« Le temps c’est de l’argent », comme le dit l’expression populaire. Fort de ce principe, le néolibéralisme en offre aujourd’hui une traduction très concrète en incitant nos sociétés à partir à la conquête marchande de la nuit. S’il est vrai que les journées ne comptent que vingt-quatre heures et que le temps diurne est limité pour l’activité productive, la nuit reste le moment le plus profitable pour le repos et le sommeil. Les impératifs de la croissance et du développement incitent pourtant à considérer la nuit comme un moment qui peut être avantageusement dédié à la production et à la stimulation de la consommation.
Cette économie nocturne se déploie dans des circonstances qui impliquent diverses situations de travail1 : le travail de nuit nécessaire à la production de biens et services dont la continuité est indispensable au bon fonctionnement de la société (santé, sécurité, transports, information) ; le travail de nuit imposé par la recherche d’une meilleure rentabilité économique (utilisation optimale des équipements, existence d’une plus grande fluidité des communications) ; le travail de nuit lié à des contraintes techniques (difficulté à gérer des arrêts/redémarrages de la production, impossibilité à procéder à certaines interventions en période d’activité soutenue) ; le travail de nuit, enfin, voué à satisfaire une consommation de nature culturelle – festive ou conviviale, qui peut s’exprimer à des heures tardives – et pour lequel on réserve volontiers l’expression « monde de la nuit ».
En considérant les situations qui ne relèvent pas d’une obligation de service, il est intéressant de se demander si les évolutions en œuvre correspondent à l’expression de nouveaux besoins librement exprimés par les individus, comme le fait de pouvoir faire ses courses tard dans la soirée (ou le dimanche), disposer de transports réactifs à toute heure, bénéficier d’horaires de travail décalés pour améliorer sa rémunération, ou si elles relèvent plutôt d’une désynchronisation imposée par le fonctionnement du marché2. Il est difficile de trancher catégoriquement entre ces deux affirmations, mais on peut néanmoins souligner trois points.
Le premier a trait au principe du « juste à temps », principalement en œuvre dans l’industrie et la grande distribution. Il s’agit d’une méthode de rationalisation des coûts qui réduit à zéro les stocks de matières premières et de produits finis. Les marchandises doivent par conséquent être acheminées et traitées sans délai. Si un maillon de la chaîne s’arrête ou prend du retard, c’est tout le système d’aval qui est pénalisé. Le travail de nuit ou en horaires décalés est alors nécessaire afin d’éviter toute rupture dans la chaîne de distribution. En second lieu, dans de nombreuses entreprises, les pressions qui s’exercent en faveur de la rémunération du capital désavantagent la rémunération du travail et surtout celle qui touche le travail peu qualifié. La majoration des heures de nuit, qui peut atteindre 20 à 30 % est un élément qui peut donc intervenir dans les choix des salariés3. Ces aspects, inhérents à l’organisation économique déterminent puissamment les positionnements individuels. Enfin, du point de vue de la consommation, même lorsque les personnes investissent librement la nuit, comme la fréquentation des bars, des restaurants ou des discothèques, cela implique forcément la mobilisation d’un personnel disponible sur le moment. Le monde qui s’amuse a besoin du monde qui travaille.
Pour certains, néanmoins, le travail de nuit reste un vrai choix qui procure des avantages qui l’emportent sur les inconvénients. C’est la possibilité de bénéficier de temps libre et de moments supplémentaires de récupération, de consolider son revenu ou de s’inscrire dans des collectifs de travail plus soudés et moins hiérarchisés. Mais sur les 4,3 millions de travailleurs qui déclarent être exposés au travail de nuit (soit 16,3 %), on observe que ce sont les catégories socioprofessionnelles parmi les moins aisées qui sont, en proportion, les plus concernées, notamment les agents de sécurité et de surveillance (58 %) ainsi que les ouvriers de l’industrie de transformation (45 %)4. Ce constat est à mettre en relation avec diverses répercussions qui affectent la santé, les conditions de travail et la vie familiale et sociale.
En ce qui concerne la santé, le temps de récupération pendant la journée expose à des troubles liés au déphasage chronobiologique et aux perturbations de l’environnement. Ils se manifestent par des temps de sommeil plus courts et moins réparateurs, qui créent de la somnolence et des risques plus élevés d’accident. Pour les travailleurs de nuit permanents, les troubles peuvent être plus accentués et s’exprimer par des difficultés à se concentrer, de l’irritabilité, de l’anxiété, voire de la dépression. À moyen ou long terme, une dégradation plus rapide de l’état de santé et un processus métabolique de vieillissement plus actif sont observés5. Les conditions de travail se trouvent également perturbées, avec des difficultés pour joindre les services supports (ressources humaines, communication…), un certain isolement des équipes, un moindre accès à la formation et des évolutions professionnelles plus compliquées. Sur le plan familial, les perturbations se traduisent par une limitation des temps d’échange et de partage d’activités avec le conjoint et les enfants ainsi que des difficultés pour trouver des solutions de garde. Enfin, ce sont aussi de moindres disponibilités pour participer à la vie sociale.
Sur le plan sanitaire, le « gradient social de santé », qui désigne le fait que, de manière générale, plus un individu est dans une situation socio-économique défavorable, plus il est en mauvaise santé, peut se trouver renforcé par le travail de nuit. En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, les catégories les plus concernées par ce type d’activité ne sont pas les plus favorisées. Face à cette situation, les pouvoirs publics ont développé un ensemble de dispositions juridiques qui encadrent l’activité en fonction des secteurs d’activité et des lieux d’exercice, avec diverses contreparties (majoration salariale, repos compensateur, prise en charge des transports…) et des dispositions particulières pour les populations jugées plus vulnérables (les femmes enceintes, par exemple).
