Nombre de quartiers d’habitat social connaissent actuellement des opérations de renouvellement urbain (ORU) dans toute la France. Nous nous sommes intéressés à la question des ORU dans le cadre d’une recherche action sur les troubles de voisinage dans une ville à la périphérie d’une grande agglomération.
En modifiant l’habitat, l’ORU contribue nécessairement à une désorganisation/réorganisation du voisinage et, ce faisant, est l’occasion d’observer in situ la naissance de troubles du voisinage. Notre hypothèse de départ était que le relogement de population occasionné par l’ORU permettrait de mettre à jour des situations de troubles du voisinage ignorées jusque là par les professionnels de terrain. D’autre part, il nous semblait que l’ORU ferait peut-être émerger des troubles spécifiques. En cela, elles nous permettraient d’assister à la fabrication de troubles tout en nous renseignant sur leur gestion.
L’analyse de la construction des quartiers comme problème social puis comme catégorie d’action publique que propose Tissot (2007) est heuristique au regard de ce que nous avons observé. La focalisation opérée sur l’espace urbain et sa population, principalement « les jeunes des quartiers », a permis l’occultation des conditions socio-économiques dans lesquelles vivent ces personnes. Les causes structurelles et les rapports de classe étant évincés, une analyse en termes d’habitat, d’espace urbain et de « morale » devient possible.
Il est alors politiquement et socialement pertinent de proposer une réorganisation de ces quartiers disqualifiés et un éclatement de la population qui les constitue, dans un objectif de mixité sociale. Présentée comme un outil de cette mixité sociale, la rénovation urbaine va en fait contribuer à une relégation supplémentaire des plus démunis. Face à ce dispositif, habitants et professionnels en charge du relogement se trouvent impuissants à résoudre les situations les plus critiques. L’ORU ajoute un trouble supplémentaire aux difficultés sociales vécues par les habitants en opérant une distinction entre eux par le tri. Aux troubles de territoire viennent donc s’ajouter deux niveaux de trouble : un trouble du collectif concerné par cette ORU (la communauté des habitants) et un trouble des individus fragilisés par cette expérience. C’est cet enchevêtrement qu’il nous est apparu essentiel de restituer.
L’ORU s’étendra dans cette ville d’environ 40 000 habitants sur une dizaine d’années et concernera la plupart des quartiers disqualifiés de la ville. Il s’agit de démolir une partie du parc immobilier social pour reconstruire d’autres logements. Il n’est donc pas question de rénover un habitat dégradé mais de proposer un nouveau projet urbain pour la ville visant à la requalifier. Au moment où nous entrons sur le terrain, la première phase du renouvellement urbain touche à sa fin. La plupart des habitants des bâtiments qui vont être détruits ont déjà été relogés ailleurs. Il ne reste que quelques habitants par immeuble : les situations les plus problématiques, celles qui mettent en échec les professionnels et les habitants, ceux « dont personne ne veut ». La situation sociale des habitants restant à reloger et la difficulté à envisager une résolution future à certaines situations « extrêmes » sont au cœur des préoccupations des professionnels et des habitants concernés. L’ORU est ainsi vécue non comme une opération de renouvellement urbain mais comme un processus de déplacement de population, d’autant plus délicat qu’il concerne des catégories sociales démunies. Car si les institutions ont pensé la question du relogement, elles ont largement ignoré celle du délogement, autre face de ce processus d’ORU, dans laquelle les troubles de voisinage n’ont pas ou plus de place.
Au fur et à mesure de l’avancée sur le terrain, la plupart de nos interlocuteurs nous répondait que, depuis la mise en place de l’ORU, les troubles avaient disparu. Nous avons réalisé que dans cette phase de délogement, les troubles n’existaient plus faute de voisins : pour qu’il y ait trouble de voisinage, il faut des voisins. En revanche, la plainte était omniprésente chez les professionnels et les habitants, symptôme d’un autre trouble.
Ce qui troublait la population comme les professionnels était les conséquences de l’ORU que vivaient les habitants sans en avoir décidé. En effet, la décision de mise en œuvre d’une ORU n’avait pas été prise conjointement avec la population. Surtout, il s’avérait que le résultat de l’ORU ne correspondait pas au projet de départ tel qu’il avait été présenté dans les réunions publiques. Il n’avait pas été suffisamment tenu compte des difficultés majeures que rencontraient certains habitants de ce quartier et leur relogement se révélait plus difficile que prévu. Soit qu’ils étaient en situation d’endettement auprès du bailleur, soit qu’ils ne disposaient pas de revenus suffisants pour accéder aux offres qui leur étaient faites (les logements reconstruits étant plus chers que les logements détruits), soit qu’ils cumulaient les deux difficultés. De plus, la destruction des bâtiments étant prévue avant la construction des nouveaux bâtiments, le parc social de la ville ne suffisait pas au relogement de tous. Ce dispositif mettait à jour les difficultés rencontrées par cette population et celles des professionnels du relogement et des services sociaux à proposer une issue favorable aux habitants. Il révélait aussi le degré d’autonomie et de dépendance de chaque acteur social dans cette configuration.
