« Qu’on s’imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin littéralement tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité, car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ».
Primo Lévi, Si c’est un homme1.
Le poids d’une réalité, où les problèmes de travail, de logement, d’argent, les projets programmés de réinsertion accaparent l’attention au quotidien, attaque l’espace privé du sujet. L’intériorisation du statut d’exclu l’aliène à une image négative que lui renvoie l’extérieur du social. L’espace propre est ainsi infiltré par un domaine public qui le détermine, lui confère son identité, lui dit la marche à suivre pour retrouver une place parmi les inclus. L’espace interne est vécu comme « cassé », « vide », où ce qui a pu faire histoire, l’éprouvé, le désir, le souci de soi, sont sans valeur par eux-mêmes. La capacité de penser est compromise, au profit d’une fuite dans l’agir. La pensée devient opératoire, fixée sur les démarches à effectuer. La violence subie et l’impuissance s’extériorisent dans divers troubles comportementaux, des passages à l’acte impulsifs, des conduites répétitives d’échec. La consommation de drogue ou d’alcool remplit le « vide », dénie la dépendance à autrui.
Le temps est altéré. La précarité fait vivre le sujet sous l’emprise d’un présent permanent. Il s’affaire dans des stratégies de survie au jour le jour, aux dépends d’une subjectivité historisée, reliée à un groupe lui même inscrit dans une histoire, une filiation. C’est un présent fragmenté au gré des circonstances immédiates qui inhibe la demande et donne aux relations avec les autres, y compris l’éventuelle relation thérapeutique que l’on tentera d’établir, leur modalité discontinue qui ne parvient pas à faire communauté. Les liens au passé sont rompus, ou reconstruits d’une manière mythique : « j’ai perdu ma femme et mes enfants dans un accident de la route » est une phrase qui revient avec une fréquence bizarre remarquait X. Emmanuelli aux urgences de l’hôpital Nanterre2. La souffrance ressentie est sans doute la marque du maintien d’une certaine ouverture sur l’avenir, protension vers le monde, même s’il est barré par l’impuissance face à la situation à gérer qui empêche toute autre forme de projection. Mais au maximum du processus d’exclusion, dans le syndrome d’auto-exclusion décrit par J. Furtos3, des mécanismes de défense tels que déni et clivage coupent le sujet de sa souffrance devenue intolérable : il ne souffre plus, «disparaît» de la scène psychique, sa détresse n’est plus que matérielle, le temps est arrêté. La souffrance est celle d’une subjectivité qui est incarnée, et à ce titre se vit dans le corps. Quand l’exclusion fragilise la faculté d’énonciation dans le langage, le corps peut constituer le lieu privilégié de son expression. Il peut condenser l’espace psychique, physique et social du sujet et être le point central de l’expérience vécue. Des pathologies psychosomatiques, des plaintes corporelles réitérées doivent alerter généralistes ou spécialistes. Il porte alors les marques du manque à être, des privations subies, de l’impuissance à laquelle il est réduit, des violences dont il est l’objet. A un stade avancé il est négligé et maltraité, ce qui devait être caché (la honte de soi) se montre sans masque, de manière plus ou moins provocatrice. Au stade ultime de l’auto- exclusion, l’anesthésie est telle que des lésions graves sont laissées sans soins avec une indifférence totale, il est un pur matériau exposé au regard de l’autre qu’il angoisse. Dans ce contexte l’alcoolisme ou l’usage de drogue est massif, laissant libre cours à la pulsion de mort. Dans le syndrome d’auto- exclusion la vie est une vie de survivant.
La désolation est l’expérience limite décrite par H. Arendt4 comme perte du sol, déracinement de la communauté des hommes, qui survient quand « la forme la plus élémentaire de créativité humaine – c’est à dire de pouvoir ajouter quelque chose de soi au monde commun – est détruite », que « la vie humaine dans sa totalité » est affectée jusque dans sa confiance spontanée dans le monde, qu’elle devient « non- appartenance au monde », que « seul demeure l’effort de se main- tenir en vie ». Ce que le clinicien pourrait appeler une sorte de cotardisation* de l’existence est à entendre comme perte de la familiarité avec le monde par perte de l’assise fondamentale de la présence humaine, perte du sens en tant que sens commun dans un monde où nous cohabitons, dont l’exclusion et la précarité sociale sont les déterminants. L’offre de soins – toute action aidante – s’attachera dès lors à repotentialiser cette créativité détruite.
Notes de bas de page
* Cotardisation : dérivé du syndrome de Cotard qui dans sa forme typique comprend des idées de négation (de soi comme personne physique, psychique, sociale ; du monde extérieur), des idées d’immortalité douloureuse, des idées d’énormité.