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Savoir autodidacte et expertise des malades en psychiatrie

Emmanuelle JOUET - Docteure en sciences de l’Education, Laboratoire de recherche EPS Maison Blanche
Tim GREACEN - Directeur du laboratoire de recherche, EPS Maison Blanche

Année de publication : 2010

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychiatrie, Sciences de l'éducation, SCIENCES HUMAINES, SCIENCES MEDICALES, Sociologie

Télécharger l'article en PDFRhizome n°40 – Incontournables savoirs profanes dans l’évaluation des métiers de l’aide et du soin (Novembre 2010)

La prise en compte de l’expérience et du savoir des malades est une des évolutions actuelles de la conception de la santé. Ainsi, l’Education Thérapeutique des Patients (ETP), self-management, est largement établie tant au point de vue des objectifs et concepts que des pratiques. Axe majeur des recommandations internationales1, elle s’inscrit en France dans les recommandations nationales (Direction Générale de la Santé) et la Haute Autorité de la Santé (HAS) rend obligatoire la mise en place d’une politique d’ETP dans les établissements de soins.

Dans les maladies chroniques somatiques, l’ETP favorise l’apprentissage de savoirs ou de gestes d’auto soins mais aussi les compétences psychosociales comme le sentiment d’efficacité personnelle, l’estime de soi, la capacité à mobiliser un réseau social, le coping ou la résolution de problèmes.

Quatre spécificités de la santé mentale au regard de l’apprentissage des malades

Si l’ETP est largement installée dans de nombreuses pathologies chroniques (rhumatisme, diabète, hémophilie…), les professionnels commencent à les mettre en œuvre en psychiatrie, permettant quatre constats :

– L’acte d’apprentissage est déjà au cœur de la pratique des soignants et du parcours de soins de la personne. Dans l’offre de soins actuelle, des savoir, savoirfaire, savoir-être peuvent être schématiquement identifiés à divers stades du traitement. Lors de la prise du traitement (prise de médicaments et thérapies), on apprend à définir la maladie et ses symptômes, connaître le traitement, ses effets. Lors du retour dans la communauté, des pratiques d’apprentissage sont proposées, par exemple les étapes définies par la remédiation cognitive, et lors de la phase de rétablissement, la personne s’appuie sur ses compétences psychosociales.

– L’ETP telle que définie par l’HAS chevauche les lisières de la psychoéducation et fait d’ores et déjà partie de nombreux programmes de soins. Par exemple, le programme pour les personnes vivant avec un trouble schizophrène, centré sur l’information et la maladie, proposé par le CH de Sainte Anne à Paris où sont mis en place des programmes d’acquisition de compétences psychosociales ; à la clinique médicale du château de Garches, le Docteur Gay développe un programme de psychoéducation à l’attention des personnes bipolaires. La psychoéducation se définit alors dans le champ de la psychiatrie comme de l’éducation thérapeutique du patient. C’est pourquoi, les professionnels ont le sentiment qu’ils mettent en œuvre ce type de programme et ont des difficultés à intégrer ce qui diffère réellement de leur pratique quotidienne.

L’analyse des recommandations de l’HAS permet néanmoins de séparer ces champs :

Pour les pratiques classiques de soins : Théories sur la personnalité et ses troubles ; Techniques de soins ; Formation relative ; Elaboré uniquement par les professionnels ; Contrat de soins ; Légalisée par textes ; Evaluation relative.

Pour l’Education Thérapeutique du Patient : Théories de l’éducation ; Techniques d’apprentissage des savoirs et des compétences biopsychosociales ; Formation exigée ; Co-construction des programmes avec les usagers obligatoire ; Contrat éducatif au cas par cas ; Evaluation obligatoire.

– Les soignants sont confrontés à leurs représentations de la maladie et de l’éducation (par exemple, le déni de la maladie représente un obstacle pour apprendre à son sujet). De plus, le terme «Education» renvoie généralement au système formel scolaire et le lien avec la démarche de soins n’apparaît pas aisément. Enfin, les professionnels se reconnaissent peu dans ces pratiques et redoutent de faire passer le «soin» au second plan.

– Il existe des obstacles vis à vis de l’apprentissage des personnes vivant avec un trouble psychique lié par exemple aux expériences antérieures d’échec dans le cadre formel de l’école et aux difficultés vis-à-vis des apprentissages notionnels et méthodologiques.

Des pratiques efficaces d’empowerment et de rétablissement au savoir expérientiel

Malgré ces difficultés, il existe en psychiatrie des pratiques prouvées qui favorisent l’apprentissage de savoirs et de compétences. Ces approches éducatives sont par exemple :

– des interactions entre pairs,

–  des contenus adaptés, basés sur la résolution de problèmes concrets de tous les jours et sur la réalisation de buts accessibles et co-construits avec les malades,

– des formes interactives,

– un état d’esprit de groupe positif reposant sur l’espoir et l’encouragement,

– des soutiens individualisés.

Ces interventions sont essentiellement construites sur les notions d’empowerment et de rétablissement social. Ces approches favorisent des aspects du savoir qu’une personne vivant avec une maladie chronique peut développer, notamment hors de la relation soignants-soignés. Ce savoir est défini comme issu de l’expérience, dans notre cas de l’expérience de la maladie, savoir dit expérientiel.

