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Mobilisation des savoirs issus de l’expérience avec la maladie dans les formations en santé mentale

Tim GREACEN - Docteur en psychologie, Directeur du laboratoire de recherche de l’Établissement public de santé Maison Blanche - Paris
Emmanuelle JOUET - Docteur en sciences de l’éducation, Chercheur au Laboratoire de psychiatrie sociale de l’EPS Maison Blanche

Année de publication : 2013

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Psychologie, Sciences de l'éducation, SCIENCES HUMAINES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°49-50 – Reconnaître l’invisible, gouverner l’imprévisible (Octobre 2013)

Un fondamental de l’approche du rétablissement en psychiatrie est la participation de la personne vivant avec un trouble psychique au système de soins qui s’en occupe. Cette implication s’entend historiquement de la prise de parole et du témoignage de l’expérience de l’usager des services psychiatriques pour s’étendre aujourd’hui à l’embauche de travailleurs pairs dans les lieux de soins à l’évaluation de la qualité et de la sécurité des soins à la représentation des usagers, ainsi qu’à leur participation à la recherche en santé et à la formation de l’ensemble des acteurs en psychiatrie.

Cette évolution est en cours dans l’ensemble des pays occidentaux, où, depuis une vingtaine d’années, les pouvoirs publics tendent à institutionnaliser cette participation, notamment dans des programmes de formation expérimentaux ou bien pérennes. Les plus notables sont les formations des peer workers américains du Georgia Certified Peer Specialist Project1, adapté par l’Association québécoise de réadaptation psychosociale avec le programme des PairsAidants Réseau2, ou bien les programmes participatifs du National Empowerment Center3 ou encore le programme WRAP (Wellness and Recovery Action Plan) du Copeland Center for Wellnesss and Recovery en Angleterre4.

Les acquis de l’expérience issus de la vie avec la maladie apportent la légitimité à cette implication des usagers dans l’ensemble de ces programmes de formation à l’attention des usagers, proches et des professionnels. Si éprouver les symptômes de la maladie dans son corps et dans son psychisme, ainsi que ses effets dans sa vie personnelle et sociale est la base méthodologique de cette approche participative, ce n’est cependant pas suffisant en soi pour que cette expérience se transforme en savoirs, voire en compétences mobilisables dans les différents terrains du système de santé.

Selon Bézille (2003,) une expérience vécue se différencie d’une expérience formatrice par le fait que cette dernière soit organisée au plan didactique, ou formative c’est-à-dire autocontrôlée ou encore, construite c’est-à-dire distanciée. Cette expérience réfléchie transforme l’expérience en valorisant l’élaboration du sens, la dynamique de transformation identitaire et les savoirs expérientiels, désignés par Pineau comme un « savoir local d’usage » ou par Toupin comme des « savoirs pragmatiques partagés au sein de la communauté d’appartenance sensible au contexte local ». Kolb a dans ce sens établi un modèle d’apprentissage expérientiel qui montre les différentes étapes de transformation de l’expérience en savoir . Dans les champs des maladies chroniques, ces savoirs se retrouvent sous le vocable d’expert par l’expérience (expert by experience) possédant une expertise expérientielle (Borkman, 1976 ; Akrich et Rabeharisoa, 2012).

Ainsi l’enjeu des formations participatives est de permettre aux usagers de prendre cette distance nécessaire et de transformer leur parcours d’expériences singulières en savoirs et compétences. Ces savoirs se veulent complémentaires des savoirs académiques et professionnels mobilisés par les soignants dans leurs activités de soins et d’accompagnement.

Ces approches sont à la base de programmes de formation tels que ceux du projet européen EMILIA6, qui visait à faciliter l’accès à l’éducation tout au long de la vie et à l’emploi des usagers des services psychiatriques. EMILIA s’est attaché à former des usagers des services psychiatriques dans huit pays européens7 afin qu’ils reconnaissent les savoirs propres qu’ils ont acquis tout au long de leur vie et qu’ils les mobilisent dans différentes activités.

Sept principes ont guidé l’ingénierie de formation du projet, qui s’est déroulé sur les huit sites :

– l’apprentissage suit une approche formelle : les usagers participent à de courtes sessions d’une à quatre heures par jour sur un nombre prédéterminé de jours ;

– l’approche interactive est privilégiée même si des sessions magistrales sont des options possibles pour aborder certains types de savoirs ;

– la pédagogie par projet8 constitue le socle commun avec chaque usager qui conduit son projet personnel et professionnel ;

– l’éducation par les pairs se basant sur les acquis de l’expérience est valorisée ;

– la formation est coconstruite avec les usagers, avec la participation d’usagers formateurs à la conception des objectifs pédagogiques globaux et à la formalisation des contenus ;

– l’évaluation de la progression des usagers par rapport aux objectifs donnés et permettant de réajuster les objectifs, méthodes et outils selon les expériences et les avis de chacun.

