Tout ne va pas toujours comme on pourrait le souhaiter, et c’est le cas aujourd’hui pour la pédopsychiatrie dont l’axe psychopathologique se voit attaqué de différentes parts, et avec une insistance répétitive : par l’expertise collective INSERM sur les troubles des conduites bien sûr, mais aussi par le projet de loi sur la prévention de la délinquance, les deux ayant été menés de manière indépendante, mais finissant par s’étayer mutuellement de manière plus que problématique.
Les quatre grands risques de l’expertise collective INSERM sur les troubles des conduites
Les pédopsychiatres soucieux de psychopathologie ne peuvent être que très profondément choqués par cette dernière expertise INSERM, parue en septembre 2005, et qui a soulevé, fort heureusement, un grand nombre de protestations (avec plus de 180.000 signatures de la pétition dite « Pas de 0 de conduite »).
Prétendre qu’il y a un lien linéaire quasi-direct entre les TOP (Troubles Oppositionnels avec Provocation) du jeune enfant et la délinquance à l’adolescence, constitue en effet une malhonnêteté scientifique porteuse, d’au moins quatre risques principaux :
- Un risque de confusion épistémologique, car le concept de TOP ne renvoie qu’à une pure description comportementale de surface rassemblant des enfants en réalité fort différents les uns des autres, alors que le concept de délinquance est un concept extrêmement complexe se situant à l’interface de différents domaines (psychopathologique, sociologique, juridique, culturel, politique …)
- Etablir un lien prédictif direct entre les deux s’avère donc éminemment fallacieux, et fait l’économie de l’évidente influence de l’éducation, de la vie familiale et sociale qui viennent s’interposer entre la petite enfance et l’adolescence, et qui permettent toute une série de remaniements structuraux, de transformations et de recompositions psychiques (car, contrairement à ce que l’on a trop souvent dit, tout ne se joue pas avant trois ans !)
- Ajoutons, en outre, que ce rapport laisse entièrement de côté les jeunes enfants qui n’expriment aucun trouble ni aucune agressivité, du fait d’une armure défensive coûteuse, et qui sont pourtant en grand danger psychopathologique quant à leur avenir en tant qu’adolescents.
- Un risque éthique, car aucun enfant ne peut vivre toute son enfance sous le regard pesant d’un entourage anxieux de le voir devenir délinquant, ceci devrait tomber sous le sens.
- Un risque thérapeutique, car ce rapport ouvre à l’évidence aux laboratoires pharmaceutiques un argument dit scientifique qui va immanquablement leur permettre d’étendre de manière inconsidérée le champ de la prescription des psychotropes en deçà de quatre ans, ce qui s’avère contraire à tout principe élémentaire de précaution.
- Un risque politique enfin, avec la possibilité d’utiliser ce rapport méthodologiquement contestable pour cautionner une politique sécuritaire ou répressive qui n’aurait alors plus rien à voir avec une véritable prévention prévenante, ce à quoi nous assistons désormais avec la présentation du projet de loi sur la prévention de la délinquance, projet initié dès 2003 mais qui trouve, dans cette expertise INSERM, des arguments pseudo-scientifiques semblant venir le crédibiliser dangereusement.
Bien entendu, nous pouvons et nous devons toujours tenter de faire mieux en matière de prévention précoce, mais nous ne pouvons pas nous laisser enfermer dans des modèles qui ne sont pas les nôtres.
La question est de protéger l’enfant d’un certain nombre de souffrances, et non pas de protéger la société des enfants qu’elle a fait naître.
Il y a là un véritable problème socio-culturel et, qu’on le veuille ou non, notre réflexion sur le dépistage précoce de la souffrance psychique des bébés ne saurait en faire entièrement abstraction.
C’est ainsi que lors du prochain congrès mondial de la WAIMH (World Association for Infant Mental Health), un symposium préliminaire sera spécifiquement consacré à cette question de la démarcation difficile entre prévention et prédiction (La Villette, du 8 au 12 juillet 2006).
Mais, au delà de ces critiques, nous nous devons également de faire des propositions
Nous espérons beaucoup que nos discussions en cours avec l’INSERM pourront désormais faire avancer les choses de manière constructive.
