15 mars 1960, 5 mars 2004, 44 ans se sont écoulés entre la circulaire relative au programme d’organisation et d’équipement des départements en matière de lutte contre les maladies mentales et celle d’aujourd’hui relative à l’élaboration des SROS de troisième génération. Le premier de ces deux textes visait essentiellement à diviser le département en un certain nombre de secteurs géographiques, à l’intérieur de chacun desquels la même équipe médico-sociale devra assurer pour tous les malades, hommes et femmes, la continuité indispensable entre le dépistage, le traitement sans hospitalisation quand il est possible, les soins avec hospitalisation et, enfin, la surveillance de postcure. C’était, à l’aube des années soixante, un texte révolutionnaire habité d’égalité sociale et de santé publique. Le deuxième de ces textes, qui fait suite à l’ordonnance du 4 septembre 2003 portant simplification de la planification sanitaire, affiche comme priorité une plus grande prise en compte de la dimension territoriale pour l’élaboration des SROS de troisième génération.
La première remarque qui s’impose est celle du caractère pionnier de l’organisation des soins psychiatriques. La seconde remarque qui s’impose tout autant est celle de la lenteur avec laquelle le domaine des soins somatiques en est venu à une conception globale des soins, centrée sur les besoins de la population, incluant la prévention, le dépistage, le traitement et la rééducation. En effet, sans négliger les apports remarquables de la Loi de Juillet 1991 instaurant les SROS, ni même ceux de la circulaire de mars 1998 lançant les SROS de deuxième génération, il faut bien convenir que la territorialisation des soins est encore embryonnaire en France. La troisième remarque est celle de la très longue durée d’une telle entreprise à en juger par l’état d’incomplétude de la sectorisation en France et l’insuffisance de l’offre en psychiatrie publique, état et insuffisance qui se passent de qualificatifs1. Ces trois remarques incitent à tirer les leçons de la sectorisation psychiatrique pour la réussite de la territorialisation des soins somatiques et sans doute pour que celle-ci aille plus vite et plus loin que celle-là.
Quel projet politique préside à la territorialisation des soins ?
La sectorisation psychiatrique trouve ses racines sous le Front Populaire et s’invente dans la Résistance à Saint-Alban-sur-Limagnole, en Lozère, au Congrès de Montpellier en 1942, sous la houlette de Paul Balvet, François Tosquelles, Lucien Bonnafé et quelques autres… Jeunes psychiatres qui seront à la Libération l’avant-garde de la révolution psychiatrique. Le terme de secteur lui-même, tel que l’a raconté Bonnafé, naît lors du Congrès de l’Union des Médecins Français, organe issu de la Résistance, à l’hôpital Sainte-Anne le 28 mars 1945, dans une Europe encore en guerre… Et ce n’est pas sans une pointe d’humour que l’on notera que les bases de la politique de secteur furent définies en 1955 au… Congrès de Tours, ce qui n’est pas sans évoquer un autre congrès célèbre tenu dans la même ville !
Quand bien même, il n’est pas douteux que la chlorpromazine* constitua un puissant allié de ces considérations morales et politiques ni même que le décret du 21 mai 1955 par lequel l’Etat s’engagea à financer 80 % des dépenses de santé mentale des Conseils généraux, prépara le terrain, il importe de souligner qu’autant l’Asile que le Secteur, l’un de la Révolution l’autre de la Résistance, sont le résultat de visées politiques à caractère révolutionnaire affiché.
Il est plus difficile de trouver la trace d’une idéologie claire dans la récente circulaire sinon celle de vouloir affirmer une certaine proximité des soins de premier recours (hôpitaux locaux) tout en justifiant la poursuite de la concentration des plateaux techniques par les nécessités de la démographie médicale notamment, nécessités au demeurant créées de toutes pièces par l’administration. On y trouvera cependant l’adhésion aux valeurs de la démocratie participative, du contrat et de la régionalisation, lesquelles ne sont pas à placer au même niveau que les valeurs de la circulaire du 15 mars 1960. Signe des temps ? Mais là n’est peut-être pas l’essentiel tant ces quarante années nous ont appris à nous méfier des mots.
