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Lutter contre la stigmatisation en santé mentale : la force du partage expérientiel au cours des bibliothèques vivantes

Sarah Jones - Pair-aidante en santé mentale Centre hospitalier Le Vinatier
Marianne Reynaud - Éducatrice spécialisée Centre hospitalier Le Vinatier
Romain Tabone - Psychologue Centre hospitalier Le Vinatier
Floriane Todoroff - Chargée de communication et de projets de lutte contre la stigmatisation Centre hospitalier Le Vinatier
Nicolas Franck - Psychiatre, professeur des universités,praticien hospitalier Centre hospitalier Le Vinatier

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SANTE MENTALE, SCIENCES HUMAINES, Psychologie, Psychiatrie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFCahiers de Rhizome n°88-89 – Faire savoir l’expérience (janvier 2024)

Changer les regards sur la santé mentale est la priorité du dispositif ZEST – Zone d’expression contre la stigmatisation. La stigmatisation, à échelle individuelle et structurelle, a des conséquences au-delà des personnes dites « concernées par des troubles ».

Dans un contexte où l’expertise du vécu est de plus en plus reconnue, il nous paraît important de mettre en avant les bibliothèques vivantes (BV), dont l’une des particularités est de permettre le partage des savoirs expérientiels pour lutter contre la stigmatisation en santé mentale.

Stigmatisation et santé mentale, de quoi parle-t-on ?

Selon l’étude de Jean-Yves Giordana (2010) portant sur les préjugés, les personnes ayant des troubles psychiques sont fréquemment perçues comme étant violentes et dangereuses, « hors norme » et infantiles. Dans l’esprit de nombre des participants, elles sont ainsi dans l’incapacité de respecter les codes sociaux et institutionnels. Elles ont des comportements imprévisibles et elles sont intrinsèquement irresponsables. Elles ne sont pas vraiment adultes et sont des personnes peu capables auxquelles on apporte peu de crédit, ou encore des personnes qui savent moins bien que nous ce qui est bon pour elles et qu’il faut donc (sur)protéger.

Ces préjugés, largement répandus, ont des conséquences. Ils favorisent chez ceux qui y adhèrent un ressenti négatif face à une personne identifiée comme ayant des troubles psychiques. Il peut s’agir de peur, de méfiance, de mépris ou de pitié. Ces émotions se manifestent de façon automatique alors même que l’interaction n’est pas de nature à les provoquer.

Il peut alors en découler des comportements eux-mêmes influencés par ces représentations et ces émotions. En reprenant ces trois catégories (Giordana, 2010), nous imaginons facilement les conduites suivantes vis-à-vis d’une personne identifiée comme ayant un trouble psy : « Je vais l’éviter » ; « Je vais être prête à me défendre d’elle » ; « Je vais l’exclure de certains cercles, démarches, rôles à responsabilité » ; « Je vais peu prendre en compte sa parole » ; « Je vais prendre des décisions à sa place… » Ce type de conduite est la composante la plus visible de la stigmatisation que l’on appelle « discrimination ».

La stigmatisation est un phénomène social qui est lié entre autres au fonctionnement cognitif (Giordana et al., 2018) : une réflexion rapide et fluide s’appuie sur nos représentations pour catégoriser. Nous parlons de représentation « sociales » quand elles sont partagées par un groupe de personnes. En plus de permettre de réfléchir vite, elles favorisent le développement de connaissances communes avec les autres personnes du groupe social d’appartenance. Elles favorisent également la cohésion et la communication. Les stéréotypes ainsi que les préjugés sont des sous-catégories de représentations sociales qui s’imposent à la personne à son insu et l’aiguillent vers des pensées réductrices. Ces dernières entraînent un traite- ment injustifié et desservent la cohésion groupale globale.

Chacun a des préjugés, mais cela ne veut pas dire qu’il faut s’en satisfaire. Il y a nécessité de questionner ses représentations, ses ressentis et ses comportements. La stigmatisation étant sociale, il est légitime et nécessaire que les institutions soutiennent sa déconstruction (Dubreucq et al., 2021).

