Entretien avec des psychologues de Médecins Du Monde
Rhizome : Pouvez-vous présenter la situation sur le littoral du Nord de la France ?
Dans le Nord de la France, depuis déjà plusieurs années, des exilé.e.s sont en transit pour rejoindre l’Angleterre. Ces personnes viennent d’Afghanistan, d’Erythrée, du Soudan, du Pakistan, d’Irak, d’Ethiopie, de Syrie, d’Egypte, et fuient les persécutions subies dans leurs pays d’origine.
Des campements précaires existent à proximité des zones de passages pour l’Angleterre : les exilé.e.s tentent de rejoindre l’Angleterre en entrant dans les camions qui prendront par la suite les ferrys ou le tunnel sous la Manche. Ils et elles risquent leurs vies quotidiennement pour rejoindre ce pays. Pourquoi l’Angleterre ? Pour la langue qu’ils et elles parlent déjà, pour rejoindre une partie de leur famille qui y vit, parce que son système d’asile est réputé plus rapide que le système français, parce qu’il semble qu’on y trouve du travail plus facilement.
Toutefois, tou.te.s ne sont pas en transit vers l’Angleterre, d’autres habitant.e.s de ces campements sont en demande d’asile en France, par choix initial ou par dépit face à une frontière trop difficile à traverser.
Parmi ces camps, le bidonville de Calais a accueilli jusqu’à 10 000 personnes, avant d’être démantelé fin octobre 2016 par l’État. Les exilé.e.s ont été dispersés dans des Centres d’Accueil et d’Orientation (CAO) dans toute la France, qui leur proposent un accueil et un accompagnement aléatoire selon les centres. Aujourd’hui, près de trois mois après le démantèlement, nous continuons à suivre plusieurs de nos patients ayant atterri dans des CAO. D’autres sont de retour dans la région pour continuer à tenter le passage vers l’Angleterre1.
Rhizome : Quelles sont vos missions et vos activités ?
La mission de Médecins du Monde sur le Littoral est d’améliorer l’accès aux soins et aux droits des personnes en situation de précarité et en particulier des personnes exilées sur la zone. L’association est présente depuis plus de dix ans auprès des populations exilées de la région, principalement dans le Dunkerquois. Depuis 2012, MdM développe aussi des activités dans la ville de Calais. En 2014, du fait de l’augmentation de la population migrante, d’une dégradation des conditions de vie, d’expulsions à répétition, le volume opérationnel sur Calais a fortement augmenté. À cette époque, de nombreuses associations extérieures ont commencé à développer des activités sur la zone, et le nombre de bénévoles a considérablement augmenté (notamment des bénévoles anglais). En effet, avant cela, les associations étaient majoritairement des associations locales ou ayant une antenne locale (Terre d’Errance Norrent-Fontes, l’Auberge des Migrants, Secours Catholique, Salam) travaillant avec des bénévoles locaux. La « crise humanitaire » sur le bidonville de Calais est arrivée à la même période que la parution de la photo du bébé syrien mort sur la plage. Énormément de personnes se sont alors mobilisées.
Pendant plusieurs années, l’intervention associative et humanitaire sur Calais était centrée sur les besoins primaires des exilés : conditions de vie, accès à l’eau, aux soins médicaux, etc.
Depuis 2014, notamment suite à l’expulsion très violente d’un camp2, la question de la santé mentale a commencé à se poser pour les exilé.e.s mais également pour les intervenant.e.s. Au début de l’été 2015, suite à une augmentation importante du nombre de personnes vivant sur le bidonville de Calais et à une dégradation alarmante des conditions sanitaires, MdM a ouvert un centre de soins sur le bidonville. Peu de temps après, des consultations psychologiques ont été mises en place, ainsi qu’un « espace psychosocial » afin d’aborder la santé dans sa dimension globale, physique et psychique. Quelques mois après, l’hôpital a embauché un psychologue pour assurer des consultations sur le bidonville dans le centre de santé qu’il venait de mettre en place. Ainsi, nous avons réorienté nos activités vers des « maraudes », afin d’« aller vers » les exilé.e.s qui n’étaient pas en mesure d’accéder seuls aux soins de santé physique et mentale dans le droit commun et nous avons mis en place un nouvel espace psychosocial.