Mais, au fil du temps, des mesures dérogatoires ont été prises pour renforcer le dynamisme de certains secteurs. C’est le cas de la loi de 2015 sur les zones touristiques internationales qui autorise des commerces à rester ouverts jusqu’à minuit6. Suite à ces « avancées », un nouveau projet de loi élaboré fin 2019, resté en suspens en raison d’une forte opposition prévoyait de permettre cette extension à toute l’offre alimentaire et ouvrait la porte à une possible généralisation à tout le commerce de détail. Ces deux exemples, combinés avec le fait que la justification économique du travail de nuit n’est pas très bien établie sur le plan juridique illustrent les tensions politiques qui peuvent exister entre souhait de régulation et soutien au développement de nouveaux marchés, cette dernière intention semblant aujourd’hui clairement prédominer.
Des observateurs suggèrent que nos sociétés dites « développées » en sont venues à considérer la nuit et le sommeil comme des « anomalies » qui ne seraient plus en phase avec l’exigence contemporaine de produire et consommer en continu. Jonathan Gray note ainsi qu’au cours des années 1990, un projet a été étudié pour « éclairer la nuit » sur des surfaces d’environ 25 km2 à l’aide de grands réflecteurs placés à 1 700 km d’altitude de façon à réorienter les rayons du soleil. Le but était de pouvoir exploiter sans interruption certaines ressources naturelles. Il relève par ailleurs que des recherches actives sont menées pour réduire le temps de sommeil et faire en sorte que les individus puissent rester opérationnels sur de longues périodes. Ces recherches s’inscrivent dans des objectifs de performance militaire, mais elles s’interrogent sur les risques d’application dans le domaine civil7.
Contrairement à ce qu’une approche utilitariste peut laisser penser, la nuit et le sommeil ne sont pas des temps improductifs. Ils permettent la récupération de la force de travail et la disponibilité d’esprit nécessaires pour une activité efficace et bénéfique pour la collectivité. Le PDG de l’entreprise américaine Aetna, spécialisée dans l’assurance maladie, a bien compris l’intérêt d’avoir des salariés en forme à la reprise du travail le matin : en 2016, il a décidé d’accorder 25 dollars par nuit aux agents qui pouvaient prouver au moins sept heures de sommeil (ce qui suppose au demeurant des dispositifs de contrôle qui ne sont pas sans interroger les libertés individuelles). Cependant, le « bien dormir » n’est pas le privilège de tous. Ceux qui évoluent dans des environnements confortables avec de bonnes conditions de récupération peuvent réduire leur temps de sommeil et profiter de la vie nocturne, que des villes promeuvent d’ailleurs comme levier d’attractivité. Pour les populations en situation plus difficile, en revanche, le manque ou les perturbations du sommeil participent au creusement des inégalités. La qualité du repos est en effet dépendante des conditions de revenu et de logement, qui peuvent créer des situations très défavorables. Citons la relégation dans des zones bruyantes, le froid et l’humidité qui frappent lorsque des économies sont faites sur le chauffage, l’exiguïté des logements qui oblige à partager les chambres, l’éloignement du lieu de travail qui impose de se lever très tôt et de réveiller les enfants pour les confier à la garderie de l’école, ou encore les horaires de travail décalés qui peuvent déranger le reste de la famille. Ces situations peuvent aussi affaiblir les capacités de concentration et perturber le parcours scolaire des enfants. En ce sens, elles contribuent à la reproduction des inégalités sociales. Pour les personnes les plus précarisées, les difficultés se posent avec encore plus d’acuité. Les sans-abri ont des nuits très fragmentées avec un sommeil peu réparateur, qui accélère la détérioration de leur santé et leur marginalisation sociale8. Sans malheureusement prétendre à l’exhaustivité, mentionnons enfin les nombreuses populations qui sont victimes d’un habitat indigne (insalubrité, surfaces très réduites…) moyennant un loyer souvent exorbitant au regard de la qualité qu’il offre, les locataires pouvant même être obligés de se relayer pour dormir.
Dans certaines circonstances, l’activité nocturne est indispensable au bon fonctionnement de la société. Or l’organisation économique contemporaine investit également la nuit comme moment productif dans des logiques d’efficacité à courte vue qui peuvent avoir des effets délétères sur les équilibres sociaux. Cette organisation permet également une exploitation plus passive, mais très lucrative de la nuit, dont les « marchands de sommeil » constituent l’une des figures emblématiques. Pour paraphraser une expression politique restée célèbre, cet ordre économique favorise aussi ceux qui s’enrichissent en faisant (mal) dormir, tout en renforçant la pression sur les plus fragiles.
Notes de bas de page
1 La période de travail de nuit commence au plus tôt à 21 h et se termine au plus tard à 9 h.
2 Thoemmes, J. (2013). L’histoire oubliée des horaires individualisés : de la désynchronisation choisie à la flexibilité pour l’entreprise. Revue française de socio-économie, 11(1), 35-53.
3 Conseil économique et social (Cese). (2010). Le travail de nuit : impact sur les conditions de vie et de travail des salariés. Rapport présenté par M. François Édouard.
4 Cordina-Duverger, E. et al. (2019). Prévalence du travail de nuit en France : caractérisation à partir d’une matrice emplois-expositions. Bulletin épidémiologique hebdomadaire, (8-9), 168-174.
5 Institut national de recherche et de sécurité (INRS). (2012). Surveillance médico-sociale des travailleurs postés et/ou de nuit. Références en santé au travail, (131), 73-81.
6 Loi no 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques. JORF no 0181 du 7 août 2015, p. 13537, texte no 1.
7 Crary, J. (2016). 24/7 Le capitalisme à l’assaut du sommeil. Paris : La Découverte.
8 Damon, J. (2020). Qui dort dehors ? Paris : L’Aube.