L’autostigmatisation est un autre phénomène répandu et délétère. Il s’agit du fait de s’appliquer des préjugés négatifs, avec, encore une fois, un impact sur les pensées, les émotions et les comportements. Prenons l’exemple d’une personne qui adhère à la représentation sociale fausse « les schizophrènes sont dangereux ». Si on lui annonce un diagnostic de schizophrénie, elle se dira alors qu’elle est elle-même dangereuse, d’où une autostigmatisation pouvant se traduire par de la honte, de la peur et du repli. Elle parviendra peut-être à se détacher de ses croyances, mais le processus est long et non linéaire tant les représentations sociales sont ancrées et résistantes. L’autostigmatisation n’existerait pas sans stigmatisation.

Enfin, les proches peuvent être stigmatisés. L’image des soignants, des pratiques et des structures de soin est également souvent très négative. L’accès aux soins en est d’autant plus impacté.

Ces phénomènes ont donc de multiples conséquences telles que : le retard dans l’accès au soin ; des vécus de honte persistants ; l’estime de soi altérée ; la perte d’espoir ; des maltraitances et l’isolement par repli ou l’exclusion.

Dispositif ZEST

ZEST est un dispositif de lutte contre la stigmatisation, rattaché au centre ressource réhabilitation (CRR). Il réunit des personnes ayant un trouble psychique ou neuroatypiques, des proches et des professionnels de santé mentale autour d’actions à visée de déstigmatisation. Il s’appuie sur le partage du vécu expérientiel par la prise de parole. Pour agir contre la stigmatisation, plusieurs leviers d’actions peuvent être mobilisés. ZEST s’est appuyé sur la littérature et sur l’expérience de ressources, telles que Psycom1, pour orienter ses actions. Les BV sont l’une des actions phares proposées par ZEST. Elles se basent sur l’intervention de personnes qui jouent le rôle de livres vivants en partageant un chapitre de leur vie lié à la santé mentale à des personnes du grand public qui jouent ainsi le rôle de lecteurs. Après avoir mené plus d’une quinzaine de BV, nous proposons un retour sur cette action.

Les BV priorisent le mécanisme de déstigmatisation par des actions de contact. Cette typologie d’action repose sur l’idée que davantage de contacts avec les membres d’un groupe stigmatisé permettent de remplacer les perceptions biaisées, réduisent ainsi les préjudices et les discriminations. Les études montrent que lorsqu’il s’agit d’induire ce changement, l’éducation par le contact est plus efficace que d’autres approches éducatives traditionnelles (Corrigan et al., 2014 ; Stuart et al., 2014). Les actions de contact reposent sur la rencontre entre deux personnes qui ne se seraient a priori pas rencontrées. Ces stratégies permettent d’impacter largement les attitudes et de réduire la distance sociale (proximité souhaitée entre soi et l’autre : un indicateur de stigmatisation). Elles offrent une identification à l’autre pour remettre du commun là où la surgénéralisation ne nous donne à voir que du différent. Être en contact et échanger avec une personne qui appartient au groupe stigmatisé dans le cadre d’une intervention de déstigmatisation permet de faire l’expérience concrète d’un moment souvent empreint d’empathie, voire de sympathie. Il ne donne pas simplement accès à des données, mais également à un vécu émotionnel. Or, la stigmatisation n’est pas faite que de pensées ou de comportements, elle est également composée d’états émotionnels. Il est donc intéressant qu’une intervention touche cette dimension. Pour cette raison, les BV reposent sur la rencontre et la prise de parole de personnes concernées.

Qu’est-ce qu’une bibliothèque vivante ?