Rhizome : Sur le plan de la santé mentale, dans quelles situations se trouve le public que vous rencontrez ?
Les personnes que nous accompagnons ont été confrontées à de nombreuses formes de violences tout au long de leur parcours et y sont toujours confrontées. Dans le pays d’origine tout d’abord, avec les guerres, tortures, persécutions et autres horreurs. Sur la route migratoire, qui a duré plusieurs mois voire plusieurs années (certaines personnes ont quitté leur pays depuis sept ans lorsque nous croisons leur chemin sur les camps). Nombre d’entre eux ont eu des problèmes dans les pays de transit par lesquels ils sont passés avant d’arriver en France (exploitation, enfermement, ou prise d’empreinte forcée dans un pays européen, qui leur vaudra par la suite d’être « dubliné3 » lorsqu’ils demanderont l’asile).
Et puis, à l’arrivée en Europe et en France : désillusions et désespoir s’accumulent. La difficulté de la frontière, après toutes celles qu’ils et elles ont déjà traversées. Les exilé.e.s sont confrontés à des conditions de vie indignes et humiliantes. Même l’accès aux besoins de base est très limité. Les associations ont négocié pendant plusieurs années pour obtenir des toilettes et points d’eau. Certains camps les négocient encore.
Ces exilé.e.s redécouvrent les violences policières, civiles ou des passeurs, alors même qu’ils et elles fuient des violences et sont en recherche de protection et de sécurité. Pour des personnes ayant été torturées par des gens en uniforme, voir la police en permanence sur leur lieu de sur-vie et subir ces violences ne fait que raviver les traumatismes et les souffrances.
Les exilé.e.s sont également confrontés à de nombreuses violences institutionnelles. Les différentes démarches sont longues et incompréhensibles. L’absence d’interprétariat est un obstacle supplémentaire, ne permettant que difficilement l’accès à l’information et aux droits, et mettant à mal la possibilité de prendre des décisions éclairées.
Ces différentes violences de l’inhospitalité ont été dénoncées à de nombreuses reprises par les associations, mais également par le Défenseur des Droits, Human Rights Watch, ou la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme.
Ces situations occasionnent beaucoup de souffrances sur le plan psychique et moral. Celles-ci sont souvent réactionnelles à ce que les exilé.e.s sont en train de vivre, en lien avec les conditions de sur-vie, la déshumanisation, le traitement dégradant qu’il leur est imposé, la précarité. État dépressif, état de sidération, stress et anxiété sont des problématiques récurrentes. Les exilé.e.s sont souvent en proie à des troubles du sommeil, de l’appétit, de l’affectivité, de la pensée.
De nombreuses personnes présentent des états de stress post-traumatiques, liés à des situations de violences vécues antérieurement et/ou à Calais.
Une part importante des souffrances dont nous sommes témoins constitue une réaction normale à une situation anormale. Certaines des personnes que nous accompagnons font également face à des troubles psychologiques/psychiatriques plus sévères, telles que des troubles de la perception, nécessitant souvent une hospitalisation en unité psychiatrique.
Par chance, des facteurs de soutien social et communautaire existent bien souvent au sein des différentes communautés présentes. Ils constituent des repères réels auxquels les personnes en souffrance peuvent se référer ainsi que des supports de résilience sur lesquels elles peuvent s’appuyer.
Rhizome : Qu’implique le contexte d’urgence et de précarité sur votre intervention ?
Ne semble-t-il pas absurde de tenter de favoriser le bien être des personnes au milieu d’un bidonville surpeuplé, alors que des tirs de grenades lacrymogènes résonnent quelques mètres plus loin ? Ce contexte, à l’origine de notre intervention, la sabote quotidiennement. Pour autant, celle-ci nous paraît nécessaire, au moins pour limiter les conséquences sur la santé mentale des habitant.e.s de cette zone de non droit.