Ce sont les habitants les moins bien dotés socio-économiquement qui subissent cette ORU comme une expérience supplémentaire de relégation. Tandis que les autres sont en mesure de s’emparer de cette occasion pour changer la course de leur parcours résidentiel et s’inscrire dans une trajectoire « requalifiante ». Le risque est donc que ceux qui en ont les moyens s’emparent de ces restructurations pour obtenir des relogements dans des villes moins stigmatisées, tandis que les plus en difficulté deviendront des itinérants du logement social dans les parcs dégradés, s’avançant davantage dans la précarité. Les habitants ont conscience du destin social qui les attend, comme en témoigne la situation de Mme A., que les professionnels ne parviennent pas à reloger étant donné ses impayés. Elle est régulièrement l’objet de procédures d’expulsion qui ne sont jamais menées à terme car elle parvient ponctuellement à régulariser sa situation. Le seul relogement proposé au moment où nous la rencontrons se trouve dans une autre ZUP1 et elle refuse de s’y rendre. Si elle part de sa ville actuelle, elle souhaite se retrouver dans un environnement différent. Mais une chargée de relogement lui explique qu’elle n’a pas vraiment le choix compte tenu de sa situation. Mme A. entend cet argument mais refuse l’idée de partir dans une autre ville « de banlieue », encore plus excentrée peut-être et dont elle sera délogée dans quelques années par une autre Opération de Renouvellement Urbain. « On met des gens dehors, ils n’ont rien demandé ! Elle s’énerve en disant « On est de la merde et on déplace la merde, c’est tout ! ». Elle promet qu’elle ne se laissera pas déloger facilement, elle envisage de planter une tente en bas de chez elle « sur le parking et de faire comme l’association Don Quichotte ». Mme A. dit qu’elle n’a pas choisi de partir et parle de faire venir la presse.
Cette situation nous montre qu’il y a des troubles dans cette période, contrairement à ce qui nous a été dit. Mais ils sont d’un autre ordre que ceux que nous attendions. Ils sont liés à la déstructuration du voisinage qui résulte du délogement. Il s’agit donc de troubles de dévoisinage qui se caractérisent par la résistance de certains à ce dispositif et à la disqualification dont ils sont l’objet et dont ils ont tout à fait conscience. Le dévoisinage procède de la mise en concurrence des habitants de ce quartier dans le processus de relogement et de la déstructuration des liens qui ne se vit pas sans violence. Il met en exergue l’individualisation de la prise en charge. Le tri qui s’opère qualifie ou disqualifie en « bons » ou « mauvais » voisins les anciens membres de la communauté de voisinage formée sur le quartier. Le trouble se manifeste par la plainte tant au niveau communautaire (la communauté des habitants, du quartier) qu’au niveau individuel.
Dans ce contexte d’atomisation, d’éclatement du voisinage et des solidarités, le voisin revient sous des formes fantomatiques. Les professionnels nous rapportent de nombreuses plaintes des habitants qui, restant seuls dans des immeubles complètement vides, craignent de payer les charges de ceux qui sont partis, pensent que des intrus viennent se réinstaller dans les logements vides… Comme si l’absence du voisin était impensable et devait forcément se payer. La question du voisinage fantôme prend ici tout son sens. Lorsque le voisinage est annihilé, le voisin revient hanter l’immeuble, le quartier.
Beaucoup de jeunes dont les familles ont déjà été relogées sur d’autres communes reviennent régulièrement sur le quartier, ce qui plonge les travailleurs sociaux dans un grand désarroi. Ils réalisent qu’il ne suffit pas que l’on déplace les personnes pour qu’elles disparaissent, qu’elles reviennent réellement ou fantasmatiquement.
Les autres troubles qui nous apparaissent sur le terrain illustrent le ressenti de la population et des professionnels quant à la rénovation urbaine en cours. Tout d’abord, ils ne sont ni situés- géographiquement ou historiquement- ni précis en termes de faits objectifs. Il s’agit de troubles diffus qui, comme tels, se répandent. C’est à dire ne sont plus contenus par une histoire locale et un enchaînement d’évènements dont on peut retracer la généalogie. Ils viennent « contaminer » le territoire, reflétant ainsi les représentations et stigmatisations dont est victime cette catégorie de population. L’ORU nous raconte une problématique de troubles moins locale qu’il n’y paraît. Comme Mme A qui se sent « traitée comme de la merde », plusieurs types de troubles nous sont rapportés qui ont à voir avec la problématique de la souillure ou du meurtre et du déplacement. La question les motifs qui justifient le relogement/délogement nous racontent alors comment celui ci est vécu.
