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Le service public face au service aux publics

Michel CHAUVIERE - Directeur de recherche au CNRS, CERSA, université Paris 2

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°36 – Le Nouveau Management Public est-il néfaste à la santé mentale? (Octobre 2009)

L’affaire se concentre sur la question du service et de sa qualité publique. Derrière l’opposition entre service public et service aux publics se cachent en réalité une dérive et une bascule. Le service public s’inscrit dans la tradition républicaine française et sa mise en œuvre peut être confiée à des services privés mandatés et financés sur fonds publics, notamment via des associations. Aujourd’hui, dans de nombreux domaines, la frontière n’est plus aussi nette avec les services privés lucratifs, parfois des associations mais le plus souvent des entreprises, agissant librement sur les mêmes terrains, exploitant la solvabilité dormante du client et soumis à la concurrence entre opérateurs.

D’autant que les pouvoirs publics eux-mêmes tendent à généraliser le système des marchés publics en lieu et place de la délégation. J’achète une prestation, vous me vendez une prestation, comme s’il s’agissait d’un produit, et nous sommes quittes. Pas de partenariat donc. Cette tension et ces mutations sont lourdes de conséquences pour les praticiens en santé mentale comme dans les champs médico-social ou socio-éducatif, et ce bref article voudrait examiner les éléments en présence.

Pour nous qui sommes pétris de culture républicaine, le service public incarne le service par excellence, c’est la clé de voûte et l’outil central d’un État plutôt interventionniste, spécialement sous la forme de l’État providence. Tout un ensemble d’institutions sont presque naturellement publiques : des administrations et services publics jusqu’à certaines entreprises de production ou de service, de la police à la justice et à l’armée, de l’école à l’hôpital et aux secteurs psychiatriques, de la PMI à l’aide sociale à l’enfance, de la Sécurité sociale à l’ANPE, etc. Nous y sommes attachés, mais le service public n’est pas toujours à la hauteur de nos convictions et de nos attentes.

Les fondements juridiques sont précis. Au début du XXe siècle, la doctrine a d’abord fixé certains principes spécifiques, notamment la continuité, l’égalité et la mutabilité (ou adaptabilité), auxquels d’aucuns ont ajouté la neutralité, parfois la gratuité ou la quasi-gratuité, ainsi que la solidarité, les droits des usagers, etc. Le service public est un facteur essentiel d’intégration et de cohésion sociales, garantissant notamment, par sa seule existence et son activité, que « des groupes socialement ou géographiquement défavorisés ne se voient pas interdire l’accès à des biens jugés essentiels ». Cela vaut pour tout service public, spécialement ceux en réseaux (électricité, eau, etc.), mais aussi pour les services plus redistributifs que prestataires (Sécurité sociale, par exemple). Cependant la conception procédurale de l’égalité (« égalité des droits ») perd du terrain devant une conception plus souple, plus utilitariste et plus anglo-saxonne aussi, en termes d’« équité », visant davantage « l’égalité des chances », au besoin par des mesures de « discrimination positive ».

Pierre Sembat (1990) rappelle que « l’expansion du service public entretient un lien étroit avec le projet politique émancipateur qui s’identifie à la République». Il précise notamment que « l’ambivalence de la notion de service public assure l’identification entre l’intérêt général de la collectivité et les besoins de la population. Celle-ci peut se reconnaître dans le projet collectif porté par le service public dans la mesure où, accessible à tous, il comporte une visée émancipatrice ». Il y a de ce fait quelques liens indissociables entre État et intérêt général, d’une part, et entre puissance publique et service public, d’autre part. Autrement dit, l’État est garant de l’intérêt général (ce qui diffère du compromis entre des intérêts particuliers) et la puissance publique est mise au service des intérêts majeurs de la collectivité, au travers des services publics.

D’où la distinction entre service public et services aux publics. Dans la première formule, le service public participe à ce qui nous fait corps, communauté, République (définition organique). Dans la seconde, qui ne s’oppose pas à la première, il est réduit aux utilités qu’il produit pour répondre aux besoins exprimés par des publics, rebaptisés usagers (définition clientéliste) ; ce qui nous met aux limites du marchand et en concurrence avec lui quand on l’a laissé venir sur les mêmes terrains. C’est donc aussi un choix politique (par exemple, l’école de la République face à l’entreprise Acadomia).

Un certain type de professionnalité accompagne le service public. Le fonctionnaire bénéficie de certains avantages en contrepartie de sujétions, telles que l’encadrement des salaires. Dans le secteur associatif délégataire, les salariés bénéficient de diplômes d’État et de conventions collectives tripartites (employeurs, salariés, financeurs), en contrepartie de contrôles et d’évaluations renforcées. Avec les services publics, enfin, les bénéficiaires disposent d’un droit d’exiger, dans certaines limites. Il n’est pas question de mettre en concurrence quand il y a monopole, ni de faire baisser les prix quand il y a des coûts mais pas de prix. L’action collective doit donc emprunter d’autres chemins.

