Infirmier, diplômé depuis 2005, j’ai exercé jusqu’à présent dans divers services de psychiatrie fermés ou ouverts dans deux centres hospitaliers spécialisés différents avant de rejoindre une équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP). Le rôle et la place de la psychiatrie dans la société me paraissaient alors limités à accueillir des patients en crise, les rétablir psychiquement et socialement, puis les autoriser à rentrer chez eux dans une stabilité voulue définitive. De ma place d’infirmier en service hospitalier, j’avais une conception « ouvrière » de mon travail qui consistait en l’accomplissement de tâches dans le cadre d’un poste horaire. Je n’avais pas connaissance du contexte d’existence des personnes hospitalisées et je standardisais mes soins. Je n’avais pas conscience que l’hospitalisation ne représente qu’une parenthèse dans la vie du patient et que l’histoire de sa maladie continue après l’hôpital. C’est en intégrant l’extrahospitalier que j’ai constaté que la majorité des personnes suivies en psychiatrie le sont depuis chez elles. Si les hôpitaux psychiatriques devaient assumer ce rôle, ils ne pourraient pas absorber toute la demande existante, a fortiori avec la réduction du nombre de lits qu’ils connaissent.
Une rencontre avec un public
Dans mon expérience d’infirmier au sein d’une équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP)1, j’ai été questionné par des personnes à la fois précaires dans leur mode de vie et riches d’une liberté personnelle inconditionnelle. Parmi ces personnes vivant à la rue, les plus étonnantes pour moi sont celles qui présentent un délire chronique accompagné de symptômes massifs et percutants de leur pathologie. Ma première pensée, en les rencontrant, a été : « Je me dois de faire soigner ces personnes, elles ont besoin d’un traitement à action prolongée, d’une allocation adulte handicapée, d’un tuteur (le “costume trois pièces” d’une expression courante en psychiatrie)… » Mais je me suis ensuite rendu compte que mes représentations sur un parcours de vie satisfaisant n’étaient pas valables pour ce public particulier. En fait, je les ai vus surgir ces hommes et ces femmes dans cet accueil de jour comme s’ils venaient de nulle part et disparaître subitement comme s’ils n’avaient jamais été là. J’avais toujours entendu dire que la maladie mentale fragilisait les possibilités d’autonomie du patient et nécessitait absolument un traitement pour assurer une existence stable. Étonnamment, ces personnes étaient malades mais autonomes, sans toit, mais s’abritant où elles le décident, seules mais pas isolées. Elles n’ont pas foncièrement besoin d’aide. La rue, de par les ressources et solutions qu’elle offre, de par le passage régulier de personnes et services, constitue en soi une institution pour eux. La rue est violente, d’une violence évidente. La société ne l’est pas de prime abord mais peut se révéler tout aussi maltraitante par les violences invisibles qui peuvent créer chez une personne un sentiment de honte, d’indignité. On comprend mieux alors l’histoire de ce processus d’auto-exclusion qui mène à la rue. Mais mes représentations entourant ces malades de la rue ont évolué.
Une remise en question
Ces rencontres m’auront appris deux choses. La première est qu’il faut toujours aller rencontrer une personne signalée comme « en souffrance », car cela peut permettre d’éviter de la faire souffrir réellement, même si le risque qu’elle prenne la fuite face à la curiosité d’un inconnu existe toujours. Il faut parfois des semaines pour parvenir à croiser le regard d’un de ces personnages de la rue et des mois pour obtenir un bonjour… La proposition de consulter un professionnel de santé doit s’appuyer sur l’intérêt recherché par la personne précaire malade. On entend souvent qu’un patient atteint de trouble délirant n’a pas la conscience d’être malade, mais il vit ses troubles (son sommeil perturbé, ses sensations bizarres, son angoisse ou son agitation). C’est autant de points d’appel pour demander un avis médical. Donc, avant de pousser à la consultation, il faut déjà s’assurer que l’on a compris ce qui pose problème à la personne, ce qui la dérange, et ce qu’elle souhaiterait confier à un professionnel. La deuxième chose est que l’urgence en tant que tel n’existe pas fondamentalement lors d’un « dépistage » psychiatrique de première ligne. Autrement dit, le patient qui manifeste des troubles psychiatriques ne nécessite pas de gestes ou de mesures immédiates pour garantir sa survie, comme c’est le cas lors d’un arrêt cardio-respiratoire ou d’un accident vasculaire cérébral (AVC). Cette phase est appelée à passer ou à permettre au patient de formuler sa demande d’aide (trouble du sommeil, de la pensée, angoisses, ou difficulté financière, tension familiale, problème professionnel…). Ce qui différencie une urgence immédiate d’une situation reportable dans le temps est le fait que, dans le premier cas, on est poussé à réagir, sans débat ou interrogation. Quand on se pose la question de ce qui doit être fait, c’est que la réponse se trouve dans la prise de recul et la réflexion d’équipe. Ayant pris conscience de ma propre peur et ayant su entendre les demandes que les malades sans toit désiraient formuler, je n’avais plus en face de moi des « fous » qu’il fallait traiter, mais des adultes autonomes avec une difficulté personnelle. En les considérant comme tels, ils manifestaient dès lors moins de symptômes et investissaient plus facilement la relation. C’est en s’appuyant sur « le côté sain » du malade qu’on l’aide à restaurer son autonomie.
