Rhizome : Quel regard portez- vous sur le parcours en santé des personnes migrantes en situation de précarité ?
Magali Guegan :
Les parcours de santé des personnes sont influencés par de multiples facteurs comme le contexte socio-économique, les déterminants sociaux de santé, les habitudes de vie ou le système de santé lui-même. Celui des personnes migrantes en situation de précarité est à l’évidence l’un des plus complexes. Accéder à la prévention ainsi qu’aux soins et en bénéficier durablement sont les piliers du parcours qui doivent guider l’action publique. Si la population générale est elle-même confrontée à des problématiques d’accès aux soins, les obstacles rencontrés par les personnes migrantes – en lien avec leur statut administratif, le non- recours aux droits et la barrière de la langue – rendent la problématique de leur accès aux soins plus aiguë. Le contexte politique a également une grande influence. La situation irrégulière d’une partie de celles-ci est par essence un frein, même lorsque des dispositifs d’accès aux soins inconditionnels garantissent une possibilité de prise en charge indépendante du statut. Un frein car, lorsque les personnes n’ont pas le droit de bénéficier de l’aide médicale d’État (AME), les dispositifs passerelles et l’hôpital sont les seuls recours possibles pour qu’elles puissent être prises en charge. Puis, après l’ouverture des droits, l’accès aux soins reste compliqué au regard des difficultés d’accès aux professionnels de santé de ville. Enfin, dans un contexte de politiques migratoires plus répressives, l’invisibilité est également une entrave et devient un obstacle à part entière pour accompagner vers le soin.
Rhizome : En 2018, vous avez travaillé au sein de la direction générale de la Santé (DGS) sur l’instruction relative à la mise en place du parcours de santé des personnes migrantes primoarrivantes1. Quels constats ont nourri votre réflexion ?
Magali Guegan :
Les travaux nationaux sur le parcours de santé des personnes migrantes sont nés dans le contexte du démantèlement de la jungle de Calais en 2015. Ils sont également issus de rencontres avec les associations impliquées pour la santé des populations vulnérables au cabinet de la ministre Marisol Touraine puis à la DGS. À la fois sujet de santé publique et individuelle, construire un parcours était, selon moi, un vecteur d’intégration par la santé des personnes très souvent fragilisées dans la société qui les accueille. Cela permettait également de répondre à un certain nombre de constats. Le premier était le manque d’informations sur l’accès aux droits, le système de santé français et plus spécifiquement ses dispositifs inconditionnels. Il était alors nécessaire de diffuser au sein des différents dispositifs accueillant des personnes primo-arrivantes en France, qu’ils soient institutionnels ou associatifs, une information de qualité et traduite. Le deuxième constat était celui de la nécessité d’investir le plus précocement possible la question de la santé des personnes : la mise en place des bilans de santé à destination des personnes primo-arrivantes répondait à cet objectif. Au vu de la violence des parcours de ce public, ces bilans avaient été préconisés par le Haut Conseil de la santé publique et étaient destinés à repérer, dépister et soigner le plus tôt possible. Cela concernait également les maladies chroniques touchant les populations migrantes, la prévalence de certaines maladies infectieuses dans des pays d’origine ainsi que l’exacerbation des fragilités dans certaines situations – comme celles des femmes enceintes ou avec nourrisson. Le troisième constat était l’importance des besoins en santé mentale, dans un contexte où ceux de la population générale sont également en augmentation et face à des tensions majeures sur le secteur de la psychiatrie. En effet, les situations de vie vécues dans les pays d’origine, la rupture avec les familles restées dans les pays d’origine, et les violences subies lors des parcours d’exil, y compris à l’arrivée en France, exacerbent les souffrances psychologiques des populations migrantes.
De manière globale, la vocation de ces travaux était de pouvoir affirmer un droit à la santé pour tous, indépendamment du statut au regard du séjour et quelle que soit la politique migratoire conduite.
Rhizome : Les demandes de soin exponentielles adressées aux permanences d’accès aux soins de santé (Pass) sont-elles le signe d’un échec de la coordination des parcours ?
