Une approche controversée
Ce n’est pas sans certaines controverses que la victimologie est en passe, si ce n’est déjà fait, de constituer une branche à part entière de la psychologie et de la psychiatrie, tant du point de vue psycho-dynamique que du point de vue des dispositifs d’interventions[1] ; controverses dont on ose espérer qu’elles ne doivent leur intensité qu’à certains malentendus tenant entre autres choses :
- à ses premiers questionnements autour de la « culpabilité versus responsabilité » de la victime et de son rôle dans l’acte accidentel ou infractionnel [2];
- à une méconnaissance des conditions historiques et anthropologiques sur le fond desquelles ce souci pour le fait victimal (la victimité) s’est formé[3],
- à l’usage, insuffisamment explicité, de termes importés du champ du droit à celui de la psychologie, comme celui de précisément de victime[4], pouvant laisser accroire à un manque total de distance critique à l’égard de ce qui ne serait qu’une forme de consumérisme ou d’infantilisme, d’autres diraient de populisme.
Du premier point l’on dira brièvement que la question a valu moins par les réponses qui y ont été apportées que par la différenciation heuristique que son analyse critique et son dépassement ont permis entre mode opératoire et mode de vie, modus operandi et modus vivendi, responsabilité juridique et responsabilité psychique, culpabilité psychologique et culpabilité juridique, ainsi qu’une réflexion renouvelée et refondatrice d’un point de vue clinique sur le « couple pénal ».
Du second l’on dira que la victime est d’abord une construction sociale émergeant au 19ème siècle autour et à partir de l’invention de l’accident comme injustice et non plus comme aléa ainsi que de la notion de risque qui en est le corollaire, justifiant non seulement sa prévention mais surtout sa couverture par la collectivité selon un principe nouveau, la solidarité . Ensuite, et cela à partir des années 1950-60, d’abord très discrètement puis avec l’accélération que l’on connaît aujourd’hui, autour de l’idée générique de souffrance psychique et de ses conséquences à moyen et long terme, en lien avec non seulement l’injustice, mais les inégalités face au droit : droits des femmes, de l’enfant, droits de l’homme justifiant un « devoir d’ingérence » selon un même principe de solidarité étendu à l’humanité, hors toutes frontières et droits locaux…, autant d’enjeux pour des combats politiques contre la violence que constitue dès lors toute inégalité ou déni de droit.
De là une réponse au troisième malentendu en deux points :
- pour l’intervenant psy, cette victimité représente une nouvelle modalité existentielle pour chacun de s’expliquer avec lui-même saisi dans un dommage et dont l’on ne peut en faire fi, sinon dans quelque chose s’apparentant à un déni au profit de l’idéalisation d’un cadre déjà là, déjà construit ; car avec la victimité l’on constate un déplacement considérable des enjeux psychiques qui sont passés d’une problématique de culpabilité autour de questions tenant au désir et à sa légitimité à une problématique de responsabilité autour de questions de dette et de devoir. Ce n’est plus le péché, futil laïque, qui est au cœur de nos préoccupations, mais autrui. En cela, l’on pourrait dire que jusqu’à un certain point la victimité représente l’un des « fondements culturels » de notre personnalité contemporaine.
- cette sensibilité au fait victimal nous a par ailleurs collectivement rendus sensibles, comme nous le soulignions précédemment, aux retombées psychiques et sociales de ces atteintes, sur une ou plusieurs générations, justifiant à chaque fois l’invention de dispositifs spécifiques au plus près des formes de victimisations primaires ou secondaires prises en charge.
Psychotraumatologie ou psychovictimologie ?
