En Suisse, contrairement à la France, les statistiques selon l’origine sont autorisées. L’histoire distincte de nos deux pays l’explique : par absence de tradition républicaine, la hantise des communautarismes est en Helvétie moins viscérale. Vus de Lausanne ou de Genève, les louables principes républicains, égalité et universalisme en tête, rendent parfois dubitatifs. Du moins certaines conséquences, telle cette censure ou autocensure des chercheurs leur enjoignant d’ignorer toute trace de l’origine des sujets.
Dans mon pays, les données selon l’origine ne sont cependant pas toujours aisées à trouver. Pendant longtemps les statistiques fédérales ne comportaient que six cases où loger sa croix : Suisse, Français, Allemand, Espagnol, Italien, Autre: une classification certes inspirée par la composition démographique des années 60 / 70, mais aussi révélatrice d’un regard figé sur le nombril de l’Europe occidentale. Cet égocentrisme n’empêcha bien sûr pas les dérives ethnicisantes. Ainsi, dans le domaine de la médecine, le curieux diagnostic de syndrome transalpin collé aux Italiens souffrant de douleurs chroniques (pendant du syndrome méditerranéen hexagonal). Un psychiatre s’était ainsi distingué, en 1960, en invoquant « l’existence d’une personnalité prémorbide spécifiquement transalpine » et en proposant, comme mesure préventive, la collaboration de ses confrères à la sélection des immigrés1.
Ce triste exemple illustre le danger que l’option française tente de conjurer, l’utilisation de statistiques pour stigmatiser une population et alimenter les dérives xénophobes. Et de fait, en Suisse, cette menace ne cesse de planer. Lorsque les statistiques carcérales montrent qu’une majorité de détenus est d’origine étrangère, la presse ne tarde pas à en faire écho et les partis les plus à droite de s’en emparer. Lorsque les chiffres signalent que la délinquance juvénile est plus importante parmi les jeunes d’origine balkanique, les hérauts d’un pays purifié de ses étrangers « indésirables » s’en donnent à cœur joie. Lorsque les statistiques scolaires dévoilent une surreprésentation des enfants d’autres origines parmi les élèves en échec scolaire et soulignent de surcroît l’existence dans certains quartiers de classes où les petits autochtones sont minoritaires, des mouvements se constituent pour réclamer la limitation à trois par classe du nombre d’enfants migrants. De telles illustrations sont malheureusement légion. Suffisent-elles pour autant à justifier le bannissement des variables liées à la nationalité et la culture d’origine ?
L’absence de données, d’abord, n’a jamais empêché les langues racistes de se délier : elle tend même à amplifier la rumeur. Alors que les chiffres ont au moins le mérite de pouvoir être contestés, leur interprétation aussi. Ainsi, les statistiques judiciaires, lorsqu’on les décortique, montrent que les étrangers sont souvent condamnés pour des délits que les autochtones ne peuvent commettre, tels travailler en dépit d’une interdiction d’emploi, refuser d’obtempérer à l’ordre de quitter le territoire, vivre en Suisse sans papiers valables. Et une recherche genevoise a montré que si davantage de parents migrants étaient poursuivis pour maltraitance, ils étaient aussi davantage surveillés, engendraient davantage de suspicion parmi les professionnels de l’école, du social et de la santé2.
Les chiffres permettent encore de mieux comprendre certaines problématiques et offrent dès lors la possibilité de réponses appropriées. Ainsi, une recherche récente de Martin Kilias3 a montré que la délinquance des jeunes originaires d’ex-Yougoslavie était près de trois fois plus fréquente en Suisse qu’en Bosnie-Herzégovine. Le problème se situe donc au sein de la société d’accueil et non pas, comme certains partis politiques relayés par les médias tentent de nous le faire croire, relié à de supposés traits culturels, à l’exportation entre autres d’une supposée « violence clanique ». De même, le fait que certaines formes d’addiction sont plus fréquentes chez les jeunes de la seconde et troisième génération nous permet de chercher à comprendre la dynamique du phénomène.
Finalement, les données chiffrées offrent la possibilité à certains acteurs sociaux de lutter contre des formes larvées de discrimination qui sinon passeraient peut-être inaperçues. Ainsi, depuis près de quinze ans, l’ambassade du Portugal en Suisse est très vigilante pour faire périodiquement remarquer aux autorités scolaires le caractère problématique du taux élevé d’échecs scolaires parmi les élèves portugais ; et les professionnels peuvent alors proposer des tentatives de compréhension et de solution, certes, malheureusement, jusqu’à aujourd’hui inefficaces. Mais l’on sait au moins alors qu’il faut remettre l’ouvrage sur le métier.
Taire la maladie ou se cacher les yeux ne contribue jamais à la soigner. Pour trouver la thérapeutique adéquate, la comprendre est indispensable. De même pour le chercheur en sciences sociales : les symptômes doivent être connus pour que les souffrances sociales puissent être reconnues. Pertinence donc des statistiques selon l’origine. Et pour conclure, petite impertinence helvétique, l’espoir qu’en France l’idéal républicain ne se mue en voile couvrant la face des chercheurs, des praticiens et tout bonnement de la réalité.
Notes de bas de page
1 Villa J-L., A propos de quelques problèmes de l’émigration italienne en Suisse, Sozial- und Preventive Medicine, Vol. 5, pp. 298-313, 1960.
2 Schultheis F., Frauenfelder A., Delay C., Maltraitance. Contribution à une sociologie de l’intolérable, L’Harmattan, Paris, 2007.
3 Martin Killias, Almir Maljević, Muhamed Budimlić, Elmedin Muratbegović, Nora Markwalder, Sonia Lucia Esseiva, Importierte Gewaltkultur oder hausgemachte Probleme? Zur Delinquenz Jugendlicher aus Südosteuropa in der Schweiz im Vergleich zur Jugenddelinquenz in Bosnien-Herzegowina, Universités de Zürich, Sarajewo et Lausanne, 2008.