La BV est un mode d’action créé par l’ONG Stop the violence au Danemark. La première a eu lieu en 2000, au Roskilde Festival. Le concept a rapidement été reconnu pour sa pertinence et a intégré le programme « Jeunesse » du Conseil de l’Europe, consacré à l’éducation et aux Droits de l’homme. La BV repose sur des rencontres de durée limitée entre une personne qui représente un groupe fréquemment confronté à des préjugés (le livre vivant) et une personne qui « passe par là » (le lecteur). La rencontre se déroule sous la forme d’un temps de témoignage, suivi d’un temps d’échange. Chaque livre prépare sa prise de parole de telle sorte qu’elle permette de déconstruire les représentations stigmatisantes. Les bibliothécaires de la BV sont garants de son cadre. Au sein du dispositif ZEST, quelques personnes vont prendre le rôle de « bibliothécaire ». Ils accueillent les lecteurs, leur présentent le règlement de la bibliothèque, son fonctionnement, les accompagnent jusqu’aux livres et veillent au respect du temps. La BV n’est pas un outil spécifique à la question de la santé mentale, c’est une action de contact directe efficace dans la lutte contre les stigmatisations.

Comment ZEST s’est approprié les bibliothèques vivantes ?

Au fil du temps, ZEST s’est appuyé sur la coconstruction et les retours d’expériences de chacun pour développer ses propres repères et process dans la méthodologie des BV qui comprend : une préparation en amont, un lien avec les partenaires, une préparation de l’occupation de l’espace, l’accueil des lecteurs, les échanges à proprement parler, puis un temps post-intervention. Les divers acteurs impliqués dans ZEST portent différentes casquettes, soit : des personnes porteuses d’un trouble psychique ou neuroatypiques, des proches aidants et des professionnels de santé mentale. Ils sont rassemblés par la volonté de proposer des actions pour agir sur les discriminations constatées ou vécues. Chaque personne peut être livre vivant et, lorsqu’elle prend la parole, c’est en se fondant sur son vécu : chacun a une santé mentale et des ressentis. Nous avons souhaité pérenniser et formaliser les BV qui sont maintenant pleinement ancrées dans ZEST. Nous soutenons aussi d’autres personnes et des équipes dans la mise en place de ce type d’actions.

Mobiliser ses savoirs expérientiels à des fins de lutte contre la stigmatisation : la construction de sa prise de parole

Le témoignage, la rencontre et l’échange lors des BV sont des leviers puissants pour changer les regards sur les troubles en santé mentale et déconstruire la stigmatisation individuelle et structurelle. Une BV offre l’opportunité pour tous ses acteurs d’évoluer vers plus d’attention à la complexité du parcours singulier que chacun porte en soi.

Élaboration d’un cadre et d’une pensée commune pour changer les représentations

Une des étapes incontournables à la préparation de cet événement est l’atelier d’écriture du témoignage, où nous écrivons, écoutons, lisons, échangeons sur les ressentis que nous font vivre les différents textes qui seront le support de l’échange. La rencontre est rendue possible par ces récits, mais aussi par l’exercice de notre prise de parole : nous nous formons à interagir avec le futur lecteur et affinons la teneur de nos témoignages. Nous sommes alors reliés par ce désir de faire bouger les choses à notre échelle, d’apporter plus de tolérance face à la fragilité, de tenter d’amoindrir la discrimination et ses conséquences. Une des valeurs vers laquelle nous tendons est l’horizontalité. La coconstruction caractérise nos ateliers et les professionnels de santé participent à l’écriture de leur témoignage au même titre que les personnes dites « concernées » ou proches. Il est primordial pour nous de diffuser le message que nous sommes tous concernés par la santé mentale et ses vulnérabilités. Nous pouvons tous mettre en mots nos difficultés vécues et transmettre nos stratégies mises en place pour les dépasser. La participation des « professionnels de la santé mentale » dans cette démarche commune valorise et renforce la transformation vers des paradigmes qui ne nous réduisent plus à une étiquette. Les ateliers se déroulent toujours d’une façon similaire. Nous commençons par de l’informel, un moment où nous nous retrouvons et où nous prenons le temps d’accueillir la personne qui souhaiterait s’investir dans cette démarche. Puis, nous nous lançons dans nos tentatives d’écriture pour ensuite partager ce qui sera nos témoignages. Les ateliers nous permettent de formuler/formaliser un discours, une parole faisant place au vécu personnel d’une épreuve en santé mentale tout en révélant les forces déployées face à elle. Empreint de résilience, le témoignage porte un espoir que nous souhaitons déployer au collectif. Il est la dimension principale que nous voulons transmettre. L’espoir que nous pouvons tous nous rétablir, trouver ce qui fait sens pour nous, au-delà d’un trouble. Avoir un recul suffisant pour aborder la souffrance et sa résilience n’est pas inné, un travail d’élaboration est nécessaire et ces espaces où la parole se libère permettent cette mise à distance par le collectif. Ces ateliers favorisent le développement de notre insight, notre connaissance de soi autant que nos capacités d’interactions avec les différents environnements que nous souhaitons sensibiliser. La prise de parole se construit par le partage et l’objectif commun de transmettre un message plus positif et plus proche du vécu. Une pensée commune émerge et la composition de nos récits évolue au fil des échanges. Ainsi, cet espace de formation plurielle permet à chacun de créer, puis recréer un discours lié à son parcours et de percevoir celui-ci sous un autre angle. Aussi, en invitant à se regarder sous le prisme des ressources et des forces déployées, nous proposons au lecteur d’adopter ce même regard, loin des automatismes de pensée.