Le qualificatif « expérientiel » apparaît en 1998 à propos du diabète, en parallèle avec la notion de patient expert introduite, elle, aux Etats-Unis dès 1985. Cette référence à l’expert peut être comprise de façons complémentaires :

– une personne ayant une expertise dans un domaine, reconnue par la société – expertus : éprouvé, qui a fait ses preuves. L’adjectif « expert à, en, dans… » se réfère à « une personne, à ses activités, à ses gestes et désigne quelqu’un qui a acquis une grande habileté, un grand savoir-faire dans une profession, une discipline grâce à une longue expérience ».

– une personne vivant une expérience, qu’elle soit subie (l’expérience de la vie, de la maladie) ou choisie – ici, l’expérience devient un « fait vécu » qui consiste à « acquérir, volontairement ou non, ou à développer la connaissance des êtres et des choses par leur pratique et par une confrontation plus ou moins longue de soi avec le monde».

– une personne ayant une expérience pour vérifier des hypothèses – en référence à la méthode expérimentale de Claude Bernard, l’expérience devient alors « l’ensemble des connaissances concrètes acquises par l’usage et le contact avec la réalité de la vie, et prêtes à être mises en pratique ».

C’est bien par une formation expérientielle que le vécu in situ d’une maladie se métamorphose en savoirs et qu’un malade se transforme en expert : «les adultes se forment aussi en dehors de lieux et de systèmes de formation institués, en vivant des expériences, [et elle est ainsi] le produit d’expériences qui n’ont pas comme finalité première la formation » (Bonvalot, 1991).

Emergent ainsi de nouvelles pratiques et figures d’une personne vivant avec une maladie chronique2 dans le système de santé.

Patient expert, nouvelles pratiques et nouveaux métiers

Dans le programme EMILIA3, les usagers sont considérés comme co-chercheurs et co-formateurs. Ainsi ils ont construit et évalué les formations auxquelles ils ont participé. Dans le module «Sensibilisation au handicap psychique» (2008-2009) à l’attention des conseillers des missions locales de Paris, ils ont témoigné de leur parcours. Le module «Devenir témoin des services psychiatriques » co-construit et animé avec la FNAPSY, a permis de les former au préalable4, à savoir témoigner de son expérience, être capable de représenter et d’aider d’autres usagers mais également de tenir un rôle dans des formations professionnelles. Leur présence facilite alors les échanges, légitime le vécu de la personne, modifie les représentations des troubles psychiques. Les usagers ont également mis en œuvre leurs compétences par la participation à des conférences nationales et internationales.

Deux recherches ont aussi été développées avec eux : «Gestion de la douleur dans les Centres Médico-Psychologiques» à Maison Blanche et «Enquête sur les représentations et pratiques de la ville des usagers des services de santé mentale»5. Ils ont été formés à l’administration des questionnaires, ont participé à l’analyse des données et ont présenté les résultats dans des conférences publiques.

Emilia a permis également à des usagers de trouver un emploi (un usager est devenu assistant de recherche à l’EPS Maison Blanche) : une telle valorisation de l’expérience de la pathologie ayant des effets en retour sur la stigmatisation et la discrimination à l’égard de personnes souffrant de pathologies chroniques. De nombreux développements similaires sont en cours (MB Projekt, Danemark, peer support aux USA, pairs-aidants au Canada, médiateurs de santé en France).

Conclusion

Il apparaît un double mouvement dans le champ de l’éducation appliquée à la santé et spécifiquement à la santé mentale. D’une part, l’ETP qui se situe du côté du système de soins formels et d’autre part, le développement des compétences issues de l’expérience du vécu de la maladie, où l’on est en dehors du système de soins et de formation tout en interagissant avec eux. Ces deux domaines ne sont pas en opposition et le croisement se fait au niveau du savoir expérientiel de la personne qui vit avec un trouble psychique. De nombreuses recherches tendent à montrer aujourd’hui les avantages (et les difficultés) pour l’ensemble des acteurs (soignants, usagers, proches, communautés, professionnels…) à considérer la maladie comme un épisode autodidacte, au cours duquel de nouveaux savoirs et compétences peuvent être acquises favorisant le rétablissement et l’autonomie des usagers ainsi que la relation soignants-soignés.

Notes de bas de page

1 Charte d’Ottawa de l’Organisation Mondiale de la santé, 1986.

2 Coord. Jouet, E., Flora, G. «La part du savoir des malades dans le système de santé», Pratique de formation et Analyses, 57-58, Juin 2010

3 Empowerment of Mental Illness Service Users : Lifelong Learning, Integration and Action (EMILIA) :  recherche-action menée avec mise en pratique et étude sur l’usager-expert par des stratégies de formation mises en place en s’appuyant sur les compétences acquises dans le parcours de soins, dans une démarche de réinsertion sociale des patients. Cf. Greacen T. et Jouet E. « Le projet Emilia : l’accès à la formation tout au long de la vie et la lutte contre l’exclusion », Information psychiatrique, n°10, (84), 2008, 923-929.

4 Greacen T et Jouet E. « Devenir acteur non seulement de sa santé mais aussi du système de soins ; « la formation EMILIA » des usagers de la psychiatrie pour apprendre à témoigner de son expérience en tant qu’usager » in livre à sortir.

5 Séminaire Ville et Santé Mentale, 9 décembre 2009, Université Paris 7.

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