- Il nous semble tout d’abord qu’un organisme comme l’INSERM n’est sans doute pas le mieux placé pour effectuer de telles expertises collectives. Son rôle serait plutôt celui d’une assistance technique, en rassemblant par exemple la littérature internationale sur tel ou tel sujet (mais sans confondre littérature internationale et littérature anglo-saxonne, et en laissant toute sa place à la littérature clinique qui ne peut certes pas toujours être quantitative dans notre domaine), et de laisser le travail d’expertise proprement dit aux associations scientifiques représentatives telles que, par exemple, la Société Française de Psychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent (SFPEA) dans le domaine qui nous concerne.
- Il importe également de reconnaître que le modèle pédo-psychiatrique est un modèle qui emprunte à la fois au modèle médical et au modèle des sciences humaines (anthropologie, sociologie, éthologie, linguistique, philosophie, histoire …) et que, de ce fait, ces dernières doivent, d’une manière ou d’une autre, impérativement participer à la réflexion.
- Les experts doivent tous être des personnalités de premier plan et véritablement représentatif, chacun, de leur discipline respective, ceci étant très important car la dimension psychpathologique de la pédopsychiatrie n’est en rien menacée par les cognitivistes ou les neuroscientifiques de haut rang, alors même qu’elle se trouve en permanence attaquée par les biologistes de second niveau, voire plus encore par les psychiatres « biologisants ».
- Enfin, une fois réalisés ce recueil de la littérature internationale et ce premier temps d’expertise, il importe, sur des sujets de société aussi brûlants que celui envisagé par cette expertise INSERM (mais en pédopsychiatrie, il y a de nombreux sujets qui posent de tels problèmes de société ou de santé publique) d’organiser ensuite une conférence véritablement critique, et qui donne la parole aux acteurs de terrains (pédiatres, représentants de diverses structures tels que les PMI, les CMPP, les responsables de secteurs de psychiatrie infanto-juvénile, de secteurs juridiques ou sociaux, les hospitalo-universitaires …) dont beaucoup se sont vus éhonteusement et incompréhensiblement écartés de cette expertise-ci.
Pseudo-science et réductionnisme politique
Il existe depuis longtemps une sorte de consensus tacite entre les medias et le grand public pour toujours évacuer la complexité qui nous confronte immanquablement à la question de la sexualité, de la souffrance psychique et de la mort.
Or, la vie psychique n’est pas simple, et les troubles de la vie psychique non plus.
Vouloir le faire croire est une escroquerie, mais une escroquerie qui se fonde sur ce paradoxe que l’humain s’attaque toujours à ce qu’il a de plus précieux, à savoir sa propre capacité de penser.
Quoi qu’il en soit, on voit bien aujourd’hui la collusion qui menace de s’instaurer entre une vision scientiste et linéaire de la pédopsychiatrie, et la tentation politique de confondre prévention et prédiction.
Repérer les sujets en souffrance et à risque de marginalisation est une chose, enfermer les enfants dans une suspicion prédictive étroite et stigmatisante en est une autre.
Il y a une démagogie évidente à vouloir faire croire à la population qu’on peut pourvoir à sa sécurité par une supposée capacité de prédire, et il y a une erreur scientifique à vouloir rabattre le modèle pédo-psychiatrique sur un modèle biologique ou génétique exclusif.
Si la démagogie politique fait alliance avec l’erreur scientifique, c’est inéluctablement la pédopsychiatrie qui en fera les frais, par l’évacuation pure et simple de la dimension psychopathologique, pourtant seule à même d’ouvrir un espace de liberté dans notre vision du développement de l’individu.
Heureusement, le pire n’est pas toujours sûr, car les faits sont têtus, et les faits cliniques en particulier.
Alors ne faisons pas de prédiction : l’expertise INSERM et le rapport Benisti n’auront pas nécessairement raison des principes qui forment le vif de notre pratique !
Notes de bas de page
1 Pétition dite « Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans » qui a recueilli plus de 180.000 signatures, représentant des milliers de professionnels de la psychologie, de la pédiatrie, de la petite enfance, de la santé, de l’éducation, du secteur social,… mais aussi des milliers de parents, de citoyens de tous milieux et de toutes professions.
Bibliographie
Ehrenberg A., “Malaise dans l’évaluation de la santé mentale”, Revue Esprit, mai 2006.
Collectif (sous la direction de A. Jacquart), Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans !, Ed. Erès, juin 2006.