nom. Il y faut lutter pour des logiques de production du bien public : construire une répartition des ressources éducatives au regard des défis réels et non en fonction de ceux qui habitent les institutions. Il y faut le goût de partager le pouvoir : reconnaître dans les illégalités et les désordres de banlieue bien plus qu’un sujet policier, social mais bien aussi une interpellation politique pour laquelle il faut sans doute inventer de nouveaux moyens d’expression.
Le débat sur l’autonomie des jeunes est aujourd’hui largement ouvert. Il faut s’en saisir non pas tant pour pérenniser un sort particulier fait à la jeunesse qui à terme s’avère toujours décevant, mais pour interroger les fonctionnements de société et des institutions qui pourraient y contribuer.
Notes de bas de page
1 « Jeunesse, le devoir d’avenir », la Documentation Française 2001.