Le manque de données en santé mentale et en soins somatiques
Parce qu’elle place la mesure des besoins de la population à l’origine même de la planification, la territorialisation doit se nourrir d’informations statistiques de qualité, appropriables et partageables dans un processus de diagnostic démocratique. De même que dans le domaine de la santé mentale, les bonnes informations font défaut2 et sont même aujourd’hui moins disponibles qu’hier avec la suppression des rapports annuels de secteur et l’absence persistante de PMSI. […] La première condition de réussite de la territorialisation passe de manière urgente par la mise à disposition de l’ensemble des acteurs de l’information la plus complète… et son analyse.
« Des hommes avant des pierres »
Cette formule de Lucien Bonnafé manifestait en son temps le désarroi de l’un des pères de la sectorisation devant la « grande misère de la psychiatrie française ». Elle demeure vraie en 2004 et constitue incontestablement une situation grave pour l’exercice de la psychiatrie de secteur et la source continue d’une inégalité entre les populations. Elle est même sans doute la source la plus grave de dysfonctionnement du secteur. Elle appelle – mais depuis si longtemps ! – des correctifs ambitieux.
En revanche, on n’a cessé de bâtir, ce que de nombreux psychiatres ont dénoncé comparant ces créations d’hôpitaux (en Corse, en Gironde, dans les Pyrénées Orientales) aux Abattoirs de la Villette (Le Livre Noir de la Santé Mentale en 1974 mais aussi…le CES en 1997). Le Plan Hôpital 2007 a prévu de nombreuses infrastructures ; la question de la démographie médicale et surtout celle de la répartition des médecins ne parvient pas à trouver de solution en l’absence de la remise en cause de la liberté d’installation des professionnels libéraux.
Le risque d’enfermement
La sectorisation psychiatrique s’est installée non pas sur les décombres de l’Asile mais sur la base du tissu d’asiles départementaux crées par la Loi de 1838. Chacun sait que le secteur originel comptait environ 200 000 habitants simplement parce que la norme fixée par l’OMS était de 3 lits pour 1000 habitants et que les hôpitaux psychiatriques avaient une taille moyenne de 600 lits, chaque service, ayant une taille de 200 lits environ se vit placer à la tête d’un sous secteur de 67 000 habitants environ, lequel au fil des ans devint le véritable « secteur » de 70 000 habitants. Par la force des choses, la sectorisation a ainsi conforté la géographie asilaire et maintenu des établissements là où les besoins ne le justifiaient pas. La redistribution spatiale de la population française, particulièrement importante ces quarante dernières années a conduit à la constitution de secteurs en étranges portions de camembert rattachés souvent à de lointains HP. Ceci n’est pas très gênant aujourd’hui que l’hospitalisation est l’exception. Cela l’est plus dans le domaine somatique où l’hospitalisation est fréquente et où, plus encore, l’hospitalisation de très courte durée suppose une proximité satisfaisante. La territorialisation passe nécessairement par la reconnaissance de contours adaptés à la pratique spatiale et aux comportements des usagers. Le risque est grand que les secteurs sanitaires centrés sur les centres hospitaliers et supprimés par l’ordonnance du 4 septembre renaissent sans changement sous le nom de territoires de santé. Ce risque est d’autant plus grand que l’administration reste enfermée dans son cadre départemental. Il conviendrait que les ARH s’affranchissent des limites administratives. La circulaire le recommande justement. Cela suffira t-il ?