Le contexte dans lequel nous intervenons est particulièrement délicat dans la mesure où il est susceptible de réactiver des traumatismes antérieurs et d’en créer, bien souvent, de nouveaux. Il n’est pas neutre, mais extrêmement destructeur et nocif pour la santé mentale.
À plusieurs reprises, nous avons accompagné les exilé.e.s ayant vu leur ami se faire écraser sur l’autoroute lors d’une tentative de passage en Angleterre, parfois sans que le conducteur s’arrête, ou encore écrasé par le train sur le site d’Eurotunnel. La violence de ce contexte est extrême : plus de 20 exilé.e.s sont morts à cette frontière en 2014, 25 personnes en 2015, 18 personnes en 2016, et déjà un jeune homme en 2017. Suite à ces décès dans des circonstances dramatiques, aucun soutien psychologique n’est mis en place par les autorités pour les proches ou les nombreux témoins (Eurotunnel a de son côté mis en place une cellule psychologique pour ses salarié.e.s), ni aucun accompagnement dans les démarches complexes de rapatriement du corps ou d’enterrement. De plus, les suites judiciaires sont peu nombreuses. Cela est d’une violence terrible pour les personnes.
Une personne en souffrance psychologique est d’autant plus vulnérable dans un contexte dans lequel sa souffrance n’est ni entendue, ni reconnue, voire reniée.
Nos interventions au sein du bidonville reflètent la précarité même du lieu dans lequel les personnes que nous recevons sur-vivent. Nous essayons de faire de notre mieux, mais dans ce contexte, notre intervention est, elle-même, véritablement fragile.
En transit sur ce bidonville, les exilé.e.s habitent la frontière, cet entre-deux insécurisant et déshumanisant. Ils et elles sont dans l’attente d’un endroit meilleur, ici ou ailleurs, dans lequel ils puissent se sentir suffisamment en sécurité pour commencer à se reconstruire. Le « voyage » n’est pas terminé. Les personnes exilées doivent en priorité satisfaire leurs besoins physiologiques et leurs besoins de sécurité afin de pouvoir se préoccuper par la suite de leur santé mentale.
Les prises en charge sont ponctuelles et limitées, ainsi les retentissements de nos interventions sont superficiels. L’engagement dans le processus thérapeutique nécessite une certaine stabilité physique et psychique à laquelle les personnes que nous accompagnons n’ont pas accès. L’attente d’une place en hébergement ou la chance d’un passage réussi pour l’Angleterre, par exemple, ne le permettent pas. La reconstruction dans le bidonville de Calais est impossible et impensable, c’est la raison pour laquelle les professionnels tentent d’apaiser les symptômes et de limiter les séquelles.
Les traumatismes, l’éloignement du pays d’origine et la perte des repères d’origine peuvent entraîner une altération du lien à l’Autre mais également du lien à soi. Le travail d’accompagnement psychologique sur le bidonville est donc principalement réduit à un travail de « (ré)humanisation ».
Nous aspirons à prendre l’individualité des personnes en considération, à leur rendre la dignité et l’humanité qu’elles méritent et qui manquent tant dans ce contexte déshumanisant. Nous soulignons dès lors l’intérêt et l’importance d’extraire chaque personne de cette masse que les médias et les politiques appellent « les migrant.e.s ». Selon Jean-Claude Métraux « la reconnaissance prime sur la connaissance, il s’agit de reconnaître pleinement autrui avant de faire appel à nos usuelles techniques professionnelles. » (Métraux, 2011) Avant d’être une rencontre entre un.e professionnel.le de santé mentale et un.e patient.e, il s’agit avant tout d’une rencontre humaine.
