Les médiations thérapeutiques artistiques sont des dispositifs de soin organisés autour d’un médium malléable1 qui, en plus d’être un matériau, représente toujours indissociablement à la fois la matière et le clinicien, présentant et représente le matériau du médium. L’intérêt de ces médiations thérapeutiques consiste à nous donner à voir une matérialisation, une concrétisation de la vie psychique dans ce médium malléable.
Les dispositifs de soin classiques ou standards ont fait preuve de leur efficacité thérapeutique, mais ils présentent des limites quand il s’agit de travailler, par exemple, avec des pathologies lourdes ou une antisocialité grave. Il s’agit alors de proposer des dispositifs cliniques plus adaptés, susceptibles de traiter la destructivité des patients en souffrance avec la symbolisation. L’originalité du cadre de ces médiations thérapeutiques artistiques consiste à permettre aux patients en difficulté majeure avec la symbolisation d’engager des processus de symbolisation spécifiques par la mise en jeu de leur sensorialité et de leur motricité dans la confrontation à un médium.
Les dispositifs artistiques de médiation à création et les dispositifs artistiques de médiations thérapeutiques
Dans nos écrits sur les médiations thérapeutiques au centre de recherches en psychopathologie et psychologie clinique à Lyon2, nous proposons de différencier deux types principaux de dispositifs aux enjeux fondamentalement différents, bien que le travail à partir d’un médium malléable soit leur principe commun : les dispositifs artistiques de médiation à création et les dispositifs artistiques de médiations thérapeutiques. Les groupes de médiation à création se présentent souvent comme « ouverts » et certains donnent lieu à des expositions de productions. Ils peuvent être animés par des infirmiers, des soignants – psychologues ou non –, ou par des artistes – plasticiens ou musiciens –, sans formation à la psychologie clinique.
Ces cadres-dispositifs de médiations à création ne sont en effet ni fondés sur l’exploitation du transfert ni sur une interprétation des processus à l’œuvre, mais leurs enjeux concernent un accompagnement du travail des productions ainsi qu’une centration sur la capacité de créer et de transformer des formes. Il s’agit essentiellement d’activer un processus de mise en forme et de figuration. Ces ateliers à création ne relèvent donc pas d’une pratique directement référée à la psychothérapie psychanalytique, mais ils peuvent enclencher une dynamique de symbolisation qui a une portée thérapeutique certaine. C’est pourquoi ils se situent plutôt dans la filiation de Hans Prinzhorn3, précurseur du recours à la médiation artistique, qui a proposé une théorie de la Gestaltung, soit une conception dynamique du développement des formes artistiques dans une perspective plus esthétique que psychologique. Cette psychologie de la mise en forme se fonde sur la pulsion d’expression, différente de la pulsion freudienne. La pulsion expressive, définie comme le besoin de créer des formes, est envisagée par Hans Prinzhorn comme autothérapeutique en deçà de tout cadre thérapeutique. Cette théorie de la Gestaltung est donc une théorie de la créativité qui ne se réfère pas à la théorie freudienne de l’inconscient.
Les groupes de médiations thérapeutiques artistiques sont au contraire fondés sur les fondamentaux des psychothérapies psychanalytiques4, c’est-à-dire l’associativité et le transfert. Ils mobilisent d’abord une écoute spécifique qui passe par l’attention portée à d’autres formes d’associativité que l’associativité verbale : le clinicien va engager, dans les médiations thérapeutiques, une extension de sa capacité d’écoute à la prise en compte du langage sensorimoteur et se centrer sur l’associativité propre au langage du corps et de l’acte, l’associativité sensorimotrice. Ces dispositifs mettent aussi en jeu différentes formes de transferts, sur les thérapeutes, le groupe, l’objet médiateur et le cadre. Ils prennent en compte les processus spécifiques mobilisés par l’appareil psychique groupal5.
Ces groupes thérapeutiques d’expression sont donc fermés ou semi-ouverts, les productions ne sont pas exposées et restent dans l’intimité du groupe. Ils permettent d’interroger la dynamique psychique sous-jacente au travail du médium malléable. Les dispositifs de médiations thérapeutiques sont donc nécessairement animés ou supervisés par des professionnels de la psychologie.
Mise en place du cadre-dispositif et du processus de médiation
Les médiations thérapeutiques artistiques sont des dis- positifs précieux pour traiter des patients en difficulté avec le langage verbal, car l’attention du clinicien se focalisera sur la façon dont le registre corporel et sensoriel se déploie au sein du cadre thérapeutique. Quelles qualités sensorimotrices, quels instruments, quelles techniques, quels matériaux du médium les patients utilisent-ils pour le travail de leur production ?
Comment évolue toute cette dynamique sensorimotrice pour chaque patient et pour le groupe ? Pour pouvoir donner du sens, le clinicien prendra alors en compte le langage du corps et de l’acte dans son associativité, au fil de chaque séance, mais aussi de l’ensemble des séances.
