Expérience avec les enfants dans les rues au Bénin
Une trajectoire professionnelle ne vient pas du hasard dans la pratique clinique. On devient psychologue, psychothérapeute… pour des raisons que l’on sait ou qu’on ne sait jamais. Ce n’est jamais pour rien.
Une accroche, une conviction, une dette à payer ou simplement une réparation, c’est le fil de ma rencontre par le biais de l’association Terres Rouges avec des enfants des rues qui ont vécu des expériences difficiles, confrontés parfois à de profonds abîmes dans leur existence. L’association Terres Rouges travaille actuellement en Afrique de l’Ouest, notamment au Bénin. Quand je parle de la rue dans notre contexte de travail, c’est principalement du marché de Dantokpa de Cotonou et de ses abords. C’est l’endroit où sont présentes des activités économiques auxquelles ils se livrent pour survivre. Ils courent les rues d’autres villes du Bénin comme Porto Novo, Parakou, Malanville (frontière avec le Niger), Sèmè (frontière avec le Nigéria).
Au sein de Terres Rouges, ce qui m’a personnellement mobilisé, c’est mon expérience avec le temps, c’est l’assurance de savoir que nous ne sommes pas dans l’immédiat, que nous ne travaillons pas dans une temporalité contrainte, sans quoi notre pratique serait réduite à des calculs, une pratique au service de l’homme machine . Dans notre association, le psychologue n’est pas dans une obligation de résultat. Il peut donner du temps au temps, et le mettre au service de la qualité de la relation d’aide. Il a besoin du temps qui compte pour chaque patient et qui compte pour lui afin de réfléchir suffisamment à sa pratique. C’est l’expérience que le dispositif Terres Rouges nous permet et dans lequel on peut se sentir réellement mobilisé en tant que praticien. Un centre d’accueil de jour pour enfants de rue, à bas niveau d’exigence, un peu plus souple sur le critère de l’âge c’està-dire n’excluant pas d’office les jeunes de plus de 18 ans, offre une disponibilité psychosociale aux demandes de ces derniers. La devise de ce dispositif est le temps suffisant pour chaque jeune, un temps respectueux pour que la relation d’aide puisse se déployer. Au départ, le Centre a donc été créé pour accueillir des enfants qui ont déjà fait l’expérience d’échecs professionnels ou d’échecs de réinsertions trop rapides du fait des temps institutionnels qui ne suffisaient pas pour accueillir leurs demandes profondes. Il s’est ensuite élargi au tout-venant de la rue.
Qu’est-ce qui détermine à ce point un enjeu sur la question du temps dans le domaine de la protection des enfants vulnérables ? C’est le souci de la rentabilité dans une modernité où le succès est rapidement monnayable. Les bailleurs de fonds, les donateurs veulent rapidement des résultats pour se réjouir du bon emploi de leurs dons. Les structures veulent rapidement des résultats pour satisfaire leurs bailleurs. Ce faisant, pour continuer d’exister, des structures deviennent sélectives dans leurs critères d’accueil. Elles vivent d’abord pour elles-mêmes, moins pour ceux qu’elles accueillent. Elles évitent le temps long avec les enfants qui comporte toujours un risque d’usure et ont moins de disponibilité pour ceux qui en demandent plus. Elles sont prises dans les contraintes des enjeux actuels du monde. En miroir, elles vivent la pression des institutions d’aide financière qui sont accrochées aux chiffres. Elles sont tenues de survivre par les chiffres ; donc il s’en dégage un phénomène en cascade où la relation d’aide est chiffrée ou mise en courbe statistique. Une relation d’aide sur mesure est proposée en lieu et place de la finesse ou de la délicatesse d’une pratique psychosociale qui tient compte des réalités et des demandes de l’enfant ou du jeune. Les revers…, ce ne sont pas seulement les cibles prises en charge qui sont victimes de ce temps compressé, mais ce sont aussi les professionnels pris dans l’engrenage des déceptions, de l’épuisement inhérents à cette pression. Ils souffrent dans leur pratique parce qu’elle est taillée dans des mesures qui souvent ne sont pas les leurs. La question du temps est une sérieuse préoccupation de notre monde actuel, elle ne donne pas facilement place à l’humain, l’attention clinique patiente face à la souffrance humaine en fait les frais. C’est un débat que j’estime important dans le domaine de l’aide aux souffrances psychiques d’origine sociale.
