Généalogies du terme
Le terme « profane » renvoie étymologiquement à la séparation d’avec la sphère du « sacré », plus précisément à celui qui se tient devant (pro) le lieu consacré (fanum), celui de « savoirs profanes » renvoie dans la littérature anthropologique à des savoirs non institués ou consacrés par les grandes institutions, à l’instar de la distinction qu’en fait Jeanne Favret-Saada dans son ouvrage sur la sorcellerie dans le bocage normand, où « théories officielles du malheur » et « théories profanes » sont distinguées (Favret-Saada, 1977). Quelques jalons peuvent ici en être brièvement posés autour de la référence aux « profanes » dans le champ de la santé, et à la participation des mêmes profanes dans celui des politiques publiques. Le terme « profane » fut accolé à celui de la revendication d’une « expertise profane » (Epstein, 1996) dans la description et l’analyse de la participation à la discussion et aux décisions relatives à l’établissement des protocoles de recherche et d’essais thérapeutiques dans le cadre de l’activisme autour du sida. La notion de « participation profane » renvoie dès lors à un phénomène de « politisation de l’expérience » (Nguyen, 2002), lequel fut au cœur de l’histoire sociale des mobilisations en réponses sociales au sida, avant d’être intégré à la grammaire des institutions internationales et locales en charge de la lutte contre la pandémie.
Concernant la généalogie de la notion de participation, une littérature considérable couvre le champ des usages associés à l’ « impératif participatif » qui, après avoir fait l’objet d’un engouement, versant parfois dans l’angélisme, dans les années 1970, souligne depuis l’ambivalence et l’instrumentalisation des dispositifs dédiés à la dite participation. C’est aussi la question même de l’expertise que certains de ces travaux permettent de questionner à nouveaux frais, notamment à travers l’évocation des « forums hybrides » autour de grands dossiers environnementaux (Callon et al, 2001), ou des politiques de développement (De Sardan, 1995).
La notion de « participation profane » articule ces deux sources à un moment politique d’aspiration à la démocratie participative, via la référence à la « démocratie sanitaire », et au savoir des malades et droit des usagers du système de santé que la loi de mars 2002 en France, est venue consacrer.
Les médiateurs de santé comme figure de la participation des profanes
Via le recours à la professionnalisation de médiateurs de santé, je vais m’attacher maintenant à l’une des expressions contemporaine de la participation des profanes dans le champ de la santé, et présenter quelques constats convergents de travaux ayant porté sur la participation profane et la reconnaissance de l’expérience comme compétence professionnelle, au titre de la proximité des « professionnels d’expériences » avec les publics ou les usagers « ciblés » par les dispositifs promouvant l’insertion de tels acteurs. En dehors de travaux sur les « professions inachevées dans le champ de la prévention de la prostitution (Mathieu) de quelques thèses en anthropologie de la santé (Bureau, Sow) et rapports de recherche ou d’évaluation, ces « nouveaux acteurs » dont l’insertion dans les dispositifs de santé interroge les formes, contours et effets d’un « nouveau métier », mais aussi le fonctionnement « ordinaire » de ces services, ont pour l’instant peu fait l’objet d’investigations scientifiques. Mais l’intérêt de la recherche se développe de manière concomitante à celles de ces programmes visant à former des médiateurs ou des pairs aidants, notamment dans le champ de la santé mentale. Un ensemble d’enjeux convergents scandent ces travaux au-delà de leur diversité : la tension entre relais et médiation, la dépendance et la précarité qui caractérisent leur condition, l’inconfort de la posture d’entredeux qu’implique l’exercice de l’interface entre « publics », « usagers » et « professionnels ».
Relais ou médiation ?
Dans un article consacré aux médiatrices socio-culturelles, Catherine Delcroix distingue deux « types idéaux », ou deux formes de médiation. D’une part, puisqu’à l’origine des activités de médiation sociale, il y a toujours un « problème » qu’il s’agit de résoudre, la forme « relais » apparaît comme une réponse aux dysfonctionnements suscités par la difficulté d’une institution à répondre aux « demandes spécifiques de populations fragilisées et diverses » (Delcroix, 2004 : 10). Dans la forme « relais », le rôle imparti aux médiatrices est alors limité à celui d’intermédiaire entre les usagers et les agents institutionnels, d’où le caractère instrumental que peut avoir la fonction. A contrario, la forme « critique » suppose de créer ou recréer des liens, et donc de proposer de « nouvelles formes de régulation sociale et de dialogue », débouchant sur une remise en question des institutions, et interrogeant la norme.
Dans le champ de la santé, ceci est illustré à propos des groupes d’usagers de substances psychoactives à Marseille par Gwenola Le Naour qui constate combien les « ex-usagers » disposent d’un espace de reconnaissance dans le domaine de la prévention, dont ils ne disposent pas dans le domaine de l’organisation des soins. Ainsi, c’est la fonction « relais » de messages de prévention qui paraît plus facilement légitime, tandis que l’action critique, ou la participation à la décision en termes d’organisation des soins est confrontée à plus de résistances.
Un programme expérimental de formation de « médiateurs de santé » initié à la fin des années 1990 s’est également vu confronté à un recours à la médiation sous l’angle d’une instrumentalisation comme « relais » bien plus que sous forme d’une interpellation critique (Ayouba et Musso, 2006). C’est d’ailleurs ce que certains analystes des emplois de médiateurs sociaux qualifient de formes d’« indigénat » du point de vue du recours institutionnel à ce type de salariés en emplois aidés, « jeunes des quartiers » se retrouvant confinés dans un secteur professionnel sans perspectives d’évolution ou de reconnaissance (AFA, 2007).
