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Le migrant précaire comme objet mésinscrit

Alain-Noël HENRI - psychanalyste Valence

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, PUBLIC MIGRANT, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°48 – Le migrant précaire entre bordures sociales et frontières mentales (Juillet 2013)

Le concept de mésinscription1 s’est imposé à moi à propos d’une multitude de catégories de personnes supposées « avoir des problèmes », mais dont l’unité est dans le fait qu’elles produisent du trouble dans l’espace social. Il peut contribuer à structurer la réflexion sur les représentations imaginaires du « migrant précaire », et donc sur la réalité des pratiques dont il est l’objet – au delà de leurs justifications rationnelles. Ce trouble se définit moins par les perturbations matérielles (souvent bien réelles d’autre part), que produisent ces individus dérangeants, que par la mise en danger, de par leur seule existence, de l’organisation symbolique, la trame de sens, qui constitue l’existence sociale des humains, et qui, de fait, les rend humains. Avec en outre l’idée que dès que cette trame se fragilise, se profile instantanément le spectre d’un retour à une horreur archaïque, où se bousculent les figures imaginaires de la violence, de la folie, de la sexualité sauvage, de la bestialité, et des ténèbres extérieures de l’étrangeté. L’objet mésinscrit est celui qui par un ou plusieurs aspects de sa réalité visible fait resurgir en tous des démons que le long et fragile travail de socialisation – le « kulturarbeit » – avait à grand peine refoulés, contenus, ou rhabillés d’une apparence culturelle présentable.

Dans cette perspective apparaît le véritable sens des pratiques, spontanées ou organisées, qui n’existent en fait que pour travailler à réduire ce trouble, mais qui ne peuvent que se représenter, à elles-mêmes comme aux autres acteurs sociaux, que déguisées en autre chose : une autre chose qui varie selon le contexte historique, social, anthropologique, et qui est du reste un excellent révélateur des nœuds de signification majeurs à l’œuvre dans ce contexte. Nœuds complexes dont ont émergé par exemple successivement, dans l’histoire de l’Occident, l’ordre du sacré, la moralité rationnelle, et la santé. Sous cet auvent, la gamme des pratiques elles-mêmes brode sur un tout petit nombre de modèles : la mise à mort, l’expulsion, l’enfermement, le doublet nourrissage-emprise, le marquage (corporel, vestimentaire ou linguistique).

En outre (là encore selon le lieu ou le moment), l’un de ces modes de réduction du trouble se trouve érigé en emblème central : l’expulsion sous le signe du sacré, l’enfermement sous le signe de la moralité rationnelle, l’emprise sous le signe de la santé.

D’autre part, ces pratiques se structurent le plus souvent autour du doublet, « violence / sollicitude », dont les termes sont antagonistes et complémentaires. S’il était nécessaire jadis de faire disparaître physiquement l’objet mésinscrit de l’espace social commun, c’était pour le salut de son âme, ou, plus tard avec le souci de restaurer la raison et la moralité de cet « infortuné ».

Notre époque, elle, se caractérise par la prédominance d’un modèle de réduction très cohérent, dont le pivot est la médicalisation. À l’enfermement généralisé, qui prévaut entre le XVIIe et le milieu du XXe siècle, se substitue un maintien dans l’espace social commun, mais subordonné à un marquage linguistique, et à la dévolution à une armée de présumés experts fonctionnant peu ou prou sur le modèle de la pensée médicale : diagnostic et traitement. Le mot soin condense admirablement, dans cette nouvelle version, la violence qui prétend, volens nolens, faire disparaître le “symptôme” ; et la sollicitude qui “prend soin” de la “santé” de l’objet troublant (et particulièrement de sa prétendue “santé mentale”).

On voit aussitôt comment le statut du “migrant précaire” contemporain, objet des terreurs les plus haineuses comme des sollicitudes le plus affichées, est une illustration, parmi cent autres, de la théorie de la mésinscription. Mais elle en est une variante assez singulière. On ne trouve guère de trace d’une médicalisation du migrant en tant que telle, même si la préoccupation de sa santé physique, comme corollaire de sa précarité, tient une place non négligeable. Il évoquerait plutôt la rémanence, ou la résurgence, d’un modèle qu’on aurait cru n’appartenir qu’à la lointaine histoire, un modèle qui ne prévalait vraiment que dans le haut moyen-âge, et avait déjà disparu pour l’essentiel à l’âge classique.

