Dans les facultés de médecine, on s’intéresse de plus en plus aux patients comme formateurs. Un projet conduit à Lyon et Saint-Étienne, intitulé « Patients Acteurs de l’Éducation Médicale » (PACTEM1) propose une recherche-action autour de la participation des patients dans les formations initiales et continues des professionnels de santé. Ce projet cherche à outiller conceptuellement les tenants et aboutissants de ces formations, à évaluer leur bien-fondé pédagogique en s’intéressant à l’expérience des apprenants, et à analyser les conditions favorables à l’accueil des patients en faculté de médecine.
Que des patients prennent part à la formation des médecins n’est bien entendu pas nouveau. Foucault a montré comment, avec la médicalisation de l’hôpital et la constitution de la clinique à partir du XVIIIe siècle, l’observation au chevet du malade s’est construite précisément comme dispositif d’apprentissage et d’enseignement. Et du côté de la faculté, les cas cliniques présentés en amphithéâtre permettent depuis longtemps aux professeurs d’enseigner et d’illustrer des connaissances médicales ou des pistes de recherche. Jusqu’à très récemment, il arrivait que des patients soient amenés là, en personne dans l’amphithéâtre, pour servir passivement la démonstration.
Les patients formateurs d’aujourd’hui rompent avec ce mode d’existence comme matière-support. Les patients ne sont plus des sujets à étudier ou un terrain d’apprentissage, mais des personnes qui à partir de leurs expériences développent des savoirs. Ils ne sont plus assignés à leur passivité de malades subissant la maladie, ils interviennent en tant qu’ils mettent en œuvre eux-mêmes des pratiques de soin.
Ces changements sont profonds et renvoient à un enjeu politique plus large, celui de la démocratie et de la construction du commun. Dans son Enquête sur les formes démocratiques de la participation (2011), la philosophe Joëlle Zask propose de regarder la participation comme quelque chose qui recouvre trois aspects distincts mais indispensables : participer, c’est prendre part (comme un convive participe à un dîner, un étudiant à un cours, un citoyen à une commission) ; c’est aussi contribuer (comme on le fait quand on « participe » à un cadeau) ; c’est enfin bénéficier (comme dans l’expression « participer aux bénéfices » d’une entreprise)2.
Ces trois dimensions de la participation permettent de penser ce que pourrait être une formation des soignants à laquelle participeraient des patients, dans une optique pragmatique de construction de la professionnalité et dans l’horizon d’une démocratie réelle. Reprenons donc, dans le désordre, les trois dimensions de la participation distinguées par Joëlle Zask.
Participer comme contribuer
Quelles contributions des patients peuvent-ils apporter à la formation des professionnels de santé ? Une première réponse à cette question se donne d’emblée en termes de ressenti et d’expérience subjective. Face aux savoirs froids et à l’objectivité distante des savoirs médicaux, les patients ont un vécu de la maladie et du soin, une expérience qui leur est propre. Ils peuvent ainsi contribuer à la formation médicale en partageant, par le témoignage et ses variations narratives, ce qui dans leur vécu leur est propre et qui viendrait en complément de la formation scientifique dure. Mais ce point de vue rencontre vite ses limites : la contribution d’un patient, pensée en ces termes, ne risque-t-elle pas d’être limitée à ce dont elle provient, à savoir le ressenti individuel, subjectif et irréductiblement particulier ? Un supplément d’âme, en tant que tel, est-il formateur ?
Pour éviter l’écueil subjectiviste, on pourrait faire l’hypothèse que la contribution apportée par les patients provient plutôt d’une mise en commun de multiples expériences singulières. On tend alors, à la limite, à penser que les patients se dotent d’une « culture » commune, en partageant leurs expériences du système de santé ou des réseaux de soins3. Les patients contribueraient ainsi à transmettre des savoirs élaborés collectivement entre-soi. Cependant, dire que les patients contribuent à la formation médicale à partir d’une culture commune (qu’on qualifiera rapidement de « profane »), ne retrouvons-nous pas alors encore ce vieux partage entre deux cultures (sciences et humanités), qui a fait tant de dégâts dans la formation médicale ?
