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Accueils et transitions en petite enfance et protection de l’enfance : esquisse d’une comparaison

Marie-Ange Benneian - Éducatrice de jeunes enfants, formatrice en petite enfance et protection de l’enfance
Pierrine Robin - Maîtresse de conférences, HDR Université Paris-Est Créteil (Upec), Lirtes

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Santé publique, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°87 – Pars, cours, dévie (mai 2024)

Dans les parcours de vie des personnes accueillies en institution durant la petite enfance, l’enfance, ou l’âge adulte, l’entrée dans une structure collective constitue un rite de passage. À la fois « rite de séparation », « d’agrégation1 » et de « liminalité2 », l’accueil en institution ouvre un espace-temps intermédiaire où des systèmes de normes et de valeurs antagonistes, propres aux « cultures importées3 » de l’univers familial et de l’univers institutionnel, s’affrontent. Ces rites de passage sont aussi des « actes d’institution4 » puisqu’ils donnent une légitimité à des seuils et césures au point de les faire apparaître comme évidents et naturels. Ils peuvent être appréhendés comme des épreuves, au sens de ce qui s’éprouve en toute singularité, mais aussi comme des mises à l’épreuve de soi dont on sort grandi à ses propres yeux ou à ceux des autres. Ces épreuves comportent des dimensions physiques, psychologiques mais aussi politiques et morales, puisqu’elles permettent d’accéder à d’autres univers sociaux, à un autre statut social5. Toutefois, pour accueillir en crèche, en foyer, à l’école, « il ne suffit pas d’ouvrir la porte ». La manière dont les transitions sont pensées, de façon plus ou moins adaptée, à la singularité des individus, est un vecteur de la construction des liens entre personnes accueillies et professionnels en institutions. Cela offre aussi la possibilité pour les personnes accueillies de mettre en sens les continuités et les discontinuités dans leurs expériences de vie6.

À l’appui d’une enquête réalisée par Marie-Ange Benneian7 dans le cadre d’un diplôme de sciences sociales et protection de l’enfance, à partir d’une situation vécue comme problématique par les professionnelles – soit l’accueil d’une enfant confiée à la protection de l’enfance en multi-accueil municipal –, les autrices de cet article esquissent une tentative de comparaison de la conception de l’accueil et des transitions en petite enfance et protection de l’enfance. Ainsi, elles essaient de comprendre ce que ces différences donnent à voir du processus de soutien institutionnel à l’individuation au cours du cycle de vie et selon les sphères de vie. Ce travail d’enquête a été conduit sur deux ans à partir de deux terrains situés dans le sud de la France, dans un département connaissant un taux de pauvreté plus élevé de quatre points par rapport à la moyenne nationale : une structure multi-accueil municipale de la petite enfance et un foyer d’accueil d’urgence en protection de l’enfance. Il a été mené en croisant une analyse des écrits professionnels avec des entretiens de professionnels et des observations participantes des pratiques. Le premier terrain, le multi-accueil, ouvert depuis 1992, se trouve au rez-de-jardin d’un immeuble, situé au sein d’une résidence, qui regroupe des logements sociaux. Une cinquantaine d’enfants y sont accueillis de manière régulière ou occasionnelle. Au maximum, 35 enfants y sont présents. L’équipe est composée de trois éducatrices de jeunes enfants, trois auxiliaires de puériculture, deux aides auxiliaires, deux titulaires d’un certificat d’aptitude professionnelle petite enfance et une infirmière. Occasionnellement, un pédo-psychanalyste intervient également.

Le second terrain, le foyer départemental d’accueil d’urgence, accueille, depuis 2017, six enfants de 7 à 13 ans au titre de la protection de l’enfance. La villa comporte cinq chambres au centre-ville. Le foyer propose des mises sous protection immédiate à des enfants en rupture sociale ou familiale pour une durée d’un mois, renouvelable une fois, avant de leur proposer une orientation plus pérenne. Ce dispositif fait partie des quinze services du foyer départemental. L’équipe se compose d’un chef de service éducatif, de trois éducateurs spécialisés, de quatre moniteurs-éducateurs, d’une éducatrice de jeunes enfants, de deux maîtresses de maison, de trois veilleurs de nuit ainsi que d’un psychologue, présent un jour et demi par semaine.

