Cet article éclaire les relations entre consommations de drogues, addictions et souffrances psychiques à la lumière d’enquêtes menées par l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), notamment les investigations du dispositif « Tendances récentes et nouvelles drogues (Trend) ». Après avoir présenté la méthodologie mobilisée par le dispositif Trend, l’article montre que la régulation des états d’anxiété et d’autres manifestations de souffrances psychiques constitue un motif central du recours aux drogues des personnes en situation de grande précarité. L’usage quotidien de substances psychoactives, licites ou illicites, ne s’inscrit toutefois pas seulement dans une visée autothérapeutique. Il renvoie à des intentionnalités diverses, liées pour partie à la vie à la rue et aux sociabilités alternatives qui s’y déploient, exposées en conclusion de cet article.
Précisions méthodologiques
Cet article s’appuie sur des matériaux empiriques et des analyses développées par le dispositif Trend, lequel mobilise des méthodes d’enquête qualitatives afin de rendre compte du sens que les usagers de drogues donnent à leurs pratiques de consommation et des contextes sociaux dans lesquelles ces pratiques se déploient1. Le dispositif s’intéresse à des populations particulièrement consommatrices de substances psychoactives dont la plupart ont développé une addiction. Nombre d’usagers rencontrés lors d’entretiens ou d’observations directes connaissent des conditions de vie caractérisées par la pauvreté économique, la précarité dans le logement et l’éloignement vis-à-vis des mécanismes de protection sociale.
Apaiser les souffrances psychiques et les symptômes de manque : les visées autothérapeutiques du recours aux drogues
Pour la plupart des consommateurs de drogues rencontrés par le dispositif Trend2, le recours aux substances psychoactives a pour objectif premier d’apaiser un mal-être psychique induit par des événements traumatiques survenus lors de l’enfance ou de l’adolescence (tels que des viols, des abus sexuels ou de la maltraitance) ou à l’âge adulte (tels que le fait de découvrir une maladie, la perte d’emploi, la séparation conjugale ou le décès d’un proche). L’usage de drogue constitue, tout d’abord, une réponse, un « remède » permettant de soulager une souffrance psychique (que celle-ci prenne la forme d’anxiété, de dépression ou de syndrome de stress post-traumatique) et apporte un mieux-être. C’est particulièrement le cas pour les usagers souffrant de comorbidités psychiatriques non prises en charge et non soignées3.
La consommation de cannabis, d’alcool ou de médicaments psychotropes obtenus sur le marché noir (principalement du Lyrica® [prégabaline], dans une moindre mesure du Valium® [diazépam] ou du tramadol) par des adolescents et de jeunes adultes concernés par la migration et vivant à la rue illustre bien cette fonction autothérapeutique du recours aux drogues4. Largement supérieures aux indications médicales, ces consommations médicamenteuses s’inscrivent notamment dans une tentative d’apaisement des souffrances psychiques consécutives à une vie difficile dans le pays d’origine, un voyage exposant à de multiples traumatismes (tels que le décès de proches, le sentiment de mort imminente, la maltraitance physique, les abus sexuels – notamment envers les femmes). Leurs mauvaises conditions d’accueil sur le sol français, les déceptions engendrées par l’absence de perspective en matière d’emploi ou de formation professionnelle, les conditions de vie marquées par la précarité (instabilité en matière de logement, de ressources économiques), les violences perpétrées à leur encontre (notamment par les réseaux de trafics qui les emploient parfois sous la contrainte5) sont autant de facteurs venant exacerber ces souffrances et favoriser le recours aux drogues. Cet extrait d’entretien restitue ainsi les propos d’une éducatrice spécialisée assurant un accompagnement auprès de ces jeunes : « C’est l’explication qu’ils donnent, c’est que… ils prennent ça comme un anxiolytique. C’est pour dormir, pour oublier, pour ne pas penser, c’est ça qu’ils recherchent. Et notamment Kassim6, qui est un gamin qui est relativement nerveux, dit : ‘‘Cela me permet de ne penser à rien, de ne pas penser à ma famille ni à mes problèmes […] je n’ai plus mal au ventre ni au dos. Quand je ne prends pas les médicaments, ça ne va pas.” C’est son automédication pour essayer de contrôler justement cette violence. »