Ainsi, une autre situation fréquemment évoquée est celle d’une jeune femme qui a 6 enfants de pères différents. Son dernier conjoint est incarcéré. Elle est sans travail et sous tutelle. Des signalements ont été effectués concernant les enfants, qui se seraient promenés nus dans les couloirs de l’immeuble (cet élément n’apparaît pas dans certaines versions). Apparemment cette personne a des chiens, et sont évoqués pêle-mêle des problèmes d’alcool, de drogue et de prostitution. Il y avait aussi beaucoup de passage chez elle. Les travailleurs sociaux se sont inquiétés et ont effectué une visite à domicile. Les détritus se trouvaient sur le palier ou bien étaient jetés par les fenêtres. La femme faisait preuve d’agressivité verbale.
Evoquée par un autre professionnel, cette situation devient celle d’une femme qui « vivait de ses charmes ». « Enfin, je vais être cru, elle faisait le tapin. » Elle était au RMI, son mari ne travaillait pas. « Malheureusement tous les moyens sont bons. » Il soupçonne qu’elle se prostituait auprès de certains jeunes, ce qui selon lui provoquait des conflits récurrents : jalousies… et des troubles de voisinage.
La proposition de relogement qui lui a été faite a été refusée par la ville. Ce sont donc les voisins qui ont été relogés en premier.
Une professionnelle se plaint de la manière dont a été traité ce cas, car « il y a perte de l’aspect conflictuel » et elle estime qu’en accélérant le processus de relogement des voisins, le dysfonctionnement et la conflictualité n’ont pas été gérés. « On est dans des stratégies d’évitement, voire d’éviction. Il faut un départ : internement, mutation, expulsion… »
Cette situation nous a semblé significative puisqu’elle nous ramène à la question du relogement. Ce qui semble gêner particulièrement est son activité de prostitution supposée et non ses impayés, son mari en prison ou ses ordures sur le palier. En ce sens, elle devient le symbole de l’amoralité et la souillure : prostitution, mère indigne… Et la solution d’écarter d’elle ses voisins s’impose, comme par peur d’une contamination. Comme si le stigmate allait toucher son environnement. Peu importe les faits objectifs, cette femme nous est apparue, dans cette situation comme le bouc émissaire idéal, qui justifie le relogement des voisins. En ce sens elle est emblématique de tous les motifs avancés pour justifier le relogement et qui ont tous pour point de départ un voisinage intolérable. Et cela, quelle qu’en soit l’échelle : la commune, le quartier, l’immeuble et le palier.
Plusieurs éléments sont à retenir de cette expérience et notamment la manière dont la sphère publique agit sur les individus et les subjectivités. L’ORU dévoile une vision et donc une gestion des habitants comme individus isolés et non comme collectif. La manière dont l’ORU affecte l’écosystème local n’a pas été pensée ni les troubles qu’elle fait émerger à l’échelle de la communauté. Ceci révèle la non prise en compte par la sphère publique des individus pris dans ces dispositifs et qui en subissent les effets. Il y a, avec l’ORU, un éclatement du voisinage, non considéré comme un collectif qui a sa propre économie locale, mais bien comme une somme d’individus désolidarisés les uns des autres. A ce titre, ils peuvent être séparés, voire il est souhaitable qu’ils le soient. C’est ce que nous appelons le dévoisinage, qui s’opère concrètement dans ces opérations de renouvellement urbain. La violence ressentie à l’égard de l’ORU a cela de significatif qu’elle renvoie les gens à leurs difficultés d’alliance et à leurs individualités plutôt qu’à leur appartenance au groupe social. Ce dispositif révèle l’absence d’analyse et de compréhension des relations de voisinage et des liens de solidarité existant dans ces quartiers d’habitat social et mis à mal par cette ORU. Surtout ce dispositif ignore l’attachement des personnes à leur lieu d’habitation et l’investissement affectif et social que cela représente.
De plus, l’ORU met en avant l’absence de place et le caractère indésirable d’une certaine catégorie de la population qui cumule les difficultés et se trouve reléguée dans les espaces disqualifiés. Les représentations et la stigmatisation qui sous-tendent cette relégation ajoutent à la violence des conditions sociales d’existence des habitants démunis et vient les affecter dans leur intimité et leur subjectivité. En rejouant la hiérarchisation socio-spatiale, l’ORU s’invite dans la sphère privée comme facteur de vulnérabilisation supplémentaire.
Notes de bas de page
1 Zone d’urbanisation prioritaire