Lorsqu’un jeune sujet dit à un autre qu’il est « complètement parano », tout le monde comprend qu’il s’agit d’une méfiance excessive qui peut rester une simple tendance ou aller jusqu’au drame. C’est dans ce sens que je parle de « paranoïa sociale » : une méfiance à tendance généralisée, l’un des signes les plus sérieux de la précarité qui fait perdre aux membres d’un groupe la confiance mutuelle nécessaire pour vivre en société.
Il n’est pas question dans ce texte de chercher à psychiatriser la société : la paranoïa est d’emblée sociale puisqu’elle implique un ou plusieurs persécuteurs, proches ou lointains, réels et/ou imaginaires, et on a pu montrer qu’elle pouvait nuire gravement à la santé comme… la cigarette1. Je postule pourtant l’existence d’un mouvement projectif ordinaire à toute société, traditionnelle ou moderne, caractérisé par le fait que le mal vient toujours du dehors, avec la certitude suffisante et nécessaire qu’un projet inclut une démarcation nette entre amis et ennemis de ce projet ; c’est ce qui définit le politique, pour un certain nombre de penseurs2. L’inimitié, dans l’Histoire, peut aller jusqu’à la guerre, ou se transformer en solutions politiques plus pacifiques.
En régime de modernité, cette tendance paranoïaque native est tenue dans des limites socialisantes par l’importance du juridique.
Nous observons que cet indice de paranoïa devient exacerbé en période précaire, la confiance se transformant en méfiance. On le voit devant les définitions de plus en plus précises des ennemis, réglées par des lois, et pas seulement en France, concernant l’étranger, le marginal, le malade mental (« le schizophrène assassin »), les jeunes, et maintenant les banquiers et les traders. Bien sûr, tout n’est pas équivalent, et on comprend qu’il est nécessaire d’avoir un jugement qui parte de la complexité du réel et qui permette de différentier le persécuteur réel du persécuteur imaginaire. La définition d’un ennemi bien focalisé tend à baigner de plus en plus dans un climat paranoïde, c’est-à-dire très peu focalisé, où l’ennemi devient diffus, omniprésent, avec une dénonciation incessante sans information ni réflexion. Un signe clinique paranoïde évident, pour n’en citer qu’un, est celui-ci : ce qui est dit dans les interstices d’une institution se diffuse au dehors d’une manière persécutoire, qu’il s’agisse d’un service de médecine, d’un hôpital ou d’une équipe nationale de foot…
Pour développer davantage les effets psychosociaux de la précarité (à différencier de ceux de la pauvreté), j’ajouterai ceci : en amont de la paranoïa, on observe l’hédonisme de désenchantement, qui consiste à profiter de la vie au maximum puisque les valeurs ne constituent plus un horizon temporel porteur de projet individuel ou collectif : il s’agit en fait de profiter du monde pour qu’il ne profite pas de vous. En aval de la paranoïa, on aboutit à la mélancolisation du lien social3, avec une atomisation de l’individu qui utilise la dernière liberté qui lui reste pour se retirer du monde et de lui-même, c’est l’auto-exclusion4.
La paranoïa sociale est donc située dans l’entre-deux de l’hédonisme désenchanté et de la mélancolisation du lien social. Cet entre-deux est porteur de dangereux cygnes noirs5, annonciateurs de destructivité, mais aussi d’une forte énergie de mobilisation créatrice de possibilités nouvelles si un refus collectif de ce qui persécute aboutit à de nouveaux projets.