Une troisième hypothèse consisterait donc à dire que les patients contribuent à la formation en partageant tout simplement des savoirs. Sciences citoyennes, démarches participatives, réhabilitation du rôle des amateurs etc. participent à ce mouvement favorable au développement des échanges interdisciplinaires et intersectoriels. Reconnaître que des savoirs peuvent être construits et portés par des patients, c’est abandonner le modèle du déficit qui caractérise les patients par leurs multiples manques (de diplôme, de recul, etc.). Des enquêtes ont montré que les contributions informées des collectifs de patients ne se cantonnent pas qu’au psychosocial4. Elles entrent souvent en dialogue critique avec les savoirs médicaux, les recommandations de bonnes pratiques, les catégories nosologiques, etc. Dans ces conditions, des patients se trouveraient en position de contribuer à la formation intellectuelle, conceptuelle, notionnelle des professionnels de santé. Cela requiert alors de construire des ponts pour surmonter l’hétérogénéité entre savoirs « scientifiques » et savoirs « expérientiels ».
Participer comme bénéficier
La participation authentique a une dimension de réciprocité : participer contribue aussi à transformer et à enrichir ce que l’on est. En quoi des patients, des usagers, peuvent-ils bénéficier d’une participation à la formation de professionnels soignants ? Une première hypothèse est qu’en contribuant à cette formation, les patients contribuent à fabriquer des soignants plus compétents, à travers lesquels ils reçoivent de meilleurs soins. Ce que retireraient alors les patients en participant à la formation, ce serait donc un bénéfice indirect.
Lors d’interventions en faculté de médecine de malades notamment dans le domaine de la santé mentale, des étudiants se sont demandés si les interventions de patients qui leur étaient proposées n’auraient pas pour eux-mêmes une vertu cathartique, thérapeutique. Mais des patients racontent en retour que l’échange lors de formations avec les soignants a pu être aussi « bousculant » et déstabilisant. Il faut donc faire attention et prendre soin de tout le monde lors de ces rencontres. Et aussi, aller au-delà de cette représentation du malade qui continue à se soigner en témoignant. Prendre la parole et partager son expérience, c’est peut-être se faire du bien, mais c’est surtout pouvoir être reconnu pour ce que l’on est et ce que l’on en fait. Autre dimension donc, de portée plus politique celle-là : la reconnaissance. En participant à la formation des professionnels, les usagers peuvent partager leurs expériences dans un lieu propice, dans lequel l’enjeu n’est pas comme dans les lieux de soin d’abord de trouver des réponses et des solutions, mais de réfléchir aux bonnes questions à poser.
On peut imaginer qu’ainsi se transforment les relations entre institution et usagers. Il est courant aujourd’hui que les patients soient renvoyés à la figure de l’usager-consommateur de soins, caractérisé par une désaffiliation et un nomadisme médical. En miroir, les professionnels de santé sont réduits à n’être que des prestataires de soins, soumis à la loi de la demande. Le fait que des patients participent aux enseignements pourrait permettre de renouveler le modèle de relation entre usagers et services de santé, entre médecins et patients, sur un mode plus partenarial, avec plus de réciprocité et peut-être d’égalité.
Participer comme prendre part
Reste l’aspect le plus évident de la participation : il faut bien prendre part, sans quoi il n’est pas possible d’apporter une contribution ni d’en retirer quoi que ce soit. Mais dans quelle mesure, auprès de qui, dans quels lieux, selon quelles modalités, en rapport avec quelles commandes et quelles consignes les patients prendront-ils part à la formation des professionnels de santé ? Qui sont les patients qui participent à ces formations ? Sont-ils des modèles d’observance, des individualités d’exception, des enseignants compétents, des porte-paroles d’associations ayant pignon sur rue ?
