L’homme habite, il prend place parmi les humains. Pour cela, il lui faut un lieu où inscrire son corps, sa subjectivité, son histoire, sa citoyenneté. S’il ne peut habiter, l’homme ne peut prendre place et cela s’appelle aujourd’hui l’exclusion. L’aider à habiter, cela s’appelle lutter contre l’exclusion.
Mais il faut préciser qu’habiter ne se réduit pas à être logé ; habiter est un acte anthropologique qui consiste à mettre de soi dans un lieu, y investir, s’y investir dans un acte où une place est reconnue comme telle par le socius. A l’inverse, ne pas pouvoir habiter est l’un des signes majeurs du vécu d’exclusion, qui fait partie du syndrome d’auto-exclusion. On pense immédiatement, bien sûr, à l’incurie dans l’habitat, dit « syndrome de Diogène », qui est curieusement assimilé à un trouble obsessionnel compulsif dans le DCM52. On pense aussi à la difficulté bien réelle de trouver un logement, et parfois même une domiciliation, pour les personnes en précarité sociale, en particulier certains migrants.
Mais dans un sens métaphorique et pourtant bien réel, la notion d’habiter concerne d’autres objets que le logement ; c’est cela que nous allons évoquer en l’appliquant aux migrants sans papier et autre déboutés du droit d’asile dont le pourcentage va croissant par rapport aux demandes. On admettra qu’un sujet, qu’une famille qui a quitté son pays pour des raisons graves (violences d’état, violences interethniques, extrême pauvreté) ne se sent plus chez lui, chez elle, dans son pays d’origine ; mais pas d’avantage chez lui ou chez elle dans le pays d’accueil si l’admission administrative est très retardée ou refusée. Plus là-bas et pas encore ici, le sujet dont nous parlons vit dans un non-lieu où il lui devient difficile d’habiter, avec en sus un temps d’attente désespéré qui devient du même coup un hors temps. Dans ce contexte, nous présentons deux modalités troublées de l’habiter.
1 – Ayant l’opportunité d’être en position d’analyse de la pratique dans des lieux d’hébergement pour migrants sans papier3, j’ai pu observer leur extrême précarisation s’accompagnant de signes de déshabitation.
Il s’agit d’abord classiquement de la déshabitation de soi-même : ne plus sentir son corps, avoir des émotions émoussées, ne plus penser ; mais s’y ajoute souvent une rupture active du lien4, caractérisée pour les familles par des troubles importants de la préoccupation parentale : celui/celle qui déshabite son être semble perdre le souci de ses enfants. Ainsi, dans un foyer ouvert à cette population, les membres de l’équipe éducative me parlent avec insistance d’enfants laissés à l’abandon, s’adultifiant dans le meilleur des cas en prenant soin de leurs parents, mais aussi entrant en délinquance, en prostitution, s’investissant mal ou plus du tout à l’école, parfois se déprimant directement. Si j’ai pu penser à des facteurs culturels où l’enfant est usuellement laissé plus libre de ses mouvements que chez nous, j’ai dû ici admettre une véritable atténuation du souci parental, préoccupante, nécessitant parfois une déclaration auprès des autorités compétentes en matière d’enfance. On évoque aussi des bébés laissés de longs temps seuls dans la chambre familiale tandis que la mère (on me parle plus d’elle que du père) vaque ailleurs à ses occupations. occupations. Le fait de remarquer ce désinvestissement parental et d’être en souci pour les parents (et pas seulement pour les enfants) peut d’ailleurs être stimulant pour les familles5.
2 – Toujours en position d’analyse de la pratique, j’ai pu également observer les effets sur les soignants du fait de recevoir des mères migrantes avec enfants vivant à la rue ou dans des conditions d’extrême précarité. Le personnel médical, infirmier, travailleur social ressent très douloureusement ces situations : tout se passe comme si la souffrance exposée des mères et des enfants squattait, littéralement, l’être psychosomatique des soignants accueillant, souvent d’ailleurs des femmes et des mères. Dit autrement, les soignants sont habités par la souffrance de celui ou celle qui est en position de non appropriation (non habitation) de sa propre souffrance ; cela entraine des affects d’impuissance et de culpabilité térébrants, par identification et par empathie massive, avec assez souvent le souhait (provisoire) d’arrêter ou de limiter ce type de travail pour se protéger. Il s’agit de pouvoir élaborer ces situations sans les désinvestir, d’avoir un cadre sain et une hiérarchie qui protège ce travail subjectivement très difficile. Le soin peut être ressenti comme une sanitarisation de problèmes sociaux et un palliatif du rejet politique exercé à l’encontre des migrants, alors même qu’il peut y avoir des situations médicalement préoccupantes.
Ce que j’ai appelé ailleurs « souffrance portée »6 dans le cadre des cliniques de la précarité est ici chauffé à vif, et a pu être qualifié de « cliniques de l’extrême »7. On peut comprendre, sans l’accepter, le rejet de nombre d’équipes soignantes vis-à-vis de ces situations comme étant le refus d’être contaminé par ces souffrances portées, dans un contexte global peu propice à l’accueil de l’étranger.
Notes de bas de page
1 Sophocle Œdipe, in : Œdipe-Roi, Œdipe à Colone, Antigone, traduit et commenté par Jacques Lacarrière, éditions du Félin, 1994, p 75
2 H. Bochau, Œdipe sur la route, Edition Babel 2008, 1ère édition 1992
3 H. Bochau, opus cité, p183-185
4 Precari en latin, qui a donné le mot ‘’précarité’’, signifie supplier, demander par la prière. Au début d’Œdipe-Roi, les suppliants étaient les sujets du Roi Œdipe et non Œdipe
5 Manuductio(n) est un mot très utilisé chez les auteurs latins, il signifie conduire par la main, accompagner de près.
6 Sophocle traduit par P. Lacarrière, opus cité, p 106, vers 393
7 J. Krakauer, Into the wild, presse de la cité, 1996, 1997 édition Française
8 Pour ceux qui ne connaissent pas l’auto-exclusion, lire J. Furtos : Les cliniques de la précarité, chap XI, Masson, 2008, De la précarité à l’autoexclusion, Editions de la rue d’ULM, 2009 Le syndrome d’auto-exclusion : in Rhizome n°9, La psychiatrie publique en questions, 2ème Volet : Un héritage à réinventer, 2002
9 Sophocle traduit par P. Laccarière, opus cité, p108