Lorsqu’ils sont exclus des dispositifs institutionnels pour une question de temporalité, des jeunes s’enfoncent dans une spirale de désespoir, d’agressivité qu’ils retournent parfois sur eux-mêmes, ils sabotent les liens avec leur environnement, ils deviennent insupportables et entrent encore plus dans la marginalisation. Leurs souffrances au monde sont palpables, beaucoup sont porteurs d’une mort silencieuse. Il me semble que notre responsabilité à l’égard de ces vies en exclusion consiste à préserver des outils et des modalités de travail respectueuses, comme un cadre institutionnel où la temporalité du séjour ou de l’accueil est adaptée au temps psychique de l’enfant.
Le jeune psychologue a besoin d’un temps qui le mobilise dans sa pratique professionnelle, pas d’un temps qui l’instrumentalise. Ce qui protège le psychologue de ce risque d’instrumentalisation, c’est une dimension du travail dont on parle peu, je la nommerai la force de la conviction, on pourrait aussi l’appeler le désir de travail. Travailler avec des cibles aussi difficiles que les nôtres dépend de notre degré suite de conviction. La conviction ici se construit sur l’assurance et l’espérance d’un travail dégagé d’une obligation de résultat. Seule, l’obligation de moyens devrait compter. Construire une stabilité pour des enfants ou adolescents qui ont tellement fait l’expérience des ruptures ou des séparations demande beaucoup de tolérance et de patience face à l’instabilité. Ces instabilités durent parfois des années, il faut les comprendre, accepter les échecs et croire à l’avancement possible. Ce n’est qu’à ce prix que la réparation est possible.
Si la perspective professionnelle du travailleur social ou du moins du psychologue n’est pas soutenue par une conviction, il rencontrera dans sa pratique l’usure, la fatigue ou l’épuisement. La conviction est une force qui pousse en avant malgré les difficultés. Dans certaines modalités de contre-transfert avec des jeunes, il n’y a qu’elle qui permet de résister aux dépôts de souffrances. Confrontés à une cible parfois très violente, on « risque » sa propre vie pour en raviver une autre. Il faut pouvoir l’accepter comme ça, dans une conviction !
« Un jour, un jeune a porté un coup extrêmement violent sur la poitrine d’un éducateur après l’avoir ligoté devant ses pairs,… presque une humiliation pour ce dernier ! C’est un coup mortel à l’endroit où il l’a porté, et cela malgré que cet éducateur peu de temps avant ait décidé de le faire sortir de la rue en raison de sa souffrance. Ce garçon paradoxalement ne pouvait que rendre sa souffrance de cette manière à l’intervenant. Il était rempli de douleurs et quand il a choisi de frapper, c’était sa manière d’interpeller fort l’éducateur sur la souffrance qu’il porte à l’intérieur de lui. Il l’a passée de son corps au corps de l’intervenant, celui-ci est malheureusement éprouvé mais sur le plan du transfert interpellé. Sur le coup, le jeune a décidé de repartir dans la rue. Le lendemain, le même éducateur était à nouveau « à son chevet dans la rue ». Quand le jeune le vit, il choisit de lui offrir un café, symboliquement une façon de réparer son acte, mais aussi de renforcer la contenance de l’éducateur,… un peu comme pour dire : sois fort pour moi !».
Enfin, la rencontre avec la pratique psychosociale est tout à fait singulière à chaque professionnel même si elle se noie dans les objectifs que poursuivent les institutions d’aide. On ne sait peut-être pas totalement ce qui suscite cette rencontre, mais il est important d’y réfléchir car lorsque ces raisons ne sont pas réfléchies, elles interfèrent dans la relation d’aide, du moins dans les contre-transferts avec les sujets. Dans le jeune parcours qui est le mien, une raison me pousse, il s’agit d’un désir de réparation dans une histoire personnelle en écho aux trajectoires de certains de ces enfants. D’autres professionnels parlent parfois de dette à payer. Ce que je retiens, c’est que j’ai été dérangé, accroché, interpellé par des jeunes en miroir à ma propre trajectoire de vie. C’est un idéal qui pousse à travailler dans ce domaine, mais il ne suffit pas pour garantir la tenue d’une juste place dans la relation d’aide avec ces jeunes. Il doit être constamment questionné par un travail quotidien sur soi, un travail en équipe, un travail de supervision.
Si ces précautions ne sont pas prises, le vécu subjectif des soignants les conduit parfois dans des formes de défense très violentes. Combien de fois, n’avons-nous pas entendu des professionnels dire à des jeunes venant de familles aisées : « tu dois retourner à la maison parce tu as tout pour réussir ta vie dans ta famille » ? Ils dénient totalement la vie psychique en conflit chez ces jeunes en raison de jalousies liées aux conditions dures qu’ils ont connues dans leurs propres trajectoires. Leur désir de réparation personnelle est tel qu’ils se projettent dans les conseils aux enfants. La vraie éthique de travail consiste à pouvoir inscrire ses interventions dans une pratique cadrée au service du jeune, de sa singularité.