Je propose d’aborder le territoire, qui est une notion-clef — et très débattue — du savoir géographique contemporain en l’intégrant dans une famille plus large, celle de l’aire. Tout d’abord l’aire n’est pas un lieu, bien que l’une et l’autre participent de la même métrique topographique. Mais, l’aire est toujours un espace d’une plus grande échelle relative que le lieu (dans une société donnée) et ce même si elle peut être de taille fort variée. De surcroît, elle se compose de l’assemblage délimité de plusieurs autres espaces autonomes et indivis. L’aire est donc plus grande que le lieu et divisible. Par ailleurs, l’aire entretient une relation de contrariété avec le réseau. Relation qu’on peut identifier empiriquement à partir de l’opposition continuité/discontinuité. L’aire renvoie à la continuité et à la contiguïté : c’est donc un espace de métrique topographique qui associe sans rupture des espaces contigus, soit des lieux, soit d’autres aires. Le réseau, quant à lui, est un espace caractérisé par la discontinuité et la connexité. Il importe de ne pas laisser penser que le lieu, le territoire, le réseau constitueraient de mêmes espèces d’espaces. Si tous ces mots désignent des espaces, il n’en reste pas moins que chacun dénote une espèce spécifique, qui potentialise des spatialités (i.e. des usages humains de la ressource spatiale) spécifiques.
L’aire se signale aussi par l’existence de limites, comme le lieu. L’aire forme un tout limité et cette limitation est constitutive de cet espace, alors que le réseau, quant à lui forme un tout illimité, ce qui s’avère une différence fondamentale. Il existe, bien sûr, différents types de limites : limites fermées, qui définissent un isolat (un rempart, une frontière imperméable, mais aussi aujourd’hui celles, immatérielles, imposées par les systèmes de télésurveillance et de télé sécurité) ; limites ouvertes continues (une frontière dans un espace de liberté de circulation) ; limites ouvertes floues (l’espace de transition, non matérialisé mais souvent intériorisé par les acteurs, qui sépare deux aires, ou, plus généralement, deux entités spatiales différentes). Toute géographie doit s’intéresser aux limites et à leurs franchissements, en tant que celles-là comme ceux-ci sont créateurs de configurations spatiales et de spatialités, qui ne comptent pas peu dans la différentiation des espaces humains. On comprend donc ici que le géographe, soucieux de saisir les aires (et, en particulier les territoires), mais aussi, au demeurant, les lieux, s’attachera à identifier les opérateurs, les opérations et les marqueurs (matériels ou non) des découpages et des limitations, opérations qui induisent toujours des jeux avec la distance. Parmi les opérateurs en question, il y a bien sûr les géographes eux-mêmes.
Le territoire constitue un idéal type de l’aire. Il est un espace structuré par les principes de contiguïté et de continuité. Celles-ci dépendent sans doute moins du seul aspect matériel des espaces — car ne peut-on trouver de la contiguïté et de la continuité partout, même si certaines formes la signifient mieux que d’autres, et que des murs la brisent efficacement — que des systèmes idéels qui encadrent l’espace en question, ainsi que des pratiques afférentes qui s’y déploient. Un territoire s’impose alors comme une aire délimitée affectée d’une idéologie territoriale qui attribue à une portion d’espace un statut de territoire, donc d’étendue continue et scandée par des pôles — et valorisée comme telle —, où chaque individu qui s’y trouve inclus peut éprouver et qualifier la contiguïté, la scansion, la délimitation et la valeur, la congruence de tous les composants dans un même agencement cohérent, doté de sens. Cette idéologie territoriale peut émaner d’une société — locale, nationale, etc — d’un groupe étendu ou restreint, d’un individu isolé, qui ferait d’une aire quelconque son territoire. On atteint cependant, dans ce dernier cas, les limites de la notion, car un territoire, comme un lieu, suppose une socialité active tant dans la définition que dans le partage de la configuration territoriale. Le territoire (que je conçois ici en référence avec la matrice que constitue le territoire politique plus qu’avec celle que peut constituer pour certains auteurs le territoire éthologique) suppose et cette idéologie et les modes d’affirmation de sa légitimité et les instances qui assurent la régulation de ce type d’espace et de son idéologie spatiale. On en trouve le modèle du côté des aires structurées et contrôlées par des instances politiques. Il me semble avéré que les acteurs politiques sont souvent « territoriaux ». Ils recherchent et valorisent la continuité spatiale, que leur territoire de référence soit local, régional, national.
Tous mes travaux m’ont confronté à l’idéologie dominante (au moins au sein de l’univers culturel européen) de l’indispensable continuum du « tissu territorial ». En France, tout particulièrement, elle s’accompagne en général de la métaphore de la nécessaire couture du tissu en question, dont la « déchirure » fait scandale en tant qu’elle manifesterait une « fracture sociale ». Il y a là une puissante représentation territoriale en actes, utilisée sans cesse par les acteurs politiques pour faire « tenir ensemble » les différents composants de leur espace d’action, pour lier solidement entre elles des unités discrètes — des lieux, des aires —, et par ce faire contribuer à produire la continuité nécessaire à l’existence du territoire légitime. Celui-là même de leur intervention et qui fonde la scène politique territoriale où interagissent les différents opérateurs qui revendiquent la capacité à mener des actions sur le territoire-référent. La trame spatiale ainsi mise en cohérence pour devenir véritablement un territoire, doit cependant être ponctuée par des lieux plus « forts » que d’autres, qui cristallisent les valeurs et emblématisent l’ensemble : la surface territoriale telle que construite et promue par le politique — dont elle soutient la légitimité — ne s’avère donc pas isotrope, mais associe sans hiatus des composants aux « valences » inégales.
J’ai pu ainsi constater que la plupart des édiles des villes françaises adhèrent, de façon compulsive à l’occasion, à cette idéologie territoriale — à ce désir de lien spatial irréfragable qui augurerait de la vigueur du lien social, à cette hantise de la déchirure du « tissu urbain », métaphore explicite et répandue à l’envi, et que d’ailleurs la géographie urbaine classique a repris elle aussi. Le tissu, ici tant évocation du textile que du composé physiologique, est ce qui ne doit pas être déchiré. C’est la trame du territoire, sa chair. Et les politiques territoriales, en France, à toute échelle, de l’urbanisme à l’aménagement national, furent et restent marquées par la volonté de « recoudre le tissu », de raccommoder le territoire — cela devint même dans les années 1990 le mot d’ordre des professionnels, lorsque se diffusa l’idée que la fragmentation spatiale et la fragmentation sociale étaient liées. On se mit alors à penser qu’on pouvait traiter de la crise sociale par la couture territoriale, ce dont l’actuelle politique de la ville se fait encore le chantre. On pourrait trouver de nombreux autres champs sociaux (dont celui de la santé), où ce type d’imaginaire territorial est actif.