Magali Guegan :
Les demandes de soins auprès des Pass relèvent à mon avis de plusieurs facteurs. Sans en faire le signe d’un échec en tant que tel des parcours, l’augmentation des demandes traduit à la fois les difficultés relatives à l’accès aux droits – avec des abandons face à la complexité, comme le sou- ligne la Défenseure des droits s’agissant du non-recours aux droits pour les personnes précaires2 – et à la rupture de ce dernier, par exemple, lors des renouvellements. Les difficultés d’accès aux soins de ville après l’ouverture des droits sont également à souligner. Pour la population générale, l’accès à un médecin traitant ou à un médecin conventionné en secteur 1 est devenu une préoccupation prégnante et un sujet de débat public. Pour des personnes migrantes avec des droits ouverts, les difficultés sont à l’évidence accrues dans un contexte de files actives saturées. Ces difficultés sont renforcées par la barrière de la langue, une défiance ou la crainte de certains professionnels au sujet des remboursements de l’AME sans « carte vitale », mais aussi – et il ne faut pas le nier – par des phénomènes de stigmatisation et de discrimination documentés par diverses publications3.
Par ailleurs, les Pass étant les principales portes d’entrée du soin pour les personnes sans droits ouverts, le volume des demandes est aussi corrélé à la politique migratoire à un instant T. En l’occurrence, les sollicitations ne peuvent que mathématiquement augmenter lorsqu’une période de carence est introduite pour les personnes en demande d’asile, tandis que le nombre de déboutés du droit d’asile grandit et alors que les titres de séjours pour soins sont plus difficiles à obtenir.
Rhizome : Comment est pensée l’insertion et la mise en œuvre d’un parcours de soin au sein de l’agence régionale de santé (ARS) d’Île-de- France ?
Magali Guegan :
En Île-de-France, le programme régional d’accès à la prévention et aux soins (Praps) a la particularité d’être dédié aux personnes en situation de grande précarité ; les personnes migrantes, et particulièrement celles arrivées irrégulièrement sur le territoire français, sont souvent dans cette situation. C’est dans ce cadre que le parcours de santé est pensé avec tous les acteurs participant à son élaboration tous les cinq ans.
Dans une logique de parcours, l’enjeu de repérage et de premier « contact santé » trouve sa traduction opérationnelle dans la diffusion d’information, mais surtout dans des actions d’aller-vers réalisées notamment par des équipes mobiles associatives soutenues par le fonds d’intervention régional de l’agence et les équipes mobiles psychiatrie précarité. Cette logique a été renforcée en 2021 par les dispositifs d’aller-vers territorialisés grâce à la création des Pass mobiles et la consolidation d’équipes mobiles existantes. Le développement de nouvelles équipes, grâce à un statut médico-social garantissant la pérennité des dotations et des emplois des professionnels, per- met d’agir en proximité des personnes les plus vulnérables. Ainsi, ce sont plus de 45 équipes mobiles médico-sociales qui sont déployées sur l’Île-de-France avec l’ambition de poursuivre ce déploiement dans le Praps 3. Ces équipes mobiles, dont plusieurs sont d’ailleurs systématiquement mobilisées lors des mises à l’abri, assurent des bilans de santé infirmiers, des premiers soins ou des soins infirmiers sur prescription, la coordination de parcours pour les personnes avec maladies chroniques et proposent également l’accompagnement social nécessaire.
Leur travail est de créer des passerelles vers l’offre de droit commun. D’une part, elles orientent les personnes ayant une couverture sociale et nécessitant une logique de réseau vers l’offre dite « de ville » et, d’autre part, elles accompagnent les personnes sans droits sociaux vers l’offre de soin et de prévention inconditionnelle. En effet, en Île-de-France, c’est possible grâce aux 66 Pass hospitalières et Pass de villes, aux consultations généralistes ou spécialisées mises en place par des structures publiques ou des associations4, ainsi qu’aux dispositifs publics de prévention5. À cette offre inconditionnelle s’ajoute celle des établissements médico-sociaux pour personnes sans chez-soi et en besoin de soins qui permettent l’hébergement, l’accès aux soins et l’accompagnement social. Chaque année, de nouvelles places en Île-de-France sont ouvertes au sein de ces structures, mais leur manque de fluidité en aval ne permet pas de répondre à hauteur des besoins. Cela représente un autre enjeu pour l’agence.
