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Moi, Mourad Benaïad devenu éducateur

Christian LAVAL
Adrien PICHON

Année de publication : 2010

Type de ressources : Rhizome - Thématique : TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°40 – Incontournables savoirs profanes dans l’évaluation des métiers de l’aide et du soin (Novembre 2010)

Je suis né en France en 1959, mes parents sont rentrés en Algérie en 1964/65. J’ai été cadre dans une entreprise commerciale entre 1982 et 2000, puis je suis revenu en France pour ne plus repartir en Algérie. J’ai cherché du travail par les petites annonces. Je n’avais pas de papiers ; donc, aucun droit. Puis je suis arrivé à P. à l’accueil de jour avec six francs en poche. Des fois je ne payais pas, je me faisais arrêter. A la fin de la saison, le patron m’a payé par chèque, donc je suis venu à P. pour ouvrir un compte. Mais c’était très difficile, sans papiers je n’avais pas la possibilité d’en ouvrir un. Et puis ça a marché. Entre-temps, j’ai fait des démarches pour des papiers. J’ai passé neuf mois à l’accueil de nuit. Puis il y a eu les Plans Locaux pour l’Insertion et l’Emploi (PLIE). Je suis allé voir une assistante sociale, je savais que c’était possible, j’avais un acte de naissance comme quoi j’étais né en France. Je me suis inscrit à l’ANPE : on m’a autorisé à travailler dans des boîtes d’insertion, d’intérim… J’ai commencé à travailler tout en étant à l’accueil.

Pourquoi aujourd’hui je suis dans le social? J’y suis arrivé par accident Je voulais faire autre chose, je me suis présenté à l’AFPA1, on m’a proposé de faire plombier. Plombier, soudeur, ce sont des métiers pour moi qui sont difficiles mais avec les études que j’ai faites je pensais pouvoir faire mieux. J’ai fait un CAP de tourneur ; j’étais marié, j’avais une fille en Algérie.

C’est à cette période, au centre, que j’ai commencé à aider les gens pour ne pas dire accompagner. A l’époque, c’était un peu du charitable. J’aidais les gens parce que je suis gentil. Entre-temps, plein de choses ce sont passées au centre. Une personne qui touche le RMI et qui ne connaissait pas mon nom m’appelle, me donne 200 francs et me dit: « tu me les rendras quant tu auras de l’argent ! ». Et puis il y a eu le recrutement d’un travailleur social qui est devenu un bon chef de service et ça ne pouvait pas coller car je marchais sur ses plates-bandes. Je faisais un peu n’importe quoi, j’étais usager. Il y a eu des clashs avec lui. Il me parlait de choses que je ne comprenais pas.

Pour moi, ce n’était pas n’importe quoi, accompagner des personnes à la Sécurité Sociale pour remplir des formulaires (CMU), à l’hôpital aussi celles qui n’étaient pas prêtes pour une démarche de soins, avec des problèmes d’alcool, alors que le travailleur social avait parlé avec la personne et avait un projet avec cette personne. Le travailleur social voyait très bien que la personne n’était pas encore prête. On ne discutait pas entre nous, aujourd’hui on discute. Il y avait beaucoup d’affect, parce que c’était mes potes. Une personne faisait un sevrage sauvage, il fallait que je la vois une fois par jour, je la surveillais ; la personne est restée 2 à 3 ans sans boire mais a rechuté. Je la forçais presque, elle le faisait pour moi et non pour elle. Je parle beaucoup des problématiques d’alcool car moi-même étant ancien alcoolique, j’ai failli perdre beaucoup de choses.

Je ne suis pas resté usager/bénévole trop longtemps : 5 mois. Puis j’ai été recruté en tant qu’animateur. En fait, c’était gardien de nuit, on appelait ça animateur Pourquoi moi ? Parce que je ne posais pas de problème. Les usagers qu’il y avait à ce moment-là étaient tous dans une problématique d’alcool. J’avais peut-être une compétence de relationnel. Le travailleur social n’a pas arrêté de me dire : « il faut faire ta formation d’éducateur ». Il m’a incité à la faire pour me professionnaliser. J’ai laissé traîner. Un an après, j’avais ramené ma femme et ma fille ; j’ai choisi « l’accueil ». J’ai alors bénéficié d’une formation en alternance qui m’a donné accès au concours d’éducateur. Pendant deux ans, j’ai travaillé, j’allais le jour en formation, j’ai été admis (j’avais fait ça en secret). Je suis éducateur depuis cinq ans.

Ce n’est pas une rupture, mais je vois l’aide d’une façon différente. L’une des premières questions que j’ai posée lors de ma formation, c’est, « est-il pareil d’aider une personne malvoyante à traverser quand on le veut bien ou de le faire quand on est payé ? » Ce n’est pas la même chose ; ce n’est pas plus pur. Aujourd’hui, je me dis que le fait d’être professionnel, ce n’est pas pur mais je le fais, c’est compliqué à expliquer. La crainte de devenir professionnel, la perte de bonne conscience. Plus ça avançait, plus je me déshabillais je laissais plein de choses derrière pour être professionnel. Ceci dit, je ne me sens pas différent, je ne mets pas ça en avant, même si quand il y a des débats avec des éducateurs je me dis: « tu ne vas pas m’apprendre, je connais mieux ». Je ne le dis pas. Je connais peut-être mieux les usagers qui sont dans la précarité, mais je ne sais pas si je les aide mieux qu’un autre. Je ne le pense pas. Des fois, je me prends pour un donneur de leçon, le fait d’avoir déjà vécu ça.

Aujourd’hui j’essaye de comprendre comment je peux échanger. Pour moi, le fait de limiter les séjours est un problème. Je ne suis pas régulateur du système, je suis éducateur, j’accueille les personnes qui n’ont pas d’hébergement. La première chose que je fais, c’est sécuriser leur séjour, leur dire « et bien vous êtes ici jusqu’à ce que vous ayez envie de partir ». Certains professionnels n’arrivent pas à comprendre ça. Je l’ai vécu et c’est concret. Par rapport à des règlements intérieurs, on ne peut pas dire à une personne « si t’es bourré tu ne rentres pas, si t’es pas bourré tu viens ». Mais de quel droit j’irai dire à un professionnel qui ne me connaît pas « j’ai vécu ça, voilà comment je l’ai ressenti ». Je suis impulsif, j’ai peur de moi-même, mais la formation m’a fait beaucoup de bien. J’ai un seuil de tolérance, sûrement parce que j’ai vécu ce que j’ai vécu. Je suis dans les deux extrêmes. Je suis anti contraintes avec les personnes qui sont accueillies. Cela me met en colère toutes ces contraintes. Il est quand même grave d’entendre dire des professionnels, « c’est déjà bien, on leur offre un gîte et un couvert ».

Je continue un diplôme de Hautes Etudes en Pratiques Sociales.

Propos recueillis par Christian Laval et Adrien Pichon

Notes de bas de page

1 Association Nationale pour la Formation Professionnelle des Adultes

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