L’histoire nous enseigne que ce que l’on appelle aujourd’hui « les politiques de la peur », l’autre nom de la paranoïa sociale, n’est pas spécifique de notre époque. Ainsi, lors des grandes épidémies de peste du Moyen-âge, qui tuaient entre 40 et 70 % d’une population, les causes du mal restaient ignorées et donc imaginées : corruption de l’air, colère de Dieu, transmission du mal par les hommes. Des rituels collectifs tendaient à agir sur ces trois causes, et surtout sur les coupables potentiels qui étaient, sans surprise : les étrangers, les vagabonds, les juifs, les lépreux. Il s’agissait d’identifier les coupables, de les chasser ou de les tuer. Dans ce contexte, la méfiance vis-à-vis d’autrui était parfois telle que les parents et les enfants ne s’entraidaient plus, que les voisins, voire les passants s’entretuaient à titre préventif, que les médecins ne s’occupaient plus des malades et que les religieux ne donnaient plus les derniers sacrements aux mourants, tandis que les chefs désertaient les villes. Cette objectivation fallacieuse des coupables avaient cependant pour effet d’éviter une culpabilité immobilisante : on observait en effet que la perte des rituels de maîtrise sur les causes imaginées entraînait une prostration et l’attente passive et fataliste de la mort, bref une mélancolie collective6.
A notre époque, ce qui est remarquable, c’est que ce ne sont pas 40 à 70 % de la population qui sont exterminés par la pandémie, mais le même pourcentage qui a peur de devenir SDF7. La peste contemporaine, c’est la précarité sociale, l’insécurité sociale, avec son cortège de perte de confiance en soi-même, en autrui et en l’avenir, c’est-à-dire une méfiance généralisée. Précisons le climat paranoïde actuel : aux rumeurs, aux dénonciations, au harcèlement, s’ajoutent la démission morale des cadres découragés, les départs à la retraite dès que possible, ce qui fait parler de « la souffrance au travail », avec l’impression térébrante d’usure , d’inutilité et de perte des compétences, du côté, donc, de la mélancolie sociale.
Que faire dans un tel climat ? Et que faire particulièrement pour ceux qui sont engagés dans le vaste champ de la santé mentale ? Il s’agit d’atténuer la paranoïa, sans vouloir l’éradiquer, puisqu’elle est constitutive. Deux principes nous semblent utiles à rappeler.
Le premier principe est de ne pas en rajouter à la paranoïa, et c’est d’ailleurs l’un des soucis de ce texte, surtout si l’on est peu ou prou engagé dans le système hiérarchique : il est préférable de calmer les esprits, d’accepter l’incertitude et la controverse, mais aussi de nommer correctement les difficultés, d’authentifier les conflits réels, dans un monde où plusieurs modèles s’affrontent pour de vrai ; notamment celui des Droits de l’Homme (et d’une écologie du lien humain) confronté, sans tiers, aux flux concurrentiels et anonymes de l’argent, des biens, et des individus. On comprend que la distinction entre ennemis réels et imaginaires soit cruciale, car le refus et les stratégies les plus pertinentes sont nécessaires en cas de persécutions dûment authentifiées.
Voici un second principe, qui a un aspect opératif pour les cliniciens psys comme pour les praticiens de la clinique psychosociale. Rappelons d’abords l’idée générale, qui est de favoriser l’étayage social des personnes par des dispositifs appropriés : en société libérale, lorsque lâche « la main invisible du marché », de multiples mains aidantes et bien visibles se manifestent, constituant autant de pratiques de santé mentale. Mais, pour ce faire, il est parfois nécessaire de ne pas se dérober, dans la relation thérapeutique ou dans la relation aidante, devant des processus d’allure paranoïaque qui peuvent, littéralement, amorcer la relation. En voici deux exemples.
Premier cas : cette femme avait eu un accident grave suivi d’un long coma. Une fois sortie du coma, elle était dans l’auto-exclusion, c’est-à-dire qu’entre autre elle ne sentait plus son corps, une anesthésie totale. Un jour, elle raconte cette chose incroyable : un infirmier lui enlève un sparadrap sur le visage, et la douleur infligée dans cet acte soignant fait revenir d’un coup toute la sensibilité de cette femme ; elle est sortie du syndrome d’auto-exclusion par l’expérience d’une douleur dans un soin qui venait de l’autre. Il ne s’agissait ni d’hystérie ni de neurologie. On sait que le fait d’être « gentil » n’aide pas toujours les sujets auto-exclus à revenir parmi nous ; alors que le fait de soutenir quelque chose de persécutoire avait levé l’anesthésie corporelle grâce à cette douleur infligée, il est vrai, dans la bienveillance, et ce point est évidement à souligner.