Si l’usage de drogue permet dans un premier temps d’apaiser des souffrances psychiques, bien souvent, il donne progressivement lieu à une addiction ou une dépendance. Dès lors, l’évitement des symptômes de manque physique ou psychique du produit devient un motif central de la poursuite de la consommation7. C’est notamment le cas des personnes ayant développé une dépendance à l’alcool, à l’héroïne ou à une autre substance opioïde. « Ah il y a plus d’effet dans rien du tout [rire amer]. C’est ça qu’est triste. C’est juste pour ne pas être malade quoi », résume Anna, consommatrice dépendante à différents produits psychotropes, licites et illicites, et sans domicile fixe. Les personnes ayant développé une addiction à la cocaïne basée8 témoignent quant à elles des sentiments d’angoisse, d’irritabilité et d’anxiété qui s’emparent d’elles parfois quelques minutes seulement après avoir consommé. Ceux-ci les poussent à consommer à nouveau dès que possible9, comme en témoigne ce jeune consommateur : « Quand je fume, 15 minutes après, je cherche des trucs blancs par terre10. Je suis encore défoncé, c’est juste que je n’arrive pas à me poser et à apprécier la défonce qu’il me reste parce que ça a commencé à redescendre et du coup il y a cette envie forte qui… Tu as des palpitations. Ça t’appelle, ça te rappelle tout le temps, il faut beaucoup de force mentale pour dire “maintenant j’arrête”. » Le terme « angoisse » est d’ailleurs employé par certains consommateurs de crack pour désigner la dernière dose de produit à disposition, signifiant par là que ce sentiment ne manquera pas d’apparaître sitôt celle-ci consommée.
Désinhibition, sociabilité et solidarité : quelques autres fonctions de l’usage de drogues
Les visées autothérapeutiques du recours aux drogues cohabitent avec d’autres intentionnalités d’usage liées en partie aux conditions de vie marquées par la grande précarité. Il s’agit ainsi de mieux supporter certaines conséquences immédiates de la vie à la rue comme la faim ou l’exposition aux aléas du climat. C’est également le cas de la recherche de désinhibition nécessaire à l’accomplissement d’activités essentielles à la survie, mais génératrices de stress, d’anxiété et dépréciant l’image de soi, comme la mendicité ou des actes de petite délinquance. Certains adolescents et jeunes adultes migrants évoqués plus haut consomment ainsi alcool ou médicaments psychotropes afin de ressentir une impression de force et de puissance leur permettant d’accomplir un vol à l’arraché, un cambriolage ou encore de vendre à la sauvette des cigarettes, des stupéfiants ou des médicaments. Naïm, un adolescent récemment arrivé en France, rapporte ainsi à un travailleur social que le Rivotril® lui « permet de foncer sans [se] poser de questions, de ne pas avoir peur des coups, ni de taper ». Meryem, une interprète, amenée à assister les mineurs migrants lors de placements en garde à vue, indique quant à elle que certains « disent que ça [les médicaments] leur enlève la peur, et ça leur donne la force et le courage. Ça s’appelle le “cachet du courage11.” »
L’usage de drogue s’insère également dans des sociabilités qui contribuent à égayer la vie à la rue. C’est notamment le cas lors de sessions de consommation collectives, où l’effet des drogues se partage et donne lieu à l’expression de sentiments d’attachement, d’amour et de tendresse envers les pairs, dans un quotidien marqué par des rapports de violence et de domination. Cela est perceptible au sein du témoignage suivant de Marius, un polyconsommateur de 25 ans, sans domicile fixe et sans emploi : « T’as plus aucune angoisse, il n’y a plus rien qui te prend la tête. Les mots c’est tellement limitant par rapport au monde que t’explores. Tu es dans un nuage de coton. Quand je fume un petit peu de crack t’as un sentiment de bien-être total, tu te sens léger, tu te sens bien, tu te mets à parler énormément avec tes potes, tu es trop content, tu es trop gentil […] Tu as envie de partager ton bien-être. » Au-delà du plaisir partagé, procuré par leurs effets, les drogues sont également le support de solidarités entre pairs : elles font l’objet de troc, de don ou de partage (par exemple, lorsque les ressources économiques sont mises en commun pour se procurer le produit), de transmission ou d’échanges d’expertise et d’information (par exemple, sur les lieux où se procurer les produits, les manières de les préparer ou de limiter certains risques liés à la consommation).