Comment donc travailler avec ce public particulier ?
Mais si toutes ces personnes n’ont pas fondamentalement besoin qu’on « s’occupe d’elles », n’y a-t-il rien à leur proposer lors de nos rencontres ? Dans quel sens peut-on orienter un travail d’accompagnement, quels objectifs peuvent être fixés avec eux ? Quel pourrait être le point de départ ? Est-ce le besoin que le professionnel identifie ? Est-ce le décalage avec les normes sociales ? Et si le point de départ était simplement une demande, quelle qu’elle soit, de la personne délirante vivant dans la rue ? Et si la construction de la prise en charge se faisait à partir de ce qui définit cette personne, de son histoire, même empreinte de délire ? C’est ce qui se joue dans le cadre de la maraude ou de l’accueil de jour assurés par la ville, où les usagers sont en position de demande et commencent souvent par réclamer un café, une couverture, des chaussures. La réponse empathique des professionnels à leurs demandes concrètes leur permet de tester la fiabilité et l’authenticité des représentants de la société civile. Cette accroche peut ouvrir des demandes plus larges et personnelles de la part de ces personnes avec une dont l’histoire est marquée par une rupture avec le monde civil. Ces moments d’expérimentations de l’insertion sociale peuvent faire émerger l’envie de faire du lien, de parler, de se raconter. Ce relâchement du repli et de la méfiance est l’occasion pour la personne précaire de valider son statut d’être humain, de personne digne, d’existant. Cette ouverture dans les desiderata de la personne est encore plus engageante chez les malades relevant d’une prise en charge psychiatrique. En effet, c’est une ouverture dans leur intimité psychique, leur espace de confiance qui est alors dégagé de la dissociation ou du délire le temps d’un échange. Faire vivre ce moment, l’investir, permet à la personne vivant avec une pathologie mentale d’exprimer autre chose que ses symptômes qui sont aussi un moyen de protection face à l’intrusion psychique. Faire exister ces instants permet de favoriser l’apaisement chez les deux interlocuteurs et de bâtir un échange constructif vers un objectif commun. Peuvent alors émerger des demandes plus ou moins réalisables ; ce qui importe n’est pas de donner une réponse positive à la personne mais d’accepter son existence. Il est alors possible de tout proposer, même le soin, à partir du moment où l’on tient compte des demandes et des projets de l’accompagné. Cela nécessite du temps, du lien et de la constance sans préjuger des résultats. En fin de compte, accueillir ces personnes c’est écouter, entendre et ne jamais définir à leur place ce qui serait nécessaire pour elles. C’est accepter de ne pas être en position de savoir. C’est proposer ce qui paraît être attendu par le requérant. Et pour ce public précaire et malade, c’est accueillir sans rien attendre de la rencontre. Parce que mon attente ne laisserait pas de place à sa demande.
Notes de bas de page
1 L’accès au soin des personnes les plus démunies étant un des axes prioritaires de l’agence régionale de santé Grand Est, une équipe mobile psychiatrie-précarité (EMPP) a été constituée à Strasbourg conjointement par le centre hospitalier d’Erstein et l’établissement public de santé Alsace Nord.