La prison et l’évolution actuelle de la pénalité illustrent de façon paradigmatique les multiples contraintes qui viennent de plus en plus enserrer l’acte de soin. Contrainte spatiale et sensorielle par la restriction de l’espace et des mouvements consécutive à l’incarcération, contrainte réglementaire par le régime strict et stéréotypé qu’elle impose, légale par l’implication de la décision de justice sur l’avenir du patient, contrainte au soin lui-même par les injonctions qui se développent dans un but de prévention de la récidive et de diminution de la dangerosité sociale.
Peut-on développer une alliance thérapeutique dans un milieu de privation de liberté ? La pratique des SMPR1 depuis 1977 a permis de répondre clairement par l’affirmative à une telle question, mais pour autant que certaines règles fondatrices de l’acte médical en soient respectées : indépendance du soignant, respect du consentement et du secret médical, etc. La pratique soignante en prison ne peut, cependant, faire abstraction des enjeux pénaux, du contexte particulier de la prison et du huis clos qui s’y déroule entre détenus, agents de détention, travailleurs sociaux et soignant. Ce cadre étant reconnu comme tel, la pratique psychiatrique peut s’ouvrir à une prise en charge respectueuse du sujet et de sa capacité à s’engager dans un soin. La question de l’alliance thérapeutique en devient centrale : celle-ci qui peut –être comprise « comme une notion multidimensionnelle, incluant les dimensions de collaboration, de mutualité et de négociation »2 est vite vulnérable dans un milieu et un contexte où les pressions de tous ordres s’exercent sur le soin. Prise entre l’avocat qui souhaite faire état du changement de son client , le surveillant qui perçoit le psychiatre comme celui qui calme l’agitation et la colère, le juge qui se fait l’écho de la demande sociale de réduction de la dangerosité et le désir légitime du détenu de faire feu de tout bois pour obtenir aménagements de régimes ou libération la plus rapide possible, l’alliance est souvent fragile, malmenée et son authenticité doit être décryptée. La clinique doit impérativement se lire dans ce rapport tendu du détenu avec son environnement qui teinte les expressions pathologiques.
Traitements contraints
En prison, on le sait, se trouvent de plus en plus de patients souffrant de troubles psychiques sévères. Les choses se complexifient lorsque la situation pathologique du patient rend nécessaire un traitement auquel il n’est pas en état de consentir. Dès lors que sa capacité de discernement est altérée, un détenu qui se trouve en état de décompensation psychique doit, selon la loi française, être transféré dans un établissement de soins habilité à recevoir des patients en hospitalisation complète. Dans beaucoup d’autres pays, la loi est loin d’être aussi claire, néanmoins l’esprit général des réflexions et des prises de position3 va dans le sens de ne pas maintenir en milieu de détention des patients souffrant de troubles graves et aigus. Les institutions hospitalières restent cependant, partout, réticentes à accueillir des patients détenus, faute de structures sécurisées ou par peur de devoir revenir à des pratiques asilaires appartenant au passé. La prison n’est pas un lieu adéquat pour de telles situations qui malheureusement y sont trop fréquentes. Pourtant la réalité et la sévérité des troubles rencontrés en prison fait que le médecin est régulièrement confronté à la nécessité clinique d’imposer des soins dans un milieu inadapté et qui le place aux limites de ce que l’éthique médicale peut accepter. Peut-on rajouter à la violence de l’institution carcérale, la violence d’un acte de soin contraint ?
Dans ce contexte, tout doit être mis en œuvre par le soignant pour garantir au patient que ses interventions visent d’abord une amélioration de sa santé et non une sujétion à l’ordre pénitentiaire. La référence tant à des textes supra nationaux qu’aux législations de santé publique en vigueur permet de rappeler inlassablement que la prise en compte de la souffrance psychique prime, pour le médecin, sur toute autre considération, quel que soit l’acte qui a conduit le sujet en prison. Cela implique une rigueur toute particulière dans la décision et le suivi de tels actes de soin, la rédaction de protocoles décisionnels clairs, la séparation impérative des lieux de soins des lieux de sanction dans les établissements de détention. Notre pratique nous a conduits aussi à systématiser une information et un échange régulier avec les autorités de surveillance sanitaire pour éviter que la prison ne s’enkyste dans une gestion en circuit fermé de la maladie, ce qui la met au risque de toutes les dérives. L’ensemble des dispositions prises est là pour rappeler au patient que notre attitude se réfère à des règles qui garantissent le respect des principes éthiques fondateurs. C’est à travers des messages clairs adressés autant au patient qu’à l’ensemble de l’institution que peut s’instaurer l’indispensable alliance nécessaire au dépassement de la crise.
Obligations de soins
Pour nombre de détenus astreints à une obligation de soin, le droit des mesures pénales, tel qu’il est en vigueur en Suisse – mais aussi en Allemagne, en Hollande et dans bien d’autres pays – impose un suivi thérapeutique en détention ordonné par l’autorité judiciaire pénale. La mesure se fonde alors sur le constat d’un grave trouble mental, d’un délit commis en relation avec ce trouble, et sur l’hypothèse que la mesure imposée « détournera l’auteur de nouvelles infractions en relations avec ce trouble »4. Dans les faits, le grave trouble mental est compris par les magistrats et les experts de manière très exhaustive, ce qui conduit certains établissements pénitentiaires suisses à voir plus du tiers de leur population pénale astreint à de telles dispositions.