Second cas : un SDF dans une grande ville de France ; il devait être absolument soigné en psychiatrie pour des symptômes dont il souffrait énormément, et il ne le voulait pas ; il n’y avait pas de troubles de l’ordre public, pas d’hospitalisation sous contrainte. Un jour, il va voir le directeur du foyer où il habitait et il lui parle d’une manière projective, à ce moment là complètement persécuté par ce directeur, Celui-ci, un grand clinicien tout en étant un travailleur social, comprend qu’il se profilait une relation nouvelle grâce à cette paranoïa relationnelle, et il lui dit : « montez dans ma voiture, je vous amène à l’hôpital psychiatrique ». L’homme s’est assis dans sa voiture en répondant : « il n’en est pas question », et il a fermé la porte. Il a pu être soigné parce que le rapport à la persécution avait été reçu dans son ouverture relationnelle : tant que l’autre me veut du mal, il y a de l’Autre, au-delà, c’est la mélancolie.
Je plaide, dans le climat qui est le nôtre, pour qu’on ne soit pas trop vite dans le rappel des règles de bonne conduite, et que l’on accepte d’abord le climat comme il est. Il m’arrive de travailler en psychothérapie avec des gens qui expriment des idées racistes, extrémistes, qui me disent des choses que je n’accepterais pas dans un café du commerce, et que j’écoute avec empathie dans la relation soignante, du moins tant qu’il n’y a pas de danger sur le corps, pourquoi ? Parce que, dans une société où prédominent le facteur mélancolique et paranoïaque, si on refuse l’un et l’autre, c’est comme si on refusait la manière dont les gens sont. La civilité vient après. Je ne dis pas qu’il convient de ne jamais rappeler à l’ordre ceux qui oublient les règles de bonne conduite et la pénibilité des insultes reçues ; d’ailleurs, dans nombre de cas, ça marche. Je dis simplement que, dans certaines situations, il ne faut pas avoir un tic normatif à ce sujet : un « recadrage » automatique est souvent reçu comme une violence froide et ne fait qu’en rajouter à la paranoïa.
Notes de bas de page
1 Le pourcentage des personnes qui se trouvent d’accord avec l’affirmation: “Most people would try to take advantage of you if they got the chance” [« la plupart de gens essaieraient de profiter de vous s’ils le pouvaient »] (Lochner K., Kawachi I. et Kennedy B. (1999). Social capital: A guide to its measurement. Health & Place, 5, 259-270), était fortement corrélée…avec le taux de mortalité, ajusté selon l’âge et le revenu. Vivre en permanence en vigilance défensive, favorise un stress qui n’est bon ni à la santé individuelle ni aux liens sociaux.
2 In Myriam Revault d’Allonnes, (2006), Le pouvoir des commencements : Essai sur l’autorité, Le Seuil.
3 Olivier Douville, « A propos des adolescents en errance: la mélancolisation d’exclusion ou d’une souffrance psychique dans l’actuel », in Rhizome n°6 oct.2001.
4 Jean-Furtos, (2008), Les cliniques de la précarité, Masson et De La précarité à l’auto-exclusion, ULM (2009).
5 Cf article de Dominique Deprins dans ce numéro, page ….
6 Jean Delumeau, (1978), La peur en occident, XIVè-XVIIIè siècles, Fayard, p 98-142.
7 Cf le sondage Association Emmaüs/BVA nov 2007 (http://www.lavie.fr/archives/2007/11/22/sdf-galere-sans-fin,9023603.php)