En tant que représentants de la société d’accueil, nos équipes ont pour mission première d’accueillir les personnes dans leur singularité et leur unicité. Il s’agit de reconnaître l’autre en nouant un contact, en appelant les personnes par leur prénom, en créant du lien, en interrogeant, encourageant, rassurant. Nous cherchons à souligner les forces et les capacités de résilience dont ces exilé.e.s ont fait et font encore preuve. Nous essayons également de redonner de l’importance à une histoire de vie qui devient trop souvent l’objet de démarches administratives sans fin, et qui ne leur appartient plus réellement tant elle est questionnée et malmenée. « L’injonction à témoigner » (Pestre, 2010), à raconter, à rendre audible ces violences difficilement dicibles représente une épreuve supplémentaire pour la santé mentale de ces survivant.e.s. Le récit de vie est un impératif des procédures de demande d’asile. Il résume le parcours de vie des demandeurs, réduisant ainsi la richesse de leur identité à quelques pages de papier. Il est essentiel que les personnes puissent se réapproprier ce passé qui est le leur, pour pouvoir exister et être reconnues.
Nous tentons fréquemment de rassurer les personnes quant aux symptômes réactionnels qu’elles peuvent manifester sur le bidonville. Pour ce faire, nous cherchons à déculpabiliser les réactions psychologiques susceptibles d’émerger, en replaçant le contexte. Nous nous entendons souvent dire « ce n’est pas toi qui es fou, mais la situation qui est folle ». Il s’agit de nommer, renommer la violence, d’essayer de lutter contre sa normalisation, sa banalisation et pire encore son acceptation dans le but de reconstruire du lien, de remettre du sens là où il n’y en a plus.
Dans le cas des violences policières, nous entendons régulièrement. « Je suis chanceux, je n’ai été gazé que trois fois en quinze jours. » « Tu sais, ce n’est pas grave, j’ai vu pire en Syrie. »
Comment les politiques d’accueil de notre pays peuvent-elles engendrer autant de violences de la part de leurs représentants ?
La violence suppose l’annulation de la dignité de l’autre et la négation de son existence. Pour nos équipes, il s’agit tout d’abord de reconnaître et faire reconnaître le statut de victime de la personne qui témoigne, et de lui renvoyer pour qu’elle puisse en prendre conscience. Les équipes sensibilisent les personnes aux lois du pays « d’accueil » et aux droits dont elles disposent, dont la possibilité de porter plainte, de saisir le Défenseur des droits, de témoigner des violences qu’elles subissent.
Un monsieur en entretien exprime et décrit sa peur de devenir fou, son épuisement lié aux conditions de vie du bidonville, à la surpopulation, aux heures de marche pour les déplacements, à la présence constante de la police, à l’intrusion déplacée des personnes le prenant en photo sans demander son accord. « Tout le monde trouve cela normal. Moi cela me rend malade. » La banalisation de la précarité des conditions de vie et de la violence contraint les personnes à introjecter les dysfonctionnements extérieurs.
Nous essayons de mettre en place un accompagnement qui se veut global pour contrer les fragmentations et les violences dont ils sont victimes. La création d’un « safe space » physique et psychique permet d’envisager la reconstruction d’un lien, la recherche de sens là où il n’y en a plus, où tout n’est que violence. La bienveillance, l’accompagnement, le « care » sont ainsi des éléments essentiels des différentes étapes de notre prise en charge.
La temporalité particulière de ce bidonville a également un impact sur notre intervention. L’urgence, due au contexte de transit, nécessite de la part des professionnels des réponses rapides et efficaces. Les personnes que nous rencontrons sont susceptibles de ne plus être disponibles le lendemain, en cas de passage réussi pour l’Angleterre ou de déplacement. Il est donc nécessaire d’anticiper afin de limiter la rupture de soins et de traitements.
La précarité et l’instabilité du contexte obligent les professionnels à plus de « souplesse » dans leurs logiques d’intervention. Il faut pouvoir renégocier un rendez-vous en psychiatrie lorsque le patient a raté son rendez-vous parce qu’il tentait le passage, ou parce que le contrôle de police au camp a duré trop longtemps. Là encore, la précarité et la violence du contexte se rajoutent à de nombreux facteurs excluant déjà généralement ces populations des dispositifs classiques de santé mentale (par les délais de rendez-vous, l’absence de traduction, la question de la sectorisation). L’accès aux soins dans le droit commun pour ces populations en situation de précarité fait partie du plaidoyer de Médecins du Monde, et nous tentons de le faciliter au quotidien par nos activités d’accompagnement.