– les méthodes et contenu sont adaptés au contexte local.

Ainsi un ensemble de formations visant à améliorer la connaissance de la maladie, de ses effets et du « vivre avec » a été mis en œuvre non seulement auprès des usagers, mais également auprès des proches ainsi qu’auprès des professionnels. A Paris, la liste des formations réalisées au cours de la recherche-action EMILIA incluent des sujets aussi variés que Gérer son parcours professionnel, Se rétablir, Soutenir un proche, Activer son réseau de soutien social, Prévention du suicide, Concordance : la gestion autonome du traitement, Discrimination en psychiatrie, Devenir témoin expert des services de santé mentale …

De façon originale, des formations hybrides coconstruites avec les usagers, ont été conduites sur le site parisien. Les bénéficiaires pouvaient être à la fois usagers et proches ou bien usagers et soignants. L’intérêt d’une telle approche pédagogique est de travailler des notions, telles que la prévention du suicide, l’observance du traitement, de façon à rendre la relation soignant/soigné plus symétrique, et à développer une culture commune sur le sujet abordé. De plus, les usagers ont été encouragés à élaborer et à animer des formations à l’attention des conseillers de Missions locales et autres chargés du handicap de grandes entreprises et d’universités sur la maladie, ses causes, ses traitements et ses implications dans le parcours de formation initiale et dans la recherche d’emploi. Ces sensibilisations au handicap psychique étaient ainsi co-animées par un psychiatre et par deux usagers témoins, valorisant et légitimant la parole, l’expérience et le vécu de l’usager9.

Les usagers du projet EMILIA ont également participé en tant que co-chercheurs à l’intégralité d’un processus de recherche en santé mentale : de la formation à des outils d’enquête (questionnaires, entretiens, enquêtes exploratoires…) à la communication dans des séminaires scientifiques ou des conférences. C’est par exemple le cas d’une recherche sur « Usage de la ville et troubles psychiques » réalisée entre les usagers co-chercheurs et le groupe de sociologues, historiens et géographes issus du Collectif « Ville et Santé mentale »10.

Un des facteurs de succès de cette participation citoyenne réelle dans les formations a consisté ici à non seulement former les usagers mais, surtout à éduquer les professionnels de la santé aux principes du rétablissement, et à travailler à leur reconnaissance du savoir issu de l’expérience de la maladie que détient chaque personne vivant avec la maladie et qui permet à tous d’être dans une posture permanente de co-apprentissage. Pour ce faire, il est nécessaire que des usagers formés, en situation de rétablissement, participent dès le départ à tous les programmes de formation comme à toutes les interventions d’inclusion sociale menée par les services psychiatriques et qu’une méthodologie transparente et collective soit suivie jusqu’à la communication sur les effets de ces actions.

Notes de bas de page

1 http://www.gacps.org/

2 https://aqrp-sm.org/groupes-mobilisation/pairs-aidants-reseau/

3 http://www.power2u.org/

4 http://copelandcenter.com/

5 Pour l’ensemble de ces définitions se référer à Courtois, B. ; Pineau, G. et al., (1991). La formation expérientielle des adultes, La Documentation Française

6 Voir Greacen, T. et Jouet, E. (2012). Pour des usagers de la psychiatrie acteurs de leur propre vie, Toulouse : Eres

7 Angleterre, Bosnie, Danemark, Espagne, France, Grèce Norvège, Pologne.

8 Boutinet, J.P. (2010). Grammaire des conduites à projet, Paris, PUF

9 Jouet, E. Moineville, M. Favriel, S. Leriche, P. Greacen, T. (2013). Impact significatif auprès des conseillers à l’emploi d’une action de sensibilisation à la santé mentale et de déstigmatisation incluant des usagers formateurs, L’Encéphale, (accepté pour publication).

10 Michel, A. (sous la dir. de). (2009). Ville et santé mentale. Projections, politiques, ressources, Editions Le Manuscrit, coll « Recherche et Université » Paris

Bibliographie

Akrich, M et Rabeharisoa, V. (2012). L’expertise profane dans les associations de patients, un outil de démocratie sanitaire, Santé publique, 2012, (24)/1, 69-74

Bézille, H. (2003). L’autodidacte – Entre pratiques et représentations sociales. Paris: L’Harmattan.

Borkman, T. (1976). Experiential knowledge: A new concept for the analysis of self help groups. The Social Service Review, 50(3), 445-456.

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