Depuis peu, le service public et ses avatars sont en voie de modernisation. Un mauvais usage du principe d’égalité et de libre choix conduit notamment à une offre de plus en plus standardisée, avec « bonnes pratiques » à la clé. En outre, pour se plier à l’idéologie dominante de l’individualisation, l’aspect collectif du service public est refoulé, favorisant la consommation de services. Toutes sortes de régulations financières sont inventées visant les gains de productivité ou d’efficience, ce qui n’a guère de sens dans de nombreux cas. Enfin, de façon volontariste, des formes de privatisation, à tout le moins de marchandisation partielle et de conversion à la culture d’entreprise ou « chalandisation », ont été conduites dans certains domaines ou sont en voie de l’être. Ce qui met en berne l’idéologie classique du service public et son projet émancipateur. C’est d’autant plus insidieux que la justification ultime est la satisfaction des usagers, alors même qu’ils ne sont guère organisés, ni pour peser au plan politique ni pour se comporter comme des groupements de consommateurs dans les nouveaux services publics ou assimilés, conçus comme des entreprises. Si, par exception, les malades organisés participent désormais à la gestion de l’hôpital public depuis la loi de mars 2002, dans la loi jumelle de janvier 2002, dite de rénovation de l’action sociale et médico sociale, il n’en est rien ; le texte ne fait aucune place aux droits collectifs des usagers du social.

En réalité, sur ce terrain, se développe plutôt une démocratie molle, consultative, voire participative. Elle a certainement des vertus de socialisation à la citoyenneté et de résistance, mais n’est pas à la hauteur de la pleine citoyenneté politique, vu le moment que nous traversons. C’est particulièrement vrai de la participation des malades mentaux et des organisations qui les représentent (UNAFAM, Advocacy, FNAPSY…) à l’hôpital et aux débats publics. Mais comment être sûrs que ces nouveaux forums publics ne sont pas des leurres, participant de la dégradation de la conception organique de la société, du principe d’égalité et des services publics pour y répondre ?

Il faut également compter avec la construction européenne. Depuis la directive « Services », ex-Bolkestein, il ne doit plus y avoir qu’un seul statut pour les services, quels que soient l’objet et la manière : le statut d’activité économique, avec régulation par la concurrence, s’agissant, dans tous les cas, d’offrir des biens et des prestations sur un marché donné, même si le bénéficiaire ne connaît ni ne paye directement le prix et même s’il s’agit d’un opérateur associatif, non lucratif. Voilà qui est clair. Ce principe général souffre certes d’exceptions pour les missions régaliennes, les services de soins, les services à l’enfance, à la famille ou aux personnes démunies ou encore le logement social. Ce qui montre incidemment un fort déclassement du social, au sens large. De constitutionnel en France, le voilà exception en Europe ! Et le statut d’exception ne protège pas beaucoup. Pendant que tous les autres domaines sont désormais soumis à la directive et au principe de libre concurrence : personnes âgées, handicapées, petite enfance, formation…, c’est-à-dire partout là où l’usager/client est potentiellement solvable.

D’où des questions : Quel type de société voulons-nous ? Quelle place pour l’État dans la consolidation de l’intérêt général ? Comment les services publics à la française, en gestion directe ou déléguée, doivent-ils agir et évoluer ?

Faut-il chercher à arracher cas par cas des dérogations à la règle générale, au risque d’être dénoncé par le juge européen ? Faut-il s’adapter à la nouvelle norme et négocier un statut spécifique global ? Faut-il exiger que tous les services sociaux, au sens le plus large, publics et associatifs, soient une fois pour toute considérés non comme des services d’intérêt économique général (SIEG), mais comme des services non économiques d’intérêt général (SNEIG), pour reprendre les catégories absconses de l’Europe ? La première position est celle proposée par Bruxelles ; la seconde est celle d’un collectif d’opérateurs associatifs nationaux (Collectif SSIG) ; la dernière, celle d’un groupement de professionnels du champ social (MP4)1.

Enfin, si nous allons dans le sens du développement local et des réseaux d’acteurs, afin d’améliorer la prise en charge et le suivi de nos concitoyens les plus en difficulté, les plus dépendants et les plus incapables de s’intégrer et de s’autonomiser seuls, qu’il s’agisse de travail social, psychiatrique, sanitaire ou éducatif, quel sens et quelle force ont ces nouvelles formes d’organisation pratique de l’intervention ? Consolident-elles le service public à la française ou, au contraire, contribuent-elles à le dissoudre et à accélérer la bascule ? Sous cet angle, n’oublions pas que la référence européenne à l’intérêt général (SIEG, SSIG, etc.) est beaucoup plus minimaliste que le même syntagme dans la culture républicaine française.

Notes de bas de page

1 Site : www.mp4-champsocial.org

Bibliographie

Chahambat P., 1990, « Service public et néolibéralisme », Annales ESC, A. Colin, n°3, mai-juin.
Chauvière M., 2007, Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation, Paris, La Découverte.
Chevallier J., 2003, Le service public, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 2359.

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