« La production de nombres, c’est l’expression contemporaine du non-dit. » Cette citation de G.Benoit me dissuade d’une approche géographique et « évaluative » en psychiatrie.
Que les secteurs aient 66.666 habitants pour un secteur de psychiatrie générale, comme prévu par la circulaire de 1960, ou presque 200 000 comme les prototypes parisiens de Sivadon, Daumézon et Le Guillant et pour les nouveaux « territoires de santé » imaginés par les auteurs d’un récent rapport, cela n’est pas fondamental dans une logique médico-administrative. Si le but d’un secteur est de construire tout l’éventail des établissements dont auraient besoin les patients psychotiques, il convient de constituer de grands ensembles capables de cette polyvalence. Les secteurs trop petits doivent s’associer et fusionner. Mais alors, qu’est ce que ce grand secteur autarcique apporte de plus que l’institution asilaire à prétention totale dénoncée jadis par Goffman ?
La vraie question me semble être celle du sens : le secteur en psychiatrie, pour quoi faire ? Et comment ? Une voie me semble résider dans notre promotion d’un monde habitable pour les patients, pour les patients psychotiques notamment. Notre influence est limitée, alors, restons modestes et n’espérons pas plus que des « révolutions minuscules ».
Que les lieux de soins soient dispersés, « extra-muros » ou concentrés dans l’enceinte de l’hôpital, si le patient est pris dans la continuité d’un tissu soignant, il reste dans un rapport de contact avec l’institution – mère. Cette institution qui se donne les moyens de l’omnipotence, est une parfaite réplique des fantasmes fusionnels et de séduction mutuelle entre mère et enfant. Dès lors, les promoteurs d’un tel projet ne réintroduisent les tiers, les élus, les familles qu’à regret, quand la loi l’ordonne.
Mais, ni l’ancienne formule ni la moderne ne résout la question du centre puisque les deux acceptent qu’il en existe un. Un tel schéma centripète fonctionne comme point d’attraction imaginaire, voire d’aliénation pour les patients psychotiques, trop enclins à se précipiter sur le « maternel ». Pour déjouer ce schéma d’attraction fatale, il convient selon moi de ne pas raisonner avec un centre, mais avec l’image du trajet que le patient peut parcourir en fréquentant un réseau compliqué, mêlant des lieux de soins et des lieux qui nous échappent. On peut s’inspirer des lignes d’erre de l’énigmatique F.Deligny, et de la schizo-analyse de Deleuze et Guattari. Révolution plus que copernicienne probablement par laquelle les hiérarchies sont subverties, dans laquelle le dispositif sectoriel est suffisamment complexe, constitué de lieux différenciés et autonomes pour que le patient ne soit jamais cerné, ni défini, pour que nous ne sachions pas à l’avance, nous les soignants, quel chemin il va prendre, ni à quel endroit il va s’installer et investir une relation thérapeutique, qui restera discrète voire secrète.
Georges Perec était un spécialiste des espaces, Dans son livre « espèces d’espaces », j’ai trouvé la citation suivante, de J Swift: « Les éléphants sont généralement dessinés plus petits que nature; mais une puce toujours plus grande. » Tout n’est qu’une question de représentation, et j’ajouterai, suivant H. Arendt, que « la réalité, c’est l’apparence dans le domaine public ».
Aux secteurs de psychiatrie, certains font le reproche d’être aussi sclérosés que des pachydermes et veulent les faire maigrir; d’autres, et ce sont parfois les mêmes, les trouvent trop petits. Pour beaucoup, le secteur psychiatrique garde encore l’image d’un système clos, d’un organisme bureaucratique où l’administration des personnes tient une grande place.
Une représentation dynamique et non pas topologique du secteur psychiatrique nous aide à concevoir une évolution du système. Pour recréer le lien social qui s’effrite de nos jours, pour soutenir des espaces de convivialité ordinaire, ceux que les patients psychotiques ne savent pas fréquenter sans notre appui, il faut faire une place au politique en créant un lien avec la population autour de la notion de citoyenneté.
C’est le but et le premier enseignement des Conseils Locaux de Santé Mentale. L’échelle est celle d’une commune, d’un canton, c’est à dire une entité qui a une id-entité. Ce n’est pas le cas d’un bassin de population, notion géographique, économique peut-être, et non politique. Je dirais que le bassin de population est indéfini, composé de « on « , la « forêt humaine » (Heidegger). Le on est un pronom au singulier, qui n’articule pas le groupe et l’individu; à la différence du « nous » qui relie « je » aux autres. Pas de dialogues avec des on, pas de discours, pas de politique. Les fondateurs du secteur, fins politiques et militaires par surcroît pour cause de guerre, ont proposé cette taille limitée des secteurs psychiatriques pour que « le travail ait une limite ».
Limiter son action en santé mentale à un territoire limité, réconcilie les « santémentalistes » et les psychiatres institutionnels. Pourquoi ? Parce que, me semble-t-il, dans les deux cas, on considère la population comme un sujet. Le Conseil Local fonctionne comme une agora, espace de démocratie directe, d’où l’intérêt des références aux philosophes grecs, et à l’institution au sens de la création de rapports dans une collectivité hétérogène mais ayant une identité. L’exercice sur le terrain est nécessaire pour que les psychiatres qui s’engagent dans cette voie ne soient pas que les supports imaginaires d’un savoir d’expert. Une mise à l’épreuve est fondamentale, et pour cela, la proximité est nécessaire. C’est au travers d’une reconnaissance de la compétence clinique que la parole des psychiatres aura une chance d’avoir quelque autorité.
A mon sens, et en guise de conclusion, voire d’avertissement, je dirai que l’édification de grands ensembles condamne cette approche qui tente d’allier politique et psychiatrie du sujet.
Bibliographie
G.Benoit, Revue Topiques N°1, 1969
Fernand Deligny, Revue Recherches N° 7 Enfance Aliénée I
Deleuze et Guattari, Revue Chimères