Rhizome : En quoi consiste l’intervention psychosociale ? Quels sont ses objectifs ?
L’intervention psychosociale est basée sur une approche globale de la personne, qui prend en compte le contexte (social, politique, économique, culturel, familial) dans lequel la personne évolue.
L’objectif de notre intervention est préventif et curatif : il s’agit d’aider les personnes à maintenir une santé mentale suffisamment bonne, et de limiter l’apparition de troubles, la dégradation de leur santé mentale, mais également d’accompagner les personnes en souffrance vers un mieux-être. Nous tentons de favoriser la résilience, de créer un cadre dans lequel les personnes puissent renforcer leurs capacités à se prendre elles-mêmes en charge.
Nous partons sur la définition de la santé mentale de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), selon laquelle « la santé mentale est davantage que l’absence de troubles ou de handicaps mentaux ». L’idée ici est d’aider à développer ou maintenir une santé mentale suffisamment bonne dans ce contexte destructeur.
Pour cela, nous ne travaillons pas seulement avec les individus, mais avec le collectif, pour restaurer et maintenir le fonctionnement social de la population qui se retrouve dans cet environnement de crise, où les mécanismes de protection et de soutien antérieurs sont mis à mal. Nous tentons de favoriser leur développement et leur reconstruction.
Quel intérêt y a-t-il à prendre uniquement en charge la santé mentale de la personne si celle-ci continue à vivre dans un bidonville alors qu’elle souhaite en sortir (pour aller dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, dans un foyer, ou encore pour trouver un appartement lorsqu’elle a obtenu le statut de réfugié) ? Il s’agit donc d’accompagner la personne dans toutes les sphères en faisant du lien avec les autres acteurs. Le psychologue a souvent un rôle de liaison, permettant de présenter un cadre unifié d’intervention et éviter ainsi le morcellement des prises en charge.
Rhizome : Concrètement, quel est votre cadre de travail et comment vous l’adaptez en fonction des situations ?
Notre cadre d’intervention est très large. Nous travaillons dans une démarche centrée sur la personne et ses besoins. Chaque prise en charge est unique, et se définit avec le patient, qui est au centre de sa prise en charge, et pas uniquement « consulté ».
Cette démarche peut aussi impliquer un accompagnement, par un psychologue, du patient pour certaines démarches : préparation du dossier d’asile, consultation médicale ou psychiatrique, recherche d’hébergement, etc. Généralement nous proposons cette « médiation » quand les souffrances psychologiques et/ou psychiatriques du patient peuvent être un obstacle à une prise en charge adaptée et de qualité. Nous avons le souci que cet accompagnement soit provisoire et s’inscrive dans une démarche d’autonomisation. Autrement dit, cette proposition n’est pas systématique. Elle dépend des problématiques et difficultés des patients et des interlocuteurs auxquels ils vont être confrontés. Il s’agit de faire du lien entre les patients en souffrance psychique et les dispositifs pour que la rencontre se fasse dans les meilleures conditions.
D’autres fois, il peut s’agir de discuter avec les leaders religieux pour une prise en charge, de trouver une solution de sortie d’hôpital psychiatrique adaptée pour un exilé, etc.
Les psychologues se doivent d’adapter le cadre de leurs interventions en permanence, tant il est large et mouvant.
Concrètement, nous avons deux dispositifs d’intervention principaux :
La « tente psychosociale »
C’est un lieu dans lequel chacun apporte ce qu’il souhaite. Notre objectif est d’offrir un lieu libre, un « safe space » qui favorise l’empowerment, le lien social, la rencontre entre les communautés, l’autonomie. Il ne s’agit pas de faire à la place, mais de donner les outils pour faire. De nombreux outils de médiation artistique sont disponibles dans ces espaces : feutres, peinture, argile, matériel de création, des livres dans les langues d’origine et en anglais, dont les personnes peuvent se saisir. Dans une autre partie de l’espace, les psychologues et médiateurs impulsent des ateliers créatifs : réalisation d’attrapes rêves, de potagers, de peinture, de carnets de voyage, patchwork, mandalas, techniques de relaxation et respiration, calligraphie, auxquels ceux et celles qui le souhaitent participent, le temps qu’ils souhaitent. Nous favorisons la valorisation des compétences des exilé.e.s en leur proposant de mettre leurs compétences à profit au sein de cet espace : cours de français animés par des exilé.e.s francophones, cours de yoga par d’anciens sportifs.