À l’Université de Montréal, des patients sont recrutés, selon leurs compétences individuelles (communication, réflexivité, adaptation, etc.) pour participer avec des spécialistes et des médecins de famille à des formations en éthique et à des mises en situation pour développer l’approche partenariale5. Dès le début de leurs cursus médical, les étudiants de médecine sont mis en lien avec des tuteurs patients qui les suivent au cours de leur formation6. En France, des patients sont aujourd’hui formés dans des Universités des Patients7. Pour les patients qui participent aux programmes d’éducation thérapeutique, d’autres formes de coopérations réflexives peuvent s’envisager notamment en se tournant vers les formations de soignants8.
Les choses bougent, mais cette question de l’institutionnalisation est délicate. Nous partons d’une situation où les patients ne sont pas encore légitimes à intervenir, sauf bien sûr comme cas cliniques et à la limite comme représentants d’usagers. L’institution universitaire, qui s’organise pour développer des compétences pointues chez les soignants, continue d’assigner aux patients/usagers le statut de bénéficiaires ultimes et ne les considère pas comme partie-prenantes de la construction d’une professionnalité. Et lorsque les patients interviennent – personnes malades témoignant d’un travail associatif, médiateurs pairs invités pour parler addiction, parents concernés par des maladies rares etc. – c’est dans le cadre d’un dispositif de cooptation cadré et bordé par une institution à laquelle ils n’ont jusqu’à présent pas pris part. En quoi et à quelles conditions des patients-formateurs peuvent-ils catalyser des transformations de la formation médicale et plus largement des milieux de santé ? Une question à laquelle on espère obtenir quelques éléments de réponse…
Notes de bas de page
1 Ce travail est conduit par une équipe pluridisciplinaire (philosophie, anthropologie, médecine générale, psychiatrie, santé publique, sociologie) sur le site Lyon Saint-Étienne. Nous avons reçu un soutien d’amorçage au titre de « Projet Exploratoire » du Programme Avenir Lyon Saint-Étienne de l’Université de Lyon (ANR-11- IDEX-0007) et de l’université Lyon1 (soutien à l’innovation pédagogique). Plus d’informations sur www.pactem.hypotheses.org
2 Zacks, J. (2011). Participer : essai sur les formes démocratiques de la participation. Coll. « Les voies du politique ». Latresne, France : Le Bord de l’eau.
3 Gross, O. (2015). De l’institutionnalisation d’un groupe culturel à une entreprise de formation. Le cas des patients experts. Éducation permanente, 202.
4 Akrich, M., Meadel, C. et Rabeharisoa, V. (2009). Se mobiliser pour la santé : des associations témoignent. Presses des MINES.
5 Karazivan, P., Dumez, V., Flora, L., Pomey, M.-P., Del Grande, C., Ghadiri, D. P., Fernandez, N., Jouet, E., Vergnas, O., et Lebel, P. (2015). The Patient-as-Partner Approach in Health Care : « A Conceptual Framework for a Necessary Transition ». Academic Medicine, 90-4, p. 437 441.
6 Pomey, M.-P., Flora, F., Karavazian, P., Dumez, V., Lebel, P., Vanier, M.-C., Debarges, B., Clavel, N. et Jouet, E. (2015). Le « Montreal model » : enjeux du partenariat relationnel entre patients et professionnels de la santé. Santé Publique, 1-HS, p. 41 50.
7 Pereira Paulo, L. et Tourette-Turgis, C. (2014). De l’accès à l’expérience des malades à la professionnalisation de leurs activités : reconnaître le care produit par les malades. Le sujet dans la cité, 5-2, p. 150 159.
8 Jouet, E., Las Vergnas, O. et Noël-Hureaux, E. (2014). Nouvelles coopérations réflexives en santé : De l’expérience des malades et des professionnels aux partenariats de soins, de formation et de recherche. Paris, France : Éditions des Archives contemporaines.