Dans une telle situation, le devenir du détenu est fortement tributaire de son évolution psychique et, potentiellement, de ce qui sera dit du soin aux autorités. Peut-on rendre compte de ce qui se passe dans la relation thérapeutique sans mettre à mal l’alliance possible? Comment dépasser le sentiment de « coercition perçue »5 (Monahan) corollaire de la mesure pénale pour permettre de se déployer une authentique relation thérapeutique ? Un patient travail de clarification des attentes des uns et des autres, de construction d’une place tierce permettant au soignant d’être dans une posture radicalement distincte de celle de l’expert mais qui n’élude pas la nécessité d’un travail en inter-institution – et « l’intercontenance des cadres » comme l’a baptisée A. Ciavaldini – permet qu’au fil du temps s’instaure une alliance qui préserve un espace d’élaboration qui ne soit ni compromission ni complaisance mais construction d’un projet authentiquement thérapeutique au delà des attentes sociales.
Intégrer l’environnement
Ces situations limites nous mettent dans une posture inconfortable et au défi de résoudre une série de dilemmes éthiques majeurs : parmi ceux-ci, la manière dont sera inclus l’environnement pénitentiaire et pénal dans les échanges, réflexions et informations qui vont circuler à propos de ces patients est une question centrale ? Conserver l’intimité de la relation thérapeutique et la confidentialité qui en découle, sans que celle-ci ne soit vécue comme une entrave au bon fonctionnement du monde pénitentiaire ou un refus d’accepter le mandat social qui est confié à travers la mesure, impose de penser une articulation entre les uns et les autres, respectueuse des missions respectives.
Les réponses ne sont jamais simples à élaborer et l’attentisme peut être aussi préjudiciable autant au devenir psychique d’un patient qui ne reçoit pas le traitement dont il serait redevable qu’à son devenir pénal si on ne peut rendre compte de son évolution dans le cadre d’un soin qui lui est imposé.
L’indépendance du soignant demeure néanmoins au centre de la construction de l’alliance, même si elle n’exclut pas les échanges et la construction conjointe d’un parcours du sujet incarcéré. Cette indépendance est plus souvent menacée qu’on ne le croit comme l’a montré l’épisode récent dans les prisons suisses d’une grève de la faim qui a vu le médecin recevoir l’injonction de la part de la plus haute instance judiciaire du pays de nourrir contre son gré un détenu capable de discernement et parfaitement au fait des dangers qu’il encourait.
Des parcours féconds sont possibles pour autant que la boussole ne se dérègle pas et que la recherche du lien thérapeutique demeure la préoccupation première du thérapeute. Ainsi en a-t-il été pour cet homme de 27 ans poursuivi, puis condamné à une mesure thérapeutique imposant son maintien en milieu carcéral, pour une tentative de meurtre dans un contexte de décompensation maniaque. L’alliance a été rapidement de bonne qualité permettant de dépasser l’épisode pathologique et d’établir dès le début du parcours pénitentiaire une relation suivie avec la famille prise dans un fonctionnement clanique empreint de secrets de famille. Une clarification inlassable des rôles, entre ceux qui décident du devenir pénal et ceux qui soignent ainsi que des rencontres régulières entre intervenants et avec l’assentiment du patient ont aidé à construire un parcours pénitentiaire permettant au patient de s’inscrire dans une détention normalisée avec des perspectives d’élargissement tenant compte autant de ses potentialités que de ses difficultés psychiques. Le patient travail de lien avec l’environnement pénitentiaire a ainsi permis d’anticiper les périodes critiques ou les troubles du comportement concomitants des évolutions thérapeutiques sans que sa place dans l’institution en soit mise à mal. Ainsi la survenue d’une rechute pathologique a pu être travaillée avec les uns et les autres non comme une stigmatisation de la pathologie psychiatrique conduisant à un rejet et à un constat d’échec, mais, au contraire comme un moment maturatif permettant de repenser avec l’ensemble des intervenants et la famille le projet de sortie et d’élaborer les divergences qui ont pu s’en suivre.
L’enjeu majeur de l’établissement d’une alliance thérapeutique est de pouvoir se découpler de l’assujettissement à l’ordre carcéral sans cependant s’enfermer dans une logique qui ferait du soin et du devenir psychique du patient un espace de pensée complètement extérieur à la réalité et aux attentes sociales vis –à-vis du soin, aussi irréalistes soient-elles. R. Roussillon6 souligne que « le but de tout travail de psychothérapie est d’optimiser la symbolisation de l’expérience vécue. Le cadre (….) va devenir structure d’étayage de la symbolisation. ». Un cadre qui prend en considération les multiples horizons auxquels le soin en milieu pénal se confronte est un cadre qui permet de travailler le clivage qui se déploie si facilement avec de tels patients et dans ces institutions totales.
Notes de bas de page
1 Service Médico Psychiatrique Régional
2 Bioy A., Bachelard M., L’alliance thérapeutique : historique, recherches et perspectives cliniques, Perspectives psy, 2010/4, 49, 317-326
3 La règle 12 de la charte pénitentiaire européenne, recommandation 1747(2006) de l’assemblée parlementaire du Comité des ministres du conseil de l’Europe stipule, en particulier que : « les personnes souffrant de maladies mentales et dont l’état de santé mentale est incompatible avec la détention en prison devraient être détenues dans un établissement spécialement conçu à cet effet. Si ces personnes sont néanmoins exceptionnellement détenues dans une prison, leur situation et leurs besoins doivent être régis par des règles spéciales »
4 Article 59 du code pénal suisse
5 Monahan et al. Coercion and commitment: understanding involuntary mental hospital admission, International Journal of Law and Psychiatry, 1995, 18(3), 249-263.
6 Roussillon R., « Jeux du cadre, cadre du jeu » in Psychanaylse, la remise en jeu. Actes du colloques de l’’APPsy, Bruxelles, 16-11-1995, cité par Vander Elst N. Un défi pour la psychanalyse, les thérapies sous contrainte, communication personnelle.