De manière plus générale, la diversité des statuts, des structures et leur accessibilité (proposant un accueil inconditionnel ou non) reste insuffisamment connue des dispositifs de coordination de droit commun intra-hospitaliers ou territoriaux. Nous pouvons citer, à titre d’exemple, les dispositifs d’appui à la coordination. Ainsi, l’outillage de ces dispositifs se présente comme un axe important d’amélioration des parcours de santé des personnes migrantes, en les inscrivant notamment de manière durable dans leurs parcours de santé.
Par ailleurs, une autre composante majeure des parcours, que l’agence encourage par son soutien aux associations et par son expérimentation en service de maternité à l’hôpital, est la médiation en santé. Le rapport national rendu en juillet 20236 pourrait permettre d’appliquer cette démarche structurelle au sein du système de santé en inscrivant cette intermédiation comme étant une « composante à part entière » de l’offre de santé, en travaillant à la reconnaissance du métier avec le cadre que cela implique et en pro- posant la refonte des financements afin qu’ils soient structurels.
Rhizome : Comment le sujet de l’accès à l’interprétariat est-il travaillé au sein de l’ARS Île-de-France ?
Magali Guegan :
Les suites du rapport de l’Inspection générale des affaires sociales sur l’accès à l’interprétariat7 étaient très attendues pour déployer l’interprétariat, notamment en ville. L’idée était de lever l’obstacle de la langue dans l’accès à la médecine de ville, obstacle auquel pouvaient être confrontées les personnes migrantes bénéficiant de l’AME ou de la protection universelle maladie (Puma). Il s’agissait également, sur l’ensemble du territoire, de pouvoir donner une chance de réussite à l’inscription des personnes dans un parcours de santé. La mission avait donc pro- posé un modèle qui permettait aux professionnels de santé d’accéder facilement à l’interprétariat. Celui- ci se fondait sur un marché national de la Caisse nationale d’assurance maladie et la possibilité pour les professionnels de santé de recourir à l’interprétariat par sollicitation directe du prestataire retenu. Il avait le grand mérite de permettre un « passage à l’échelle » et de faire de l’interprétariat un élément structurel au sein du système de santé à une époque où les migrations sont elles-mêmes structurelles au regard des contextes géopolitiques, des conflits armés, des crises économiques, du réchauffement climatique et de leurs conséquences.
Dans l’attente des suites de ce rapport, l’agence régionale de santé Île- de-France avait mis en suspens ses travaux d’accès à l’interprétariat en ville, mais poursuivi son soutien aux associations agissant en proximité des publics migrants avec des interprètes. En 2021, elle a attribué des financements dédiés à toutes les équipes mobiles médicosociales intervenant en Île-de-France. Ainsi, et sans surprise, lors des travaux de co-construction du Praps 3 de l’agence, l’accès à l’interprétariat, notamment en ville, est donc identifié comme étant un enjeu majeur du parcours de santé des personnes migrantes, l’ambition étant de trouver, à l’échelle régionale, une traduction opérationnelle du rapport précité.
Notes de bas de page
1 Instruction n° DGS/ SP1/DGOS/SDR4/DSS/ SD2/DGCS/2018/143 du 8 juin 2018 relative à la mise en place du parcours de santé des personnes migrantes primo- arrivantes.
2 Défenseur des droits (2019). Inégalités d’accès aux droits et discrimination en France. Les analyses du Défenseur des droits. La Documentation française.
3 Santé publique France (2021). Migrants en situation de vulnérabilité et santé. Le dossier de La Santé en action, (455) ;
Ichou, M. (2021). Discriminations et renoncement aux soins dans le système de santé français. Dans Brun et A. Gosselin (dir.), Un système de santé universel ? Inégalités et discriminations dans le soin en France [Dossier]. De facto, 25 ;
Défenseur des droits (2016). Les droits fondamentaux des étrangers en France [Rapport]. Défenseur des droits.
4 Comme la consultation régionale Capsys, les consultations de Primo- Levi ou du Comede
5 Tels que les centres de vaccination, les centres gratuits d’information, de dépistage et de diagnostic (Cegidd), les centres de lutte anti- tuberculeuse (Clat) et la protection maternelle infantile (PMI).
6 Berkesse, A, Denormandie, P., Henry, E., Tourniaire, N. et Belkhir, (2023). La médiation en santé : un levier relationnel de lutte contre les inégalités sociales de santé à consolider. Inspection générale des affaires sociales.
7 Burnel, et Calmette, P. (2018). Le modèle économique de l’interprétariat linguistique en santé.Inspection générale des affaires sociales.