L’atelier d’écriture, un espace pour une construction des savoirs

Le partage de nos textes et les échanges en ateliers amènent une matière première, le vécu, à se construire en connaissances transmissibles sur le rétablissement et la stigmatisation. Ce type d’atelier et d’action serait comme un antidote par l’intime qu’il mobilise, les émotions qu’il suscite. Le groupe acquiert par l’expérience même de ces échanges une meilleure compréhension des enjeux de stigmatisation. La définition première du partage expérientiel n’est-elle pas le fait qu’une expérience vécue individuellement, un travail d’assimilation et de traduction pour et par le collectif apportent à chacun un nouvel éclairage ?

Les savoirs expérientiels se constituent dans un processus perpétuel de co-construction, d’aller-retour entre le vécu, « avoir l’expérience de », et l’analyse de cette expérience individuelle, puis groupale, pour en distiller des savoirs et pouvoir les transmettre. Nous affirmons que la capacité à produire ces savoirs est possible pour chacun lorsque l’environnement le permet. Nous nous construisons nos savoirs au fur et à mesure de notre expérience collective au sein de ces ateliers. Comme le notent Olivia Gross et al. (2016), repris par Fabienne Hejoaka et al. (2019, p. 66) : « apprendre à partir de l’analyse rétrospective des récits de vie mis en commun, c’est faire science d’un matériau expérientiel […], c’est commuer un malheur individuel en un bien collectif ». L’une des conditions indispensables à l’élaboration de ces savoirs est donc de permettre leur construction par l’intersubjectivité mise à l’œuvre dans ces espaces suffisamment sécurisants. Toutefois, la BV en soi est aussi une action qui favorise cette mise en commun de l’expérience vécue. Dans la rencontre avec le lecteur, une réflexion et une transformation de ses connaissances acquises sont nourries par les échanges.

La mise en récit de son parcours de rétablissement signifierait donc une mise en savoirs, pouvant être libératrice pour les livres vivants et aussi pour les lecteurs qui ouvrent leur champ de connaissances à travers l’expérience des BV. Être acteur dans ce dispositif nous défocalise de l’approche biomédicale centrée sur la maladie et nous révèle toutes les richesses que peut constituer l’expérience de son rétablissement. Permettre la prise de parole c’est gagner du « temps d’antenne », pour citer un livre vivant évoquant le peu d’espace où cette participation est possible et favoriser une mise en action, une mise en lien dans l’espace ordinaire. Lorsque certains livres vivants rencontrent des difficultés pour la mise en récit, l’écriture du témoignage peut être facilitée par le pair-aidant et permet de mettre en lumière les capacités au dépassement que chacun peut détenir. Valoriser la construction de sa prise de parole, affiner la perception de ses capacités, affirmer sa posture : le pair-aidant a un rôle important pour favoriser la participation de ses pairs. Néanmoins, en atelier, il n’est pas le seul à porter cela. L’émulation présente, l’attention à la participation de tous, la mise en valeur des savoirs expérientiels que nous pouvons apporter, ces différents composants sont portés par tous les participants. De plus, le fait que ces ateliers soient investis/coconstruits par des per- sonnes aux différentes étiquettes/casquettes garantit une pluralité d’expériences dont les richesses nourrissent les échanges jusqu’à la rencontre avec le lecteur.