Dans ce contexte, il s’agit principalement de laisser les patients utiliser à leur gré l’ensemble du matériel mis à leur disposition. Ceux-ci choisissent leur matériel et leurs techniques, ces dernières pouvant éventuellement leur être présentées, mais l’expérience montre qu’un patient ne se saisit jamais d’une technique si elle ne lui permet pas de travailler un aspect de sa problématique.
Une écoute de l’associativité des formes ou associativité formelle
Notre écoute clinique est vectorisée par le travail d’un matériau artistique comme la peinture, le modelage… Il s’agit donc aussi d’écouter le langage des formes qui émergent dans le travail du médium. Ces formes correspondent à des sensations, à des mouvements, et c’est la dynamique d’émergence et de transformation de ces formes sensorimotrices qui apparaît au cœur du processus thérapeutique dans un groupe à médiation. La rencontre avec un médium sensoriel, dans sa concrétude, réactualise pour le patient des expériences sensorimotrices et affectives qui vont se mettre en forme dans les productions et dans les liens au groupe. Ces formes sensorimotrices correspondent à des expériences subjectives enregistrées au niveau des sensations et reproduites comme des impressions sensorielles qui traversent le patient.
Toutefois, comment écouter les processus de transformation de ces formes sensorimotrices au fil du travail thérapeutique dans le travail d’un matériau artistique comme la peinture, la terre, mais aussi dans la médiation écriture ou dans les médiations corporelles comme la danse ?
En médiation peinture ou modelage, voici des exemples d’émergence de formes sensorimotrices :
un corps se liquéfie,
ça s’efface
« un appui s’effondre » un trou aspire ou encore « feuille peau trouée
ou percée ou arrachée » ça se disperse
ça colle
ça s’effrite
ça s’écrase
ça s’étire
ça barbote
Avec des pathologies lourdes, ces formes sensorimotrices se répètent la plupart du temps sans changement au début de la prise en charge thérapeutique. Autrement dit, le patient ne peut pas jouer avec ces formes sensorielles, elles paraissent intransformables et renvoyer en quelque sorte à l’arrêt d’un processus vital dont témoignent des formes gelées, pétrifiées, immobilisées, distordues, décomposées, dispersées… La répétition à l’infini des mêmes formes rend compte d’une pétrification du processus au sens d’une impossible transformation.
Cette première étape consiste la plupart du temps, notamment chez les patients enfants ou adultes dans une problématique psychotique, à figurer ce que Donald Winnicott6 nomme des « agonies primitives », expériences si catastrophiques que le sujet, écrit-il, « se retire de sa subjectivité ». Le sujet se retire donc de lui-même, il se coupe de son expérience subjective pour ne pas éprouver ces expériences de souffrance extrême, sans issue, sans représentation et sans fin. Les agonies primitives sont des terreurs de liquéfaction, de morcellement, de néantisation, de désintégration qui anéantiraient le sujet s’il les éprouvait, donc le sujet se retire de lui-même pour pouvoir survivre. C’est la raison pour laquelle Donald Winnicott dit que ces expériences sont non encore advenues, non encore éprouvées, non encore intégrées dans la vie psychique. Cet auteur a souligné que les agonies primitives se répètent jusqu’à ce qu’elles puissent être intégrées. L’enclencheur de symbolisation dans les médiations thérapeutiques est d’abord un processus de retournement passif/actif selon lequel le patient présentifie ses vécus agonistiques, mais en les infligeant activement au médium dans sa matérialité.
Ce qui se répète de façon compulsive et souvent lassante pour les cliniciens, ce sont des expériences traumatiques de rencontre avec l’objet qui se sont inscrites dans le langage premier des éprouvés sensorimoteurs et qui immobilisent le processus de transformation des formes. Ces formes sensorimotrices racontent non seulement l’histoire de la rencontre avec l’objet, mais aussi celle des défenses mises en place pour lutter contre le retour de ces agonies primitives : par exemple se geler, se liquéfier, se pétrifier, exploser…
Comment initier dans le travail thérapeutique un processus de transformation de ces « formes, sensations, mouvements » selon une formulation de René Roussillon ?
On constate que ce sont les réponses des cliniciens qui vont enclencher pour les patients une dynamique de transformation de ces formes. Les cliniciens utilisent beaucoup le langage du corps, la mimogestualité et la théâtralisation avec différentes modalités de reprise intersubjective par accordages, partages d’affect, théâtralisations, transpositions sensorielles et dialogues sensorimoteurs7, ainsi que par des relances de jeux typiques8.
