Comme le roman, le mouvement sanitaire sort de la grande ville du premier XIXè siècle, je veux dire de ce cloaque où croupissent pêle-mêle confondus les déchets des abattoirs, foires à bestiaux, étables et industries toxiques. Rappelons qu’au principe du Public Health Movement britannique, on trouve les abîmes creusés par la première révolution industrielle à Liverpool, par exemple, où la durée de vie moyenne n’excède pas 26 ans, contre 45 ans dans le Surrey campagnard, et où près de la moitié des enfants n’atteignent pas leur sixième anniversaire. Minorer le coût social d’une urbanisation si sauvage qu’elle verrouille l’espérance de vie, si même elle ne la réduit : toute la philosophie du mouvement britannique roule là-dessus ; mais aussi bien celle de son homologue français, les Annales d’hygiène publique, depuis 1829.
A défaut d’égaliser les classes devant la santé, notre chère petite ville peut-elle du moins se flatter d’avoir protégé ses concitoyens contre les expositions répétées aux entéroviroses et, partant, d’avoir pesé en quelque manière sur le déclin de la mortalité sur la période considérée? Le génie terrible des berceaux, la diarrhée verte, enlève pendant les fortes chaleurs de l’été 1911 plus de 46 000 nourrissons ; une anomalie qui n’en est pas une : sur deux nourrissons mis en terre dans la France des années 1920, il en est encore un que la gastro-entérite aura emporté. Longtemps, par le fait, la préoccupation majeure demeurerait celle de la salubrité municipale. L’écrasant tribut payé aux maladies hydriques portait-elle nos édiles à des gestes aussi modestes qu’alimenter leurs administrés en eau potable, évacuer leurs eaux usées ?
La question, ce nous semble, invite à éclairer le paradoxe d’une nation scientifiquement avancée mais souffrant de profondes faiblesses organisationnelles. Comme si la santé publique avait toujours constitué une matière administrative extraordinaire, où l’Etat aurait eu le plus grand mal à assumer ses fonctions régaliennes. Rien ici de complet, d’organisé, de méthodique.
A l’autorité municipale, en effet, la compétence essentielle en matière de salubrité. La santé publique, une affaire locale. Depuis notre charte municipale de 1884, et en vérité depuis la Révolution, cette prérogative forme comme la base de notre organisation sanitaire. Mais l’essentiel pour un maire, c’est de rester maire. Comment contraindre l’électeur à déplacer son fumier, combler une mare croupissante, bref, blesser le droit de propriété (et peut-être même les libertés publiques), il lui faudrait une âme de héros quand l’on apprend, à Bagnères-de-Bigorre, par exemple, que “toute mesure de police émanant de la municipalité au point de vue de la propreté et de l’hygiène des habitations soulèverait des protestations telles qu’il en résulterait la non-réélection de cette municipalité”. Rien d’étrange qu’il s’abstienne, ou bien, affolé, terrifié, se résolve à des mesures absolument excessives.
Mais la loi du 15 février 1902, direz-vous ? Loi mort-née ! Sa pierre angulaire, la création d’une inspection d’hygiène dans chaque département, l’ancêtre de nos DDASS, s’effondre sous les coups de boutoir du Sénat. En chantier depuis 1886, seize ans dans les cartons du parlement, le projet dit Jules Siegfried (maire du Havre) s’autorisait du fait que, sur 36 000 communes, 29 000 n’avaient ni docteur, ni même, comme en Italie, de medico condotto, — pour insinuer que les plus petites localités seraient celles où les lois de la salubrité seraient les plus méconnues. Forte de la création d’une inspection vétérinaire en 1881, la Société de médecine publique demandait que l’on offrît aux hommes ce que l’on accordait aux bêtes. Peine perdue. Le Sénat y mettait son veto, et, sacrant nos maires Grands Hygiénistes de France, confiait les pouvoirs d’exécution à ceux-là mêmes qui ont intérêt à ne pas agir. “Nous avons une loi sanitaire, gémira le Comité consultatif d’hygiène publique, mais personne de compétent pour en assurer l’exécution”.
Longtemps, par le fait, l’Hexagone ne présentera, en fait de couverture sanitaire, qu’un manteau d’Arlequin. Une double centaine d’employés locaux, tous différents par le statut, la formation, ou les émoluments, voilà le personnel en poste au lendemain de la Grande Guerre dans un pays prétendument inondé de fonctionnaires, quand la Grande-Bretagne trente ans plus tôt en comptait huit fois plus environ. Partout le caprice et la diversité, rien en somme qui réponde au péril constant des maladies populaires, lesquelles pour tout adversaire rencontrent sur leur route “un maire qui ne veut pas, un préfet qui n’ose pas, un hygiéniste qui ne peut pas”. Un trait résume ce pénible bilan : ignorée dans nos textes, la maladie qui décimait le plus la nation (la tuberculose, 90 000 victimes annuelles environ), “n’était, pour ainsi dire, pas reconnue légalement”. Maladie-tabou, jusqu’en 1916 (loi sur les dispensaires) et 1919 (sanatoriums).