La rencontre avec les lecteurs dans la bibliothèque vivante : quel impact du partage de son vécu sur les changements de représentations ?

La construction de sa prise de parole spécifique au contexte des BV est facilitée par la mise en place d’un cadre souple et bienveillant. Dans cette dernière partie, nous nous attacherons à voir comment cette prise de parole et ce partage d’un vécu expérientiel sont reçus par les lecteurs. Afin d’évaluer l’impact de la BV, nous interrogeons les lecteurs à la fin de leurs échanges avec les livres vivants. Ce temps permet de recueillir leurs retours « à chaud », mais aussi de les orienter vers les structures existantes s’ils soulèvent des questionnements en lien avec leur santé mentale. Trois questions leur sont posées par un bibliothécaire. Elles portent sur le vécu de l’expérience de la BV, les éléments qu’ils en ont retenus ainsi que sur l’évolution de leur vision des troubles psychiques. Sur la période 2021-2022, 275 retours de lecteurs ont été recueillis lors d’événements grand public (30), à destination des étudiants de l’enseignement supérieur (69), d’étudiants d’écoles de travailleurs sociaux ou psychologues (64), de professionnels ou usagers de la psychiatrie (76) et de sapeurs-pompiers en formation (36). Les retours des lecteurs s’articulent autour de ces différents axes :

  • fait écho à mon vécu ;
  • admiration/courage de témoigner ;
  • changement de vision ;
  • être plus à l’écoute de soi ;
  • questionne et suscite des émotions ;
  • fait tomber les barrières ;
  • enrichissant.

Ici, nous développerons quelques-uns de ces axes qui viennent souligner comment le partage d’un vécu personnel dans un espace cadré comme les BV peut venir toucher les lecteurs.

Partager une expérience commune

La stigmatisation met à distance les personnes avec un trouble psychique, à les catégoriser comme différentes et distinctes de nous. La BV permet de réduire cette frontière en créant du commun entre le lecteur et le livre vivant.

« Je me suis reconnue à plusieurs reprises car il y avait beaucoup de similitudes dans les ressentis, parfois même dans les réactions. »  « J’ai réussi à m’identifier à son histoire. C’était quelque chose que j’avais en moi mais que j’ignorais. Je me suis reconnue en lui. »

Ainsi, les propos des livres vivants font souvent écho au vécu des lecteurs. Un processus d’identification se crée. Cela est permis par le format de la BV, un échange intimiste, un partage authentique et privilégié qui invite également le lecteur à se dévoiler :

« La bibliothèque vivante offre la possibilité de parler en privé et personnellement à un “étranger”, dans un espace structuré, protégé et pourtant complètement libre, dans un temps strictement limité et sans autres engagements. La nature de ce cadre explique probablement pourquoi la Bibliothèque vivante a toujours eu beaucoup de succès […] : les lecteurs peuvent anticiper le risque qu’ils prennent à rencontrer l’Autre » (Ronni, 2006, p. 10).

Rencontrer quelqu’un dans ce cadre et avoir la possibilité d’échanger avec elle permet de battre en brèche les principaux préjugés.