Ces remarques rejoignent les questions posées par la sociologie du care sur l’« institutionnalisation » du care arrimée à ce type de professionnalisation d’attitudes et de pratiques de sollicitudes qui, dès lors qu’elles intègrent un espace institutionnel où elles sont tendues vers un but et une grammaire éloignés de l’éthique critique qui les a vu naître, perdent leurs dimensions critiques (Pataronni, 2005).
La dépendance et la précarité qui caractérisent leur condition
Dans l’ensemble des initiatives investiguées, c’est la précarité des conditions d’insertion professionnelle de ces acteurs qui est rituellement soulignée. Lorsque leur poste est créé dans le cadre de « programmes » spécifiques, expérimentaux ou pas, il est susceptible de disparaître en même temps que ces derniers. Ainsi, outre le flou qui entoure la qualification de leur mandat professionnel, la précarité des statuts et contrats contribuent à fragiliser les personnes et peut être un déterminant de l’impossibilité d’accéder à la « fonction critique » évoquée ci-dessus.
A une autre échelle cependant, il est remarquable que ce type de poste soit paradoxalement une voie d’insertion professionnelle dans une trajectoire marquée par l’exclusion ou la discrimination vis-à-vis de la sphère de l’accès au travail. Ce type de poste apparaît ainsi parfois comme l’unique opportunité d’insertion où d’accès au bien rare qu’est le travail salarié dans certains mondes, contextes et trajectoires de vie. Faire profession de son stigmate ou d’une forme d’altérité, est parfois la seule manière d’entrer dans le monde professionnel, là où le monde « ordinaire » implique de le cacher ou de risquer d’en subir les désavantages. D’où l’ambivalence de la « vocation » qui, pour n’être évidemment pas restreinte à ce type de profession, peut se vivre sous différentes formes. Celles-ci s’inscrivent sur un continuum allant de la « maladie élection » forgeant la conviction d’une expérience et d’un savoir à transmettre, à la « maladie métier » en passant par les postures d’avocat ou de porte-parole du collectif d’appartenance (Musso, 2005).
Quoi qu’il en soit, en l’absence de reconnaissance formalisée d’une nouvelle « profession », les personnes salariées au titre de « médiateurs » vivent fort logiquement une grande dépendance aux institutions ou associations auxquelles ils sont rattachés, car leur expérience professionnelle s’inscrit dans un cadre qui peut être difficile à « substituer » par d’autres fonctions dans un autre secteur d’activité.
L’inconfort de la posture d’entre-deux qu’implique l’exercice de l’interface entre « publics », « usagers » et « professionnels »
La posture même de médiation se caractérise par les difficultés inhérentes à l’exercice d’une fonction de tiers. Lorsque le médiateur occupe son poste en vertu de compétences reconnues du fait de la traversée d’une expérience de vie ou d’une pathologie, l’empathie et la compréhension qui sont les siennes de situations rencontrées dans le cadre professionnel peuvent avoir un « effet miroir » et le renvoyer sans arrêt à des épisodes ou une expérience douloureuse. Une tension est aussi souvent rapportée, entre l’ambition d’être inséré dans une équipe comme « professionnel », et le recours marqué des autres professionnels à des compétences reliées à une identité sociale d’« ex », faisant du médiateur l’éternel « ex », un professionnel « pas tout à fait comme les autres ».
L’intervention de médiateurs a aussi pour conséquence la mise en lumière de frontières de légitimité avec d’autres professionnels, pour qui l’insertion d’acteurs en vertu de leur expérience est perçue comme une absence de reconnaissance de leur expertise professionnelle propre, arrimée à la possession d’un diplôme (Evalua, 2006, Sarradon et al).
D’où l’enjeu crucial, de la formation de ces médiateurs et de la reconnaissance de leurs compétences, qui a d’ailleurs entraîné l’émergence d’un « marché » de la formation de ces nouveaux acteurs. Mais comme y invite l’ensemble des constats qui viennent d’être rapportés, il apparaît assurément qu’un enjeu cardinal soit celui du « milieu » d’insertion, et des professionnels avec lesquels sont en interaction ces « nouveaux acteurs », dont la formation est très rarement pensée ou remise en question. En somme, à l’instar d’autres termes qui constituent le lexique contemporain des stratégies de santé publique, tels l’ « empowerment », celui de « médiateur » charrie les contradictions inhérentes à ce que son histoire sociale porte : apparu dans le contexte de luttes, il se transforme en nouvel « outil » de politiques publiques et institutionnelles et vise, par décret, à rétribuer la participation de professionnels d’expérience recrutés par et pour les institutions dont ils doivent promouvoir, non plus la refondation, mais la « bonne marche ».
Notes de bas de page
Epstein S, 1996, Impure Science: AIDS, Activism, and the Politics of Knowledge University of California Press, 1996
Nguyen V.K., 2002. – « Sida, ONG et la politique du témoignage en Afrique de l’Ouest », Anthropologie et Société, vol. 26, n°1, 2002 : 69-87
Callon M., Lascoumes P., Barthe Y., 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil
Mathieu L., « Une profession inachevée : animatrice de prévention en milieu prostitutionnel », Sociologie du travail, vol. 42, n° 2, 2000, p. 263-279.
Delcroix C., 2004, Cumul des discrédits et action : l’exemple des médiatrices socioculturelles. Hommes et migrations n°1249, Mai- Juin : 10-23
Biotteau A., 2007, « Les emplois de médiateurs dans les quartiers difficiles », Journal des anthropologues [En ligne], 108-109 | 2007, mis en ligne le 01 juin 2008. URL : http://jda.revues. org/1141
Pattaroni, 2006. « Le care est-il institutionnalisable ? » in Paperman et Sandra (dir.), « Le souci des autres. Éthique et politique du care », Raisons Pratiques, nº16, 2006.