Partons d’une considération simple, une construction à trois étages : l’étage de l’humain, l’étage de la société, et celui des premiers autres qui entourent le sujet, autrement dit l’étage de la famille.
L’étage de l’humain, si l’on s’en réfère à ce qui le spécifie, à savoir au langage, exige la perte de la jouissance absolue, immédiate, totale. Du seul fait d’entrer dans le champ du langage, le sujet s’exclut de la jouissance et est marqué de la limite : s’inscrit ainsi pour lui une déception irréductible, une insatisfaction structurale, son être s’entame ainsi nécessairement d’un “Non!” qui va servir de fondement à la Loi.
Passons d’emblée au troisième étage : celui de la famille, des premiers autres. C’est au travers de la relation à ces derniers que le sujet va rencontrer cette limite à la jouissance. La jouissance de la mère lui est interdite, et cela du fait du père – mieux, de l’homme de la mère -, du fait de ce que c’est avec un autre que l’enfant qu’elle trouve sa jouissance. Sans entrer dans les nuances, disons que la jouissance absolue, immédiate, totale, est représentée par la mère et que le père va représenter la perte de jouissance qu’implique le langage. Ainsi le trio père-mère-enfant via l’Œdipe entre en scène pour que l’enfant consente à perdre la jouissance et dans le même mouvement accède à la possibilité de désirer, ce qui lui permettra plus tard de prendre sa place dans le social comme homme ou comme femme. Du fait de ce dispositif, la ligne de partage entre la jouissance et le langage semble avoir été mise en place par la Loi que servent les parents, mais en fait ce sont les contraintes du langage qui ont été ainsi habillées par l’interdit de l’inceste.
Revenons-en maintenant au deuxième étage : la limite qui sert de fondement à la Loi – même si, comme nous venons de le faire remarquer, c’est la Loi qui semble dans l’après-coup fonder cette limite – sera définie et articulée par chaque société selon des modalités propres qui feront d’ailleurs sa spécificité culturelle. Il n’en reste pas moins que, quelle qu’elle soit, chaque société s’est toujours donné la charge d’organiser la limitation de la jouissance. Nous la retrouvons à l’œuvre dans ce qui est reconnu comme l’universalité de la prohibition de l’inceste.
C’est donc la solidarité de ce triple étagement qui a été responsable durant des siècles de la transmission de la limite, de ce “Non!” nécessaire à la spécificité de ce que Lacan a appelé l’humus humain. Or, cette solidarité est aujourd’hui remise en cause ou, en tout cas, sa visibilité et c’est aux conséquences de ce changement que nous avons à faire.
En effet, tout se passe comme si notre social, en passant d’une société de pouvoir à une société de savoir sous l’égide de la modernité – cette faille dont les tassements ultimes ne se sont pas encore produits, dit Yves Bonnefoy1 – ne transmet- tait plus la nécessité de cette limite. Insistons d’emblée sur le “tout se passe comme si”, car il ne serait pas difficile de démontrer qu’il ne s’agit que d’une apparence trompeuse, qu’en fait cette limite, ce “Non!” est toujours au programme, mais qu’il ne se présente plus avec la visibilité d’an- tan et certainement plus avec la visibilité suffisante pour que celle- ci persuade spontanément qui- conque de sa nécessité.
En effet, remarquons que par les effets conjoints de l’économie capitaliste mondialisée, du déclin du Patriarcat et du discours de la science2, les notions de butée, de limite, de “Non !” se voient sans cesse déplacées, ou purement et simplement pulvérisées. Difficile dès lors de ne pas prendre pour une suppression de toute limite les possibilités qui sont les nôtres de pouvoir sans cesse la déplacer. Difficile de ne pas confondre suppression de la catégorie de l’impossible et inflation sans mesure des possibles. Difficile de ne pas prendre pour infini ce qui n’est que sortie d’un type de finitude.