Par le biais de ces activités, il s’agit de maintenir une santé mentale suffisamment bonne pour les exilés, de travailler différentes compétences psychosociales. L’OMS la définit comme suit : « la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne. C’est l’aptitude d’une personne à maintenir un état de bien-être mental, en adoptant un comportement approprié et positif à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement. » C’est un lieu où l’on s’autorise à penser à soi, et à prendre du temps pour soi. L’acte très simple d’écouter une musique que l’on choisit et qui nous apaise peut faire beaucoup de bien lorsqu’on est en transit depuis des mois ou des années. Lire un livre dans sa langue d’origine, dessiner, écrire, (se) raconter, tant de choses qui nous paraissent banales au quotidien mais qui manquent dans cet endroit.
Dans cet espace, il n’y a pas d’obligation. Oublions donc les « Where are you from? », « Why did you leave your country ? » et ce genre de questions auxquelles les exilé.e.s doivent répondre parfois plusieurs fois par jour. Les équipes ont toujours une oreille disponible pour les personnes désireuses de parler de leur parcours. Elles ne posent pas de question mais peuvent être dépositaires d’histoires de vie. Les entretiens individuels sont possibles, dans un coin calme et isolé de la tente, dehors ou autour d’une table dans le container adjacent, selon le cadre dans lequel la personne se sent le plus à l’aise pour décharger ses souffrances.
Dans l’espace collectif ou en individuel, les personnes peuvent se remémorer le récit du voyage, les souvenirs des violences dans les pays d’origine, des trajets en bateau. La difficulté des conditions de vie, les violences policières ou les tentatives de passage de la veille, les démarches administratives en cours sont également fréquemment évoquées. Mais les équipes sont également témoins d’échanges riches d’émotions, de passions, de partage et de diversité. Ce lieu est à l’image de ceux et celles qui le fréquentent, chargé chaque jour de ce que les exilé.e.s souhaitent y apporter et accessible à tous.
Les « maraudes »
L’objectif est « d’aller vers » les personnes en souffrance psychique qui ne seront pas en mesure d’accéder aux soins de santé mentale par elles-mêmes.
Notre but est de repérer ces personnes, de les informer, les orienter et/ou accompagner vers une prise en charge adaptée, maintenir le lien, suivre la personne et l’évolution de sa santé mentale.
Les maraudes de repérage sont des moments où nous « prenons le temps » de boire le café, de discuter, d’échanger sur nos représentations et les leurs de la santé mentale, du soin, les signes d’alerte,…
Nous expliquons les dispositifs existants sur le bidonville, tentons de déconstruire les représentations qui vont souvent avec (la rencontre d’un psychologue n’implique pas forcément d’être « fou »). Nous essayons de faciliter l’accès aux soins de santé mentale.
Les psychologues pataugent dans la boue en bottes de pluie, restent boire le thé, et font leur entretien dans la cuisine collective. Nos attitudes se confrontent souvent aux représentations que les exilé.e.s peuvent avoir des étrangers soignants, et manifestement elles seraient plutôt rassurantes. La rencontre avec notre équipe devient alors l’étape précédant les soins psychiques « classiques » pour ceux qui le nécessitent et pour qui cela semble approprié.
Pour les maraudes de suivi des patients, nous retournons régulièrement voir les patients que nous accompagnons pour nous entretenir, de façon informelle, autour d’un thé, prendre de leurs nouvelles, voir comment ils vont, vérifier l’observance du traitement s’il y a lieu, l’évolution de leur santé mentale, faire un point sur la prise en charge, faire le lien avec un autre acteur associatif.