C’est tout d’abord au regard des écrits professionnels (projets d’établissement, règlement de fonctionnement, fiche de recueil d’informations des habitudes de vie, règles de vie) que les différences dans la conception de l’accueil sont appréhendées. Dans le projet d’établisse- ment du multi-accueil, la prise en charge singulière de chaque enfant est au cœur du projet. Le terme « enfant » est employé 158 fois, le plus souvent au singulier. La fiche des habitudes rappelle, au travers de différentes catégories – « objet transitionnel », « activités préférées », « acquisition de la propreté », « comportement selon situations », « expérience du collectif », « espace de socialisation » –, la nécessité de prendre en compte l’individualité de l’enfant et ses habitudes familiales dans ce nouveau lieu de socialisation.

Dans le projet de service du foyer, c’est la structure et les différentes étapes de la prise en charge qui sont au cœur du projet. Le terme « enfant » est utilisé 29 fois, le plus souvent au plu- riel, celui de « mineur » 24 fois et celui de « jeune » 13 fois. Le terme « mineur » est beaucoup utilisé dans la première partie du projet qui décrit le dispositif de prise en charge et d’admission. Une fois l’admission réalisée, le terme « mineur » cède la place à celui d’« enfant », comme si ce mineur imaginaire devenait un enfant réel. Le recueil des habitudes de l’enfant n’est pas de mise. À la place, un document explicite les règles de vie du foyer à l’enfant en insistant sur la notion d’égalité – « le menu est le même pour tous ». Certaines règles sont toutefois modulées selon l’âge des enfants comme les horaires de coucher.

Dans le discours des professionnels du multi-accueil comme du foyer, le temps de l’accueil est appréhendé comme un moment important de rencontre avec l’enfant, mais la représentation de l’adaptation est différente. Pour les professionnels du multi-accueil, l’adaptation est appréhendée comme progressive, continue et réciproque. Une éducatrice de jeunes enfants explique : « On parle de période d’adaptation sur une ou deux semaines, mais en fait l’adaptation c’est plus ou moins toute l’année voire sur les trois années d’accueil. C’est vraiment à nous de prendre en compte les besoins et le développement de chaque enfant, et de se calquer sur ce qu’il sait faire et sur ce que le parent est capable d’entendre et de faire. » Pour les professionnels du foyer, l’adaptation est pensée comme un processus instantané, total et à sens unique. « S’adapter c’est pouvoir intégrer rapidement les règles qui régissent le nouveau lieu où l’on est, que ce soit au niveau du groupe, du respect des lieux, du respect des personnes et s’intégrer au groupe », précise une éducatrice spécialisée.

L’observation des pratiques nuancent toutefois ce premier constat. En effet, alors qu’à la crèche l’accueil est présenté comme un temps visant à s’adapter à la singularité et au rythme de chaque enfant, des agacements professionnels laissent transparaître des frottements avec la culture familiale et le poids de la structure collective dans la mise au pas des habitudes de l’enfant. Cela est notamment le cas au sujet des objets transitionnels : « Oh encore un nouveau ! », « Bientôt c’est toute la maison qu’il va nous emmener », « Tu es sûr que tu as besoin des deux ? », s’étonne un professionnel titulaire d’un CAP Petite enfance. Le rythme des siestes est également questionné : « Mais pourquoi ce serait à nous de nous baser sur son rythme de sieste ? Les parents n’ont qu’à s’adapter au rythme de la crèche le week-end. Ils l’ont deux jours, nous on l’a cinq. Ils n’ont qu’à la faire manger plus tôt et la coucher à 12 h 30 comme nous », indique une auxiliaire de puériculture. Est-ce une manière de faire comprendre à l’enfant et à sa famille la nécessité de s’adapter au plus tôt aux règles et aux rythmes de la collectivité afin d’assurer le vivre ensemble ?