Apaisement des souffrances psychiques résultant de parcours biographiques marqués par des traumatismes, soutien pour supporter des conditions de vie particulièrement difficiles, support de sociabilités et de solidarités contribuant à égayer le quotidien : les usages de drogues s’insèrent dans des stratégies de survie et constituent à cet égard des ressources pour les personnes en situation de grande précarité. Mais dans le même temps, ces consommations détériorent la santé physique et psychique, à plus forte raison lorsqu’elles s’effectuent dans la rue ou tout autre environnement peu propice à leur déroulement dans de bonnes conditions (par exemple, en étant confronté à l’absence d’accès à l’eau, de matériel de consommation stérile et en nombre suffisant pour éviter le partage ou la réutilisation, la crainte d’être interpellé par les forces de l’ordre ou pris à parti par des riverains obligeant à consommer rapidement). Plus globalement, le mode de vie centré sur l’acquisition et la consommation des produits amenuise les possibilités d’accès ou la conservation des droits sociaux, d’un emploi ou d’un logement et conduit parfois à des incarcérations (moins au motif de la consommation en elle-même qu’en raison d’actes de délinquance visant à la financer). Dans ce contexte, des dispositifs et des programmes d’action adaptés aux problématiques des usagers des drogues précarisés (par exemple, en garantissant l’anonymat, en offrant un accueil inconditionnel, en s’appuyant sur une démarche de réduction des risques et des dommages n’exigeant pas l’abstinence comme contrepartie de la prise en charge) se sont développées ces deux dernières décennies12. Malgré leurs effets bénéfiques13, ces dispositifs restent globalement trop peu nombreux au regard des besoins, leur développement constituant ainsi un enjeu important dans les années à venir.
Notes de bas de page
1 Gérome, C. (2020). Guide méthodologique du dispositif Trend. OFDT.
2 Cadet-Taïrou, A., Gandilhon, M., Gérome,C., Martinez, M., Milhet, M., Detrez, V. et Adès, J. E. (2020). 1999-2019 : Les mutations des usages et de l’offre de drogues en France vues au travers du dispositif Trend de l’OFDT. OFDT.
3 Protais, C., Milhet, M. et Díaz Gómez, C. (2019). Les addictions dans le programme Un chez soi d’abord. OFDT.
4 Gérome, C., Protais, C. et Guilbaud, F. (2022). Usages de drogues et conditions de vie des « mineurs non accompagnés ». OFDT.
5 Nombre d’adolescents et de jeunes adultes subissent l’emprise de réseaux criminels qui leur fournissent des médicaments psychotropes et un hébergement en contrepartie de l’accomplissement d’activités délinquantes, tout en exerçant sur eux des actes de violence.
6 Les prénoms des personnes citées ont été anonymisés.
7 Meslin, K., David, M. et Gérome, C. (2023). Usages de produits psychotropes et prise en charge sociosanitaire des personnes en situation de grande précarité en Pays de la Loire. OFDT.
8 La cocaïne basée, qui circule sous l’appellation « crack » ou « free base », est un dérivé du chlorhydrate de cocaïne, résultant de l’adjonction de bicarbonate ou d’ammoniac. Cette transformation permet une cristallisation de la poudre en petits cailloux, destinés à être fumés. Les effets de la cocaïne basée sont beaucoup plus puissants que ceux du chlorhydrate. Leur apparition est plus rapide (de 1 à 2 minutes contre 15 à 30 minutes), mais leur durée est beaucoup plus courte.
9 Le terme anglophone de « craving » est souvent employé par les acteurs de l’addictologie pour désigner cette envie impérieuse et compulsive de consommer à nouveau un produit psychotrope, notamment la consommation de cocaïne basée.
10 Ce comportement, appelé « faire la poule » par certains usagers et professionnels, est caractéristique des effets de la cocaïne basée.
11 Le surnom de « mère – ou “madame” – courage » est souvent donné au Rivotril® par certains mineurs ou jeunes migrants maghrébins du fait de ses effets euphorisants et désinhibants. Gérome, C., Protais, C. et Guilbaud, F. (2022).
12 Qu’il s’agisse des centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud), des haltes soins addictions (HSA) ou encore du programme Un chez soi d’abord.
13 Nous vous invitons à lire, par exemple, au sujet des HSA : Inserm. (2021). Salles de consommation à moindre risque en France : rapport scientifique. Institut de Santé Publique de l’Inserm ; et, concernant le programme Un chez soi d’abord : Milhet, M., Protais, C. et Diaz-Gomez, C. (2019).