Le danger de l’hospitalo-centrisme
Au-delà des mots, les faits sont là, reconnus par l’ensemble des professionnels de la santé mentale : l’offre de soins est « insuffisante et inégalement répartie », la prévention est « balbutiante » quand elle n’est pas « absente », les liens avec le médico-social sont « l’exception » (pour reprendre des qualificatifs employés par le rapport Massé). Plus encore, la politique de secteur, si elle ne doit pas être « détruite » doit être toutefois « profondément modifiée » car elle « n’est plus à la hauteur d’une psychiatrie moderne » selon le jugement de Jean-Philippe Parquet, membre du Haut Comité de la Santé Publique. Pour sa part, le Conseil Economique et Social en 1997 considère qu’il s’agit d’une « évolution encore inachevée », que « la planification n’a pas permis de rompre avec l’hospitalo-centrisme », que les « structures alternatives à l’hospitalisation sont trop peu développées » qu’il existe de « fortes disparités locales et régionales », des « disparités dans l’affectation des moyens qui freinent l’achèvement du processus », de véritables « trous dans la sectorisation ». En soins somatiques, si la circulaire appelle à rechercher l’articulation entre soins de ville et hôpital, on est encore, compte tenu de la répartition des tutelles, loin de pouvoir parvenir à une harmonisation d’ensemble et de fait le pouvoir des ARH ne s’exerce guère que sur l’hôpital. Pour parvenir à cette si nécessaire graduation des soins depuis le niveau de premier recours jusqu’au niveau des soins hospitaliers les plus rares, il importe de dépasser le stade des ARH pour aller rapidement vers les ARS. Sans elles, les projets médicaux de territoires prévus par l’ordonnance de septembre 2003 ont toutes chances de demeurer des projets hospitaliers de territoires alors même que l’hôpital aurait toute vocation à animer l’ensemble du système.
Une circulaire ne fait pas le printemps
Pour finir, on rappellera que si la sectorisation psychiatrique a plus de quarante ans, elle demeure inachevée. Inachevée par manque de moyens et surtout par manque d’hommes. De nombreux textes ont succédé à celui de 1960, la circulaire de 1993 notamment. La circulaire de mars 2004 s’inscrit déjà dans la lignée d’autres textes depuis la Loi de 1978. Elle représente une avancée notable mais ne se suffit pas par elle-même. De même que la psychiatrie n’exige « pas simplement des actes mais du temps » pour reprendre des mots de Gérard Massé, la santé tout entière a besoin d’hommes, d’actes et de temps médical. Mais elle a d’abord besoin de projets partagés, discutés, élaborés démocratiquement, assis sur des valeurs sociales, décidés avec le cœur autant que la raison, et susceptibles d’entraîner l’adhésion et l’action.
Alors, peut être, pourrons-nous voir se réaliser partout et avant quarante ans de plus, le vieux rêve de la sectorisation : un rêve de Fraternité.
Notes de bas de page
1 On renverra pour cela aux cris de Bonnafé, Mignot, Brisset parmi tant d’autres dans les années 60 et 70, et aux rapports du CES en 1997, de la Cour des Comptes en 2000, et évidemment aux Rapports Massé, Parquet, Piel et Roelandt…
2 La prise en charge de la santé mentale par la médecine libérale, généraliste ou spécialiste est mal connue. En effet, les troubles mentaux et du sommeil représentent le troisième motif de consultation en France, tous médecins confondus. Selon » l’Enquête Santé et Protection Sociale » annuelle du CREDES, entre 9 et 10 millions de Français souffriraient d’une maladie ou d’un trouble mental. En regard, la file active annuelle des 825 secteurs psychiatriques ne représente « que » 920 000 patients !
En note :
*chlorpromazine : premier neuroleptique
ARH : Agence Régionale d’Hospitalisation
ARS : Agence Régionale Sanitaire
HP : Hôpital Psychiatriqu
OMS : Organisation Mondiale de la Santé
PMSI : Programme Médicalisé des Systèmes d’Information
SROS : Schéma Régional d’Organisation Sanitaire