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Souffrance psychique et mélancolisation

Jean-Pierre MARTIN - Psychiatre, Hôpital Esquirol, Saint Maurice.

Année de publication : 2009

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, SCIENCES MEDICALES, PUBLIC PRECAIRE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°35 – La clinique change-t-elle? (Juillet 2009)

Dans l’approche quotidienne des sans-abri à la rue de façon durable, l’altération des corps est saisissante, en particulier quand l’incurie est au premier plan. Si la honte est l’expression fréquente de la souffrance psychique des intervenants, honte de ne pas apporter l’aide qui permet à l’exclu de sortir de cette dégradation, malaise des résonnances avec nos propres craintes d’abandon, elle reste une capacité de réaction humaine encore disponible. Or le plus souvent, l’intervenant social ou soignant est pris dans cette réalité nue, capté par ce vide. Nous sommes nous-mêmes à nu, en perte de repères symboliques.

Comment construire un espace symbolique possible ? Cette question est celle de notre évolution actuelle de l’approche clinique dont nous allons tenter de rendre compte.

Un homme d’une cinquantaine d’année quitte brusquement son appartement à la suite de la mort de sa femme dans des conditions dramatiques, n’emmenant rien. Un refuge avec d’autres dans un couloir d’immeuble, l’alcool marquent l’enfoncement dans une culpabilité qui envahit tout son univers psychique.

Dans le bois de Vincennes, un autre homme du même âge, d’origine maghrébine, a installé par couches successives un campement fait d’objets apparemment hétéroclites. Le délire de persécution est dominant avec des éléments d’agressions récentes et plus loin d’un séjour en Algérie traversé par la guerre civile. Il souffre dans son corps, accepte l’écoute et que l’on prenne soin de lui, mais récuse toute aide.

Deux figures qui renvoient à la mélancolie, mais dont le statut est différent : l’un est dans la perte, l’autre est dans le refuge ultime à la frontière de la société. Le premier est dans la culpabilité, le deuxième dans la honte, le délire de filiation. Ces deux figures ont donné lieu à un travail de la même équipe soignante mais avec des pratiques cliniques très différentes.

Dans la première situation, plus classique dans la clinique de la mélancolie, les soignants se mobilisent pour la mise à l’abri dans un hébergement social médicalisé. Leur place soignante est d’emblée reconnue et prise dans le clivage mélancolique « vous ne pouvez rien pour moi », donc comme une parole subjective possible qui permet de déplacer le clivage mélancolique. Ils sont au centre, le pivot du réseau de partenaires qui sont mobilisés par cette situation.

La deuxième est celle de la mise en échec de cette possibilité par le déni du besoin de l’intervention soignante. L’approche soignante va se construire par le partage des passages avec les autres partenaires, chacun dans ses spécificités et ses compétences dans un tissage de mots et de paroles travaillés en commun et restitués au fil des passages au sujet. Le temps à prendre dans la constitution de cet entre-deux est essentiel pour faire apparaître une amorce de reconnaissance d’une altérité possible. C’est un temps où le prendre soin est partagé, en particulier au niveau des besoins corporels. Cette clinique de l’entre-deux amène les intervenants et les soignants à s’engager à une écoute qui laisse de côté le discours plaqué, pour laisser place à une intersubjectivité possible. Les passages réguliers des uns et des autres sont annoncés au sujet, le prendre soin est un acte d’ouverture par un réseau qui fait structure vers l’avenir et non un simple geste caritatif. Chaque petite avancée est mise en mots et restituée au sujet en souffrance. Elle a pour effet de sortir les partenaires non soignants de la souffrance psychique dont nous faisons l’hypothèse qu’elle est une forme de mélancolisation du lien de l’intervenant dans son échec à constituer une parole humaine réciproque.

Nous rejoignons ici Olivier Douville qui propose l’hypothèse de mélancolisation du lien social pour rendre compte de la dégradation progressive des rapports du sujet à l’espace, au corps et au langage. Dans l’exclusion, les sujets en danger psychique sont des sujets ayant perdu le sens de leur corps, de l’intégrité de leur corps, de la cohésion de leur corps. Une petite parcelle d’objet ou de vêtement constitue pour ces sujets leur ultime refuge, leur ultime « je »… marque, stigmate mettant frein au sentiment d’exclusion… par lequel on reste vu.

En reprenant cette hypothèse, nous accédons à la réelle souffrance psychique des intervenants et pas uniquement à leur échec institutionnel. A l’opposé, c’est le travail d’aide et d’appui-soutien à ces intervenants qui leur permet de tenir une place d’échappement à la mélancolisation, à leur propre mélancolisation, et d’accéder à l’institution d’une parole structurante sur le plan symbolique. Quand un tel travail aboutit, ce réseau entre partenaires sert de support à l’accès aux soins car il dépasse potentiellement le clivage mélancolique et rend la position soignante possible.

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