« De cette rencontre je retiens que je ne suis pas si différente des personnes que j’ai rencontrées et que les “troubles psychiques” ne sont pas si effrayants. » « On vit dans le même monde, il n’y a pas eux et nous. » « Je m’attendais à voir la différence, en fait c’est une personne comme nous. »

Un partage qui suscite des émotions

La puissance du partage d’un vécu expérientiel dans le cadre d’une BV vient également toucher la sphère émotionnelle. Ainsi, de nombreux retours des lecteurs témoignent du registre de l’émotion – nous retrouvons notamment les termes : « touchant », « émue » et « enrichissant ». Cela tend à confirmer que la BV impacte cette sphère importante dans les mécanismes de stigmatisation.

Un certain nombre de critères doivent être respectés dans l’organisation d’une bibliothèque vivante pour que celle-ci contribue à lutter contre la stigmatisation. Nous en avons détaillé plusieurs : l’importance d’un partage authentique et personnel, en utilisant le « je », un environnement cadré et bienveillant ainsi qu’un texte qui apporte une dimension d’espoir. Lorsque cette dimension était absente, nous avons fait l’expérience de retours mitigés de lecteurs. Ces derniers pointaient l’absence de perspectives et pouvaient occulter les ressources dont témoignait pourtant le livre par sa démarche d’expression auprès d’eux. Ces retours montrent que les stéréotypes résistent à la BV si les textes ne sont pas construits dans une optique de déstigmatisation. Il ne s’agit pas ici de nier les difficultés que la personne a pu rencontrer dans son parcours, mais de partager, en plus, une notion d’espoir. Construire son récit dans le cadre d’une BV, c’est penser l’impact de celui-ci sur le lecteur.

Un partage d’expérience concernant les troubles psychiques ou les spécificités neurodéveloppementales impacte positivement les représentations des lecteurs lorsqu’il est réalisé dans un cadre spécifique, bienveillant et sécurisé. La participation à des BV a un impact non seulement sur la stigmatisation, mais aussi sur l’autostigmatisation. Ce dispositif devra être évalué. Il s’agira de montrer comment prendre la parole en tant que livre vivant permet de se réapproprier son histoire, de reprendre du pouvoir sur celle-ci et de lutter contre l’autostigmatisation.

Notes de bas de page

Psycom est un organisme public d’information sur la santé mentale et de lutte contre la stigmatisation.

Bibliographie

Corrigan, P. W. et al. (2014). The Impact of Mental Illness Stigma on Seeking and Participating in Mental Health Care. Psychological Science in the Public Interest, 15(2), 37-70.

Dubreucq, J., Plasse, J. et Franck, N. (2021). Self-stigma in Serious Mental Illness: A Systematic Review of Frequency, Correlates, and Consequences. Schizophr Bull, 47(5), 1261-1287.

Giordana, J.-Y. (2010). La stigmatisation en psychiatrie et en santé mentale. Elsevier Masson.

Giordana, J.-Y., Caria, A., Arfeuillère, S., Loubière, C., Blain, F. et Todoroff. F. (2018). Stigmatisation et déstigmatisation. Dans N. Franck (dir.), Traité de réhabilitation. Elsevier Masson.

Gross, O., Sannié, T., Traynard, P.-Y. et Gagnayre, R. (2016). Scientifiser son malheur. Recherches et éducations, 16, 114-128.

Hejoaka, F., Halloy, A. et Simon, E. (2019). Définir les savoirs expérientiels en santé : une revue de la littérature en sciences humaines et sociales. Dans E. Simon (dir.), Les savoirs expérientiels en santé (p. 66). Éditions universitaires de Lorraine.

Ronni, A., Rothemund, A., Titley, G. et Wootschet, P. (2006). La couverture ne fait pas le livre ! Le guide de l’organisateur de la bibliothèque vivante. Éditions du Conseil de l’Europe.

Stuart, H., Chen, S.-P., Christie, R., et al. (2014). Opening Minds in Canada: Targeting Change. The Canadian Journal of Psychiatry, 13-18.

Stuart, H. (2016). Reducing the stigma of mental illness. Global Mental Health, 3, E17.

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