Évaluation qualitative des dispositifs groupaux de médiations thérapeutiques
Je vais maintenant aborder l’actualité récente de nos recherches sur les groupes à médiation dans notre centre de recherche à Lyon. Ces recherches se sont engagées, en quelque sorte, à la demande de psychologues cliniciens confrontés, en pratiques institutionnelles sur leurs terrains de soin, à des attaques contre leur approche de clinique psychanalytique, et notamment des approches groupales. On leur reprochait de ne pas pouvoir évaluer leur pratique et on leur opposait des pratiques évaluatives du soin selon un modèle d’évaluation quantitative avec des méthodologies d’évaluation qui bénéficient évidemment aux thérapies comportementales et cognitives et disqualifient les psychothérapies psychanalytiques. Il nous a alors semblé indispensable de nous engager sur le terrain de l’évaluation et d’inventer des méthodologies cliniques d’évaluation spécifiques à notre épistémologie psychanalytique. Il s’agit de savoir comment rendre compte des processus thérapeutiques dans ces dispositifs à médiation. Nous avons proposé un premier ouvrage collectif sur l’invention de ces modalités cliniques spécifiques d’évaluation des dispositifs à médiation9.
Au-delà de la diversité des thématiques et des tableaux d’évaluation, des principes communs apparaissent dans les critères d’évaluation. D’une part, la majeure partie des items concerne l’observation de l’associativité sensorimotrice et formelle, du langage mimo- gestuo-postural, des modalités spécifiques du travail du médiateur, et le repérage des différentes formes de transfert sur le matériau du médium, le cadre dans sa matérialité, les cliniciens et le groupe. D’autre part, beaucoup de critères d’évaluation relèvent en
effet d’une lecture fine des interactions avec les thérapeutes et avec le groupe. Cette évaluation est nécessairement intersubjective. Enfin, nous utilisons dans ces derniers travaux un outil méthodologique original : construire des outils d’évaluation spécifiques pour les médiations thérapeutiques à partir du repérage de l’émergence de différents jeux typiques dans le processus thérapeutique pour pouvoir rendre compte de l’évolution des processus de symbolisation. On a vu que les patients au début ne peuvent souvent pas jouer avec les formes. On va relancer, au fil des groupes thérapeutiques, différentes formes de jeu avec les patients : c’est une des spécificités majeures du travail thérapeutique avec des médiations. Nous nous appuyons là sur le modèle du jeu proposé par René Roussillon10 : il faut retrouver les traces des jeux indispensables au développement de la symbolisation qui n’ont pas pu avoir lieu dans l’histoire des liens du petit enfant à son environnement et le réinstaurer dans ces dispositifs à médiation. C’est cette relance des jeux qui n’ont pas encore été joués qui permet aux patients d’accéder aux premières formes de symbolisation.
Pour finir, quelques mots sur l’expérience créatrice. Les cliniques des médiations thérapeutiques évoquées dans cet article ouvrent sur la dynamique du processus créateur11 à l’œuvre chez nombre d’artistes contemporains qui tentent de survivre psychiquement par leur création, en donnant forme à des états de retrait de la subjectivité. Certains créateurs évoquent l’ancrage sensorimoteur de leur processus créateur qui convoque d’abord des sensations, des impressions corporelles, des impulsions de mouvement, un monde de formes qui cherche à naître plutôt que déjà circonscrit par les images. Henri Michaux, écrivain, poète et peintre, par exemple, évoque sa peinture comme des « gestes-mouvements plutôt que signes », avec une recherche de rythmes, un tracé sismographique des états du corps12. L’acte créateur s’enracinerait donc en partie dans des hallucinations sensorielles, tant dans la création artistique que dans les médiations thérapeutiques. C’est un paradoxe : il s’agit de faire advenir le non encore advenu13 des origines.
Notes de bas de page
1 Milner, M. (1998 [1955]). Le rôle de l’illusion dans la formation du symbole. Revue française de psychanalyse. Dans B. Chouvier (dir.), Matière à symbolisation, art, création et psychanalyse (p. 29-59). Delachaux et Niestlé.
2 Brun, A., Chouvier, B. et Roussillon, R. (2019 [2013]). Manuel des médiations thérapeutiques. Dunod.
3 Prinzhorn, H.(1984 [1922]). Expressions de la folie. Dessins, peintures, sculptures d’asile. Gallimard.
4 Brun, A., Chouvier, B. et Roussillon, R.(2019 [2013]).
5 Kaës, R. (2000 [1976]). L’appareil psychique groupal : constructions du groupe. Dunod.
6 Winnicott, D. W. (2000 [1989]).
La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Gallimard.
7 Brun, A. (2019 [2007]). Médiations thérapeutiques et psychose infantile. Dunod.
8 Brun, A et Roussillon, R. (2021). Jeu et médiations thérapeutiques. Évaluer et construire les dispositifs de soin psychiques. Dunod.
9 Brun, A., Roussillon, R. et Attigui, P. (2016). Évaluation clinique
des psychothérapies psychanalytiques. Dispositifs individuels, groupaux et institutionnels. Dunod.
10 Roussillon, R. (2008). Le jeu et l’entre-je(u). PUF.
11 Brun, A. (2018). Aux origines du processus créateur. Érès.
12 Brun, A. (2018).
13 Winnicott, D.W. (2000 [1989]).