Tout se passe dès lors comme si, suite aux modifications qu’autorisent les développements et les progrès jamais atteints de notre société, cette limite et ce “Non!” que devait transmettre le social, n’étaient plus au programme. En revanche, toujours plus de jouissance semble faire office d’idéal ou en tout cas se proposer comme alternative susceptible de ne plus s’encombrer des embarras du désir. Ainsi le “droit au bonheur” justifie d’en appeler au Prozac et au Viagra plutôt que de se confronter à l’angoisse ou à la précarité de l’exercice de la sexualité.
A cette apparente disparition de la limite dans le programme du social, nous faisons l’hypothèse d’une double conséquence : d’une part, une délégitimation de ceux et celles qui ont à poser la limite : les parents ne s’autorisent plus aujourd’hui à dire “Non!” à leurs enfants et ce sont eux qui demandent reconnaissance à leurs enfants. D’autre part, cela met les sujets eux-mêmes dans une situation que nous avons appelée ailleurs3 d’expérience-limite, à savoir dans la position de ceux qui ont à tirer seulement d’eux-mêmes la nécessité de ce “Non!”.
Du côté des parents – mais aussi bien des éducateurs, des enseignants, des politiques, de tous ceux qui ont la charge de faire autorité de par le seul fait de leur place…, il y a un effet de délégitimation. Ces derniers se retrouvent dès lors comme orphelins de l’appui du social. Appui pourtant indispensable, car nul ne peut exiger que ce “Non!” se transmette s’il ne le soutient que de lui-même. C’est là sans doute un paradoxe, mais pour qu’un “Non!” soit opérant, il faut à la fois que le sujet le soutienne de lui-même et qu’en même temps il soit légitimé, la plupart du temps par quelques autres à qui il se réfère. Il faut que se maintiennent simultanément les deux dimensions : nul ne peut n’en référer qu’à soi-même, à moins d’autoritarisme, mais chacun doit néanmoins s’engager singulièrement dans son interprétation de la règle commune, à moins de se contenter d’un fonctionnement bureaucratique.
En revanche, du côté des enfants, pour ancrer la limite, ils ne peuvent plus compter sur l’interdit qui leur vient d’ailleurs, sur l’arrimage de la limite dans l’Autre du corps social. Au mieux, il ne leur reste alors qu’à s’interdire, mais ce “Non!” qu’ils s’infligent à eux- mêmes, n’en reste pas moins éminemment précaire puisque son destin n’est pas retiré de leurs mains. Il persiste en leur seul pouvoir et, à ce titre, est toujours susceptible d’être remis en question, si pas désavoué, et donc sans cesse à réinscrire.
Une telle délégitimation frappe aussi de plein fouet les intervenants chargés de transmettre la limite et laisse en profond désarroi ceux qu’on appelle les soignants. Ces derniers avaient coutume de soutenir la possibilité d’une parole pour un sujet qui cherchait sa vérité au travers de la conflictualité ; ils doivent aujourd’hui se confronter à des sujets souvent sans demande, voire sans parole, qui sans cesse échappent à la subjectivation. Il faut apprécier la mutation que ceci engendre quant au statut du symptôme. Ce dernier devient davantage un a-symptôme, c’est à dire non plus un appel à l’Autre du fait de son articulation au langage, mais seulement un signe de ce que la régulation entre désir et jouissance n’est pas accessible au sujet.
Gageons que dans un tel dispositif, c’est à de nouvelles modalités de la souffrance psychique que nous allons être confrontés, ceci contraignant nos pratiques des soignants à de très sérieux remaniements.
Notes de bas de page
1 Y. BONNEFOY, Readiness, ripeness : Hamlet, Lear, préface à Hamlet, Folio classique n°1069, 1978, p.8.
2 Cf. à ce sujet : “ Malaise dans la subjectivation ”, in J-P. LEBRUN (et coll.), Les désarrois nouveaux du sujet, Erès, Toulouse, 2001.
3 Nous renvoyons à notre ouvrage où nous avons longuement développé ce thème : J-P.LEBRUN, Un monde sans limite, essai pour une clinique psychanalytique du social, Erès, Toulouse, 1997.