À une époque où les espaces socialisés coïncidaient géographiquement avec des ilots au milieu de vastes étendues sauvages – essentiellement des forêts, – la pratique dominante de réduction de la mésinscription est l’expulsion dans ces espaces proprement “inhumains”, et simultanément la sacralisation : celui qu’on y chasse est aussi celui qui jouit, du fait du droit d’asile, d’une protection absolue dans ces enclos dans l’enclos que sont les espaces consacrés. Et il n’est pas indifférent que le mot “asile”, désignant naguère une bonne part des lieux d’enfermement, n’apparaisse plus guère que dans la version contemporaine de cette même expression “droit d’asile”.

Corrélativement, celui qui vient du dehors est associé à une terreur sans nom. Marc Bloch2 a bien montré comment la féodalité commence à émerger, vers le IXe siècle, du danger que font courir à l’Occident, replié sur ses terroirs, les peuples nomades et pillards, qu’ils soient cavaliers hongrois, dernière incarnation des peuples de la grande steppe asiatique qui depuis des siècles se chassent les uns les autres vers l’ouest, conquérants islamiques arrêtés à Poitiers, mais venus ensuite rejoindre les Normands dans la figure du marin-commerçant- pillard. Mais le plus intéressant dans le livre de Marc Bloch est peut-être le passage où il montre que la société féodale leur eût été militairement bien supérieure, si elle n’avait été toute entière paralysée par la terreur de cet ennemi quasi-inhumain, pouvant à chaque instant surgir de nulle part.

Sur le versant de la sollicitude, prédomine la figure du pauvre, c’est-à-dire en fait de l’affamé : vide et avide. Celui qu’il faut remplir pour être en retour rempli de la grâce divine (mais surtout qu’il vaut mieux nourrir symboliquement plutôt que d’être dévoré par lui). Significativement, sa place est dans un entre-deux incertain, qui n’est ni le dedans de la communauté, ni la sauvagerie extérieure : la cabane à la lisière du village ou la porterie des couvents.

On voit immédiatement ce qui aujourd’hui se transpose de cette configuration anachronique : l’étranger affamé qui, aux yeux des uns, vient nous prendre le pain de la bouche (ou le travail, ce qui revient au même), et aux yeux des autres requiert une oblativité à la mesure de son manque ; le centre de rétention suspendu entre le dedans et le dehors ; les “gens du voyage” (l’euphémisme qui reste lorsque toutes les nominations ont successivement viré à la marque d’infamie) qui ont perpétué sur plus d’un millénaire la figure de l’errance dangereuse ; l’immense et menaçant réservoir des lointaines sociétés miséreuses (pardon : “en développement”) dont le migrant précaire est perçu comme un détachement avancé.

Mais il y a du trompe-l’oeil dans cette transposition. L’errant et l’étranger d’aujourd’hui sont, sur un point essentiel, radicalement différents de ceux d’avant-hier. Déjà, le passage de l’expulsion au renfermement devait beaucoup à la socialisation généralisée de l’espace, qui, faisant disparaître les “espaces zéro”, faisait en outre passer d’une culture de la continuité à une culture de la discontinuité (où la frontière est une ligne et non une zone de transition). Mais la mondialisation à son tour met à mal cette topologie symbolique, et lui substitue une topologie imaginaire tourmentée, décrochée de la rassurante distribution entre un dedans et un dehors clairement identifiés. L’étranger n’y est plus le lointain, mais le proche, s’instillant dans les interstices, et s’incarnant dans des figures ambigües, à la fois étranges et familières.

Notes de bas de page

1 Site “Traces”, http://henri.textes.free.fr/anh/
(notamment les cinq textes regroupés dans la section “mésinscription” du classement thématique)
2 Bloch Marc, La société féodale, Paris, Albin Michel, rééd. 1994

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