Inversement, alors qu’au foyer les horaires de coucher sont notifiés dans le règlement de fonctionnement, les professionnels peuvent proposer les un temps calme plus long à certains enfants pour les sécuriser. Est-ce une manière de permettre à des enfants qui n’ont pas été conçus dans leur singularité de devenir petit à petit sujet de leur prise en charge ?

Malgré cette nuance apportée par l’observation des pratiques professionnelles, il reste que l’accueil et les transitions ne sont pas conçus de la même manière en petite enfance et en protection de l’enfance. Pour reprendre la typologie évoquée plus haut, en petite enfance, nous sommes face à un rite de liminalité qui préserve la porosité des frontières entre sphère familiale et sphère collective. En protection de l’enfance, c’est un rite de séparation qui vise à faire advenir un homme nouveau, séparé de sa culture importée. Bien entendu, ces divergences s’expliquent par les visées différentes de ces structures, avec, pour l’une, la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle et, pour l’autre, la mise sous protection immédiate d’un enfant face à un danger perçu dans sa sphère familiale. Ces divergences sont liées à la tranche d’âge différente à laquelle ces deux structures s’adressent, mais aussi aux différences de temporalités dans lesquelles ces institutions se situent, avec un accueil qui dans un cas peut être programmé et anticipé, et dans l’autre est immédiat et précipité. Elles s’expliquent par la nature même de ces institutions, totale ou non. Néanmoins, n’y a-t-il pas aussi des différences en termes de milieu social ? La première structure s’adresse à tous les milieux confondus, la seconde à des enfants bien souvent issus de milieux populaires et dont les parents ont été disqualifiés.

Ainsi, porter attention au temps de l’accueil – à ce court laps de temps, à ce petit objet8 – peut permettre de mettre au jour les rapports entre l’intérieur et l’extérieur de l’institution. Cela peut également constituer un analyseur des processus de soutien institutionnel à l’individuation, inégalement mis en œuvre au cours du parcours de vie et selon les sphères de vie. Aussi, au-delà des différences de fonctionnement, n’y aurait-il pas quelque chose à penser pour faire du rite de l’accueil en protection de l’enfance un rite de liminalité, permettant à l’enfant de préserver certains éléments de sa culture familiale tout en se défaisant de ce qui a été perçu comme un danger, et ce afin qu’il puisse mieux intégrer la continuité de ces expériences de vie.

Notes de bas de page

1 De la Soudrière, M. (2000). Le paradigme du passage. Communications, 70(1), 8.

2 Van Genepp, (1981). Les rites de passage. Picard.

3 Goffman, (1968). Asiles : études sur la condition sociale des malades mentaux. Éditions de Minuit.

4 Bourdieu, (1982). Les rites comme actes d’institution. Actes de la recherche en sciences sociales, 43, 58-63.

5 Garnier, , Brougère, G., Rayna, S. et Rupin, P. (2016). À deux ans, vivre dans un collectif d’enfants. Crèche, école maternelle, classe passerelle, jardin maternel. Érès.

6 Rayna et Garnier P. (dir.) (2017). Transitions dans la petite enfance. Recherche en Europe et au Québec. Peter Lang.

7 Benneian, -A. (2017). L’accueil pensé de l’enfant ou l’enfant pensé selon l’accueil ? Étude comparative de l’accueil de l’enfant en structure petite enfance et en protection de l’enfance [mémoire du diplôme universitaire de sciences sociales et protection de l’enfance, Université Paris Est Créteil].

8 Lallemand, et Le Moal, G. (1981). Un petit sujet. Journal des Africanistes, 51(1-2),5-21.

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