Il serait erroné de croire que cette victimologie, à laquelle il a fallu adjoindre le qualificatif de clinique pour bien marquer son champ nouveau de compétences et d’intervention, cela au travers d’une dimension politique dont on ne pouvait abstraire la singularité et la subjectivité, se soit récemment inventée de toutes pièces. Elle s’appuie sur… et s’adosse à … des savoirs et savoir-faire anciens qui, mis dans la perspective nouvelle d’une politique de santé publique, lui donnent sa forme actuelle et ses contenus :
- ses objets : les événements intentionnels ou accidentels et leurs retombées psychiques ; les relations d’emprise…
- sa doctrine : importance de la verbalisation précoce, primat accordé à l’offre d’aide travail sur l’attente d’une éventuelle demande, travail de restauration des enveloppes psychiques plus ou moins déstructurées par l’événement ou la situation de violence…
- ses dispositifs : cellules médicopsychologiques, cellules d’interventions, consultations spécialisées…
- ses méthodes : entretiens centrés sur l’événement et ses retombées immédiates, accompagnement psychologique intégrant dimensions psychologique et juridique, travail de reconstitution de normes différenciatrices, décryptage des modes et processus d’agression et d’emprise…
- ses formations dans un quadruple contexte : médical, psychologique, juridique, de gouvernance. La notion de trauma est héritée de cette histoire. Le problème est qu’elle fait massivement référence à une théorie de l’inconscient et du fait psychique qui ne sont pas à même (puisque ce n’est pas leur objet) de rendre compte de cette dimension d’altérité propre à toute problématique victimale, si l’on entend par celle-ci que ce qui caractérise en premier lieu le victimé est son incapacité plus ou moins totale à différencier de « l’auteur », même hypothétique comme dans le cas d’événements non intentionnels, et de la « victime », en termes de culpabilité et de responsabilité non seulement juridiques mais aussi et surtout psychiques.
D’où l’ambiguïté de la notion contemporaine de psychotraumatologie qui en est dérivée, qui véhicule peu ou prou cette théorie de l’inconscient et tend, de fait, à occulter le versant politique du malaise psychique, du point de vue institutionnel (le traitement ou la prise en charge), clinique (l’aliénation d’une position existentielle) et politique (le rapport du droit et de la sensibilité contemporaine). Peut-être serait-il alors pertinent d’y substituer le terme de « psychovictimolologie » pour signifier que c’est bien d’atteinte psychique dont il est question, tout en prenant en compte le versant politique (ou socio-juridique) de ce malaise.
Une telle psychovictimologie exige en retour une autre problématique psychopathologique, non plus de structure, mais intégrant les conditions de production et de perpétuation des formes de victimisation dont elle a à prendre en charge les retombées : une psychopathologie du lien au travers des processus par lesquels elle se crée et se perpétue. Ce lien est à saisir dans la diversité des relations et des lieux sociaux dans et par lesquels il s’impose et s’éprouve : école, travail, voisinage, couple, famille…, ou encore relation éducative, amoureuse, de travail, de cohabitation… plus ou moins traduit dans les codes pénal, de la famille, civil, administratif…et trop souvent occulté dans une univoque disposition thérapeutique. Et ce sont les ratés de ce lien qui se déclinent en formes cliniques diverses : maltraitance, harcèlement, emprise psychologique, prise d’otage, agressions physiques, sexuelles, escroquerie, atteintes aux biens, aux mœurs, violences conjugales, emprise sectaire…
L’enjeu sous-jacent en est ainsi bien les plus contemporaines de nos insécurités.
Bibliographie
Damiani C., (2005) L’accompagnement des victimes, Rhizome N° 20, p.5.
Villerbu LM. (2005) Le psychologie en Psychiatrie, l’accompagnant de tous les changements, Rhizome N°19, p. 2-3.
Fassin D., Bourdelais P. (dir). (2005). Les constructions de l’intolérable. Etudes d’anthropologie et d’histoire sur les frontières de l’espace moral, Paris, La Découverte.
Fassin D., Rechtman R. (2007). L’empire du traumatisme, Paris, Flammarion.
Cario R., (2001). Victimologie, de l’effraction du lien intersubjectif à la restauration du lien social. Paris, L’Harmattan.
Ewald F. (1986), L’Etat providence, Paris, Grasset.