La Grande Guerre, justement, si l’on veut bien laisser un instant de côté cet holocauste dans l’holocauste que fut la pandémie grippale de 1918-1920, la Grande Guerre ouvrait un “immense épisode de la tuberculose”. Près de 110 000 soldats renvoyés dans leurs foyers, (dont 65 000 dans les quatorze premiers mois du conflit), lesquels, abandonnés à eux-mêmes, rejetés dans un monde que leur présence affolait jusqu’à la panique, s’en allaient semant l’infection dans le pays. Très vite, la question des “blessés de la tuberculose” devint de la sorte “question de salut public”. Tout était à improviser. Méthodes, personnels, laboratoires, statistiques, le conflit trouvait la défense antituberculeuse dans un parfait “état de dénuement”. Au bord du désespoir, le gouvernement donnait son feu vert au concours américain, et se déchargeait au printemps 1916 de la totalité du problème sur une œuvre privée mais officiellement reconnue, le Comité national de défense contre la tuberculose (CNDT).
Misère de l’Etat, solitude de l’expert, tout dans l’Hexagone invite à l’examen de cet objet central : les politiques urbaines. Celles des grandes villes, je pense à Nancy, singulièrement, ‘la capitale de l’hygiène sociale’ en France, celles aussi de la banlieue parisienne, creuset dans l’entre-deux-guerres d’une médecine des populations. C’étaient les deux endroits que l’étranger venait visiter : Nancy pour l’osmose réalisée entre médecine préventive et curative, la ceinture rouge, ou rose, de la banlieue parisienne à raison de son “culte” de l’enfance. Boulogne-Billancourt, Clichy, et encore Vitry-sur-Seine où la lutte contre les lotissements précipite l’instauration d’un plan de ville doublé, pour les familles assistées, d’un plan de vie… il n’est pas une municipalité de banlieue qui ne se présente comme la ‘municipalité des enfants’, autrement dit de la guerre à la guerre. Ouvriérisme et pacifisme le veulent ainsi.
A preuve le socialiste Henri Sellier, futur ministre de la Santé du Front Populaire, conquérant la mairie de Suresnes au lendemain de la Grande Guerre sur ce simple slogan ‘Petit père, pense à ton enfant’, simple, mais calculé pour jouer d’une identité supposée entre famille ouvrière et famille communale. Deux cellules vivantes à protéger, surveiller, assainir. S’agissant de générations entrées “depuis un siècle dans la fournaise de l’industrialisme”, protection s’accorde en effet avec ‘Lebensreform’, révolution dans les coutumes de la famille. Caractéristique des municipalités ouvrières, nous semble-t-il, est cette foi dans les vertus civilisatrices de l’hygiène. Ecole de plein air, logement social, eugénique, orientation professionnelle, la commune à l’estime d’un Sellier constitue “un véritable être vivant, avec ses crises d’anémie ou de croissance” : “Les administrateurs sont ses médecins”.
Difficile toutefois de déceler dans ces lignes de force la moindre spécificité rouge ou rose. Médecin-directeur du bureau d’hygiène de la Vitry-sur-Seine communiste, communisant lui-même, “fellow” de la Rockefeller et secrétaire général-adjoint du Syndicat des médecins-hygiénistes français, R.-H. Hazemann cite d’abondance l’Anti-Dühring d’Engels pour suggérer dans son Service social municipal de 1928 que la production, l’échange et la consommation des “maux” entre habitants d’une même cité sont conditionnés par la manière dont ces mêmes habitants produisent, échangent et consomment. L’hygiène, branche de l’économie politique? Pareille proposition ne saurait choquer Jacques Parisot attelé depuis sa chaire d’hygiène de Nancy à cette grande ‘bonification’ qui, pour détruire les taudis, multiplier les jardins ouvriers, assainir et encore assainir, élèverait sans cesse le potentiel hygiénique de la nation.
Des classes laborieuses, classes dangereuses, l’accent s’est déplacé vers la famille, le micro-environnement domestique prenant en quelque sorte la relève du macro-environnement urbain.
L’essentiel est ailleurs, dans l’identité soudain perçue du mal et de sa propagation avec la chair même du rapport social. Le lien sanitaire déduit du lien social, la contagion interhumaine augure en quelque sorte d’un ‘contrat social médical’ en lequel le socialisme municipaliste puiserait une nouvelle jeunesse. La ville perçue comme une entité unique régie par le concept d’échange, de contact interpersonnel, c’est un fin réseau d’analogies qui se tisse entre médecine publique et économie politique, circulation des biens et transmission des maux. Comptable d’un capital vivant, gestionnaire d’une unité sanitaire, le médecin-sociologue s’applique désormais à exercer une surveillance médicale continue sur le normal aussi bien que sur le pathologique. “Tout ce qui est ici, nous dit-on de la Suresnes socialiste, visible ou invisible, a un plan”.
Ma conclusion tient en un mot. Edgar Faure disait la France un Etat pauvre dans un pays riche. Nous nous demandons dans la même veine si l’Etat n’aurait pas été un épiphénomène. Conseils de salubrité à l’orée du xixè siècle, casiers sanitaires des maisons et bureaux municipaux d’hygiène sur la fin de siècle, dispensaires au début du xxè, chaque fois les vrais acteurs auront été les villes qui toujours eurent “ l’initiative de l’invention ”, et obligèrent à la longue la puissance publique à thésauriser le résultat de leurs efforts. France girondine ? De bas en haut et non de haut en bas, tel nous paraît le sens du mouvement. De même en Angleterre, avec cette différence qu’en France, l’impulsion venue de la périphérie ne s’est pas transmise au centre, ce qui peut-être explique la lenteur de la diffusion des institutions sanitaires au pays de Pasteur.