Les équipes sont composées de psychologues, accompagnés de médiateurs médicaux, interprètes en fonction des besoins de la personne que nous allons voir.
Rhizome : Avec quels partenaires avez-vous l’habitude de travailler ? Avez-vous des liens avec des « représentants » communautaires ?
Au sein même de l’association, les équipes sont pluridisciplinaires. Des médiateurs, traducteurs, soignants, psychologues travaillent ensemble dans les différentes étapes avec les patients : repérage, orientation, accompagnement, suivi. Ces différents regards et compétences sont complémentaires et permettent une prise en charge globale.
Nous travaillons principalement en réseau pour favoriser une prise en charge adéquate et de qualité, et pour permettre leur accès aux droits.
Une grande partie de notre travail est la mise en lien entre les patients et les acteurs associatifs ou institutionnels, mais également entre ces acteurs eux-mêmes autour d’un même patient.
Nous travaillons avec les acteurs de première ligne (bénévoles associatifs, indépendants, etc. présents sur le camp) qui repèrent des personnes en souffrance psychique et nous interpellent.
Nous travaillons avec des acteurs du domaine de la santé mentale (les psychologues associatifs, l’Équipe Mobile Psychiatrie Précarité, l’hôpital psychiatrique, les urgences psychiatriques), mais également des domaines du médical, social, juridique, pour une prise en charge globale.
La communauté de la personne (ses amis, ses proches, sa famille), les personnes qui vivent avec le patient au quotidien sont impliquées dans la prise en charge. Le lien avec le groupe et la compréhension du contexte et du cadre de vie du patient sont indispensables et souvent déterminants dans la réussite des prises en charge. Une personne dépendante aura plus de difficultés à arrêter sa consommation si elle n’est pas soutenue par son groupe. Tout comme une personne qui présente des symptômes de troubles post traumatique aura plus de difficultés à aller mieux si elle se sent stigmatisée dans le groupe et n’ose pas parler de ses troubles. Par ailleurs, nous échangeons beaucoup avec les communautés sur leurs représentations de la santé mentale, les nôtres, leurs représentations du soin, de la maladie, la stigmatisation.
Nous travaillons également auprès des leaders communautaires, des Imams, des curés qui nous sollicitent et que nous sollicitons régulièrement pour des prises en charge.
Il y a généralement beaucoup d’acteurs différents dans les prises en charge. Cela rend souvent les choses complexes, mais c’est cela qui en fait également leur richesse.
Notes de bas de page
1 Nous écrivons cet article au présent pour faciliter la lecture, mais les activités « santé mentale » ont été arrêtées lors du démantèlement du camp fin octobre 2016. À l’heure actuelle, Médecins du Monde assure une veille sanitaire sur les camps de la région.
2 Nous parlons ici de l’expulsion du camp dit de « Salam » le 2 juillet 2014, lieu de distribution alimentaire qui avait été occupé par les exilé.e.s suite à l’expulsion de plusieurs squats. Après plusieurs semaines de négociations entre les exilé.e.s, les associations et les autorités, la police a expulsé ce lieu où vivaient plus de 500 personnes dès 6 heures du matin. Simultanément, les trois squats restant sur le Calaisis ont également été expulsés. De nombreuses personnes ont atterri dans des Centres de Rétention Administrative dans toute la France. Le préfet du Pas-de-Calais a par la suite été condamné par le tribunal administratif de Melun pour « détournement de pouvoir », pour l’utilisation des arrêtés d’expulsion comme un moyen de « vider Calais ».
3 Selon le règlement Dublin, le premier pays européen par lequel la personne est entrée et a été contrôlée est le seul État responsable de l’examen de la demande d’asile. Si la France n’a pas réussi à renvoyer la personne dans l’État où elle a ses empreintes dans les 6 mois, elle devient responsable de l’examen de sa demande d’asile.
Bibliographie
Métraux, J.-C. (2011). La migration comme métaphore. Paris : La Dispute.
Pestre, E. (2010). La vie psychique des réfugiés. Paris : Payot.