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De l’expérience traumatique aux pensées anxieuses

Paloma Hernandez - Psychologue clinicienne, psychothérapeute spécialisée en psychotraumatologie, Maison d’Ella, Doctorante en psychologie, UMR U1319 Inspiire, Université de Lorraine, Chargée d’enseignement en licence de psychologie, Université de Bordeaux et IRTS de Bordeaux

Année de publication : 2024

Type de ressources : Rhizome - Thématique : PUBLIC PRECAIRE, SANTE MENTALE

Télécharger l'article en PDFRhizome n°90-91 – Anxiéter (décembre 2024)

Chez l’individu, la traumatisation chronique est souvent liée à la répétition de situations de violence interpersonnelle, dont il est difficile, voire impossible, de s’échapper. C’est notamment le cas des femmes victimes de violences accompagnées par la Maison d’Ella et qui ont, pour la plupart, été exposées par le passé à des violences intrafamiliales, des violences sexuelles, des négligences ou des maltraitances. Les premières recherches sur l’adversité et les expériences difficiles vécues dans l’enfance (Adverse childhood experiences, ACEs) démontrent clairement que subir une accumulation d’événements traumatiques, potentiellement traumatiques ou nocifs pendant l’enfance et l’adolescence a des conséquences psychopathologiques variées sur les enfants victimes, ainsi que sur les adultes qu’ils deviendront1. Ces conséquences, en termes de santé mentale et physique, vont au-delà de la simple présence de l’état de stress post-traumatique (ESPT) décrit par le DSM-52, qui est souvent un cadre d’évaluation trop restrictif. Ces dernières vont affecter profondément le développement normal de soi chez l’enfant et l’adolescent et perturber non seulement leur développement psycho-affectif, cognitif, identitaire mais aussi la construction de leur estime de soi3, pouvant les amener à intégrer dans la pensée une normalisation de la violence. Ce type de traumatisation est souvent associé à la répétition de violences interpersonnelles impliquant des figures d’attachement. Les troubles de l’attachement qui en découlent se traduisent par une perte profonde du sentiment de sécurité et de sûreté personnelle, une diminution de la capacité à exprimer sa curiosité et à explorer le monde, une altération du développement émotionnel et social, ainsi que des difficultés dans les relations affectives futures4. Ces troubles peuvent affecter la capacité à mobiliser ses ressources ou à demander de l’aide en cas de crise. En somme, toute l’identité de l’individu est affectée. La non-prise en charge des syndromes psychotraumatiques à la suite de l’exposition à des violences peut amener les personnes à renouer des relations d’attachement insécures, mobiliser des stratégies d’évitement ou des processus dissociatifs, avoir des pensées anxieuses, subir un état de sidération fréquent ainsi qu’une altération de la vigilance et des réactions.

Toutefois, notons bien que les femmes victimes de violences, et les patients de manière plus générale, sollicitent rarement un soignant pour une demande directe de syndrome post-traumatique du fait de l’indicibilité même du trouble5 : ils viennent davantage solliciter le système de soins pour ce qu’on appelle encore les « comorbidités » liées à ce trouble tels qu’aux premiers rangs le trouble dépressif majeur ou les troubles anxieux. Ce phénomène est sans doute la raison première pour laquelle encore trop de patients se voient poser de nombreux diagnostics et étiquettes qui ne leur parlent pas forcément, car ceux-ci ne reflètent pas complètement leur histoire et leur souffrance. C’est le cas pour la plupart des femmes que nous accompagnons à la Maison d’Ella, qui, avant de se voir poser un diagnostic d’ESPT, ont souffert d’errance médicale. La majorité d’entre elles arrivent alors avec des traitements (tels que des antidépresseurs, des somnifères, des anxiolytiques) davantage en lien avec les comorbidités de l’ESPT qu’avec le trouble en lui-même. L’ESPT, lui, nécessite une approche psychothérapeutique spécifique. Cela implique des années pendant lesquelles les femmes souffrent en silence et entendent à répétition des violences de la part des différents acteurs avec lesquelles elles sont en lien, tels que des professionnels de santé, « vous n’avez rien, tout est normal ».

Les symptômes en lien avec le trouble anxieux présents chez nos patientes sont multiples et très variés tant sur le plan psychologique que physique. Elles souffrent d’une peur irrationnelle et persistante face aux situations quotidiennes, notamment celles qui impliquent une nouvelle tâche à accomplir, d’une inquiétude quant à la projection future. Elles souffrent, de même, d’émotions désagréables envahissantes et de douleurs physiques handicapantes. Ces manifestations physiques prennent la forme de troubles psychosomatiques et surviennent en raison d’un état d’anxiété prolongé dans le temps. En raison de la connexion entre l’esprit et le corps, les pensées anxieuses peuvent être déversées sur le corps sous forme de douleurs chroniques dorsales et cervicales, des maux d’estomac ou de tête, des problèmes articulaires, respiratoires et autres. L’ensemble de ces symptômes sont récurrents chez nos patientes.

Au-delà des somatisations, de l’appréhension douloureuse à s’exposer à un potentiel danger et de l’hypervigilance qu’elles ressentent inlassablement, on retrouve également dans la symptomatologie du trouble anxieux une forte irritabilité et une agitation constante. Les pensées anxieuses chez les femmes victimes de violences sont la plupart du temps liées aux préoccupations futures ainsi qu’aux relations qu’elles entretiennent avec les autres. Elles prennent la forme suivante : « Que va-t-il m’arriver ? » ; « Va-t-on réellement me croire ? » « À quel moment va-t-il me faire mal ? » Ces pensées sont similaires aux distorsions cognitives ou aux cognitions négatives que nous retrouvons chez les personnes diagnostiquées d’un psychotraumatisme. Elles sont en réalité une pensée automatique irrationnelle et contre-productive qui entretient généralement des émotions négatives (le stress, la colère, l’anxiété, la culpabilité…). Ces dernières sont le plus souvent construites à la suite d’expériences adverses dès le plus jeune âge et conditionnées par les dires des autres.

La personne anxieuse développe une grande vigilance vis-à-vis des situations susceptibles de réactiver l’insécurité ressentie dans le passé. Elle met en place des stratégies permettant d’affronter les situations anxiogènes (se faire accompagner par exemple ou ne pas s’y confronter) et répète des comportements de façon ritualisée et stéréotypée visant à calmer l’angoisse. Certains moments et contextes de vie tels que des procédures judiciaires en cours, une séparation, l’état de santé d’un enfant ou les difficultés financières qu’elles traversent les rendent ainsi plus vulnérables à développer de l’anxiété. La fréquence, l’intensité et les impacts de cette dernière sur la vie de la personne peuvent contribuer à en faire un symptôme, voire un trouble psychique.

L’anxiété fait ainsi partie des souffrances psychologiques « normales » et réactionnelles aux événements de vie. Néanmoins, dans le cas des femmes victimes de violences, nous oublions que ces souffrances détiennent toutefois des liens intimes avec le trauma et l’histoire de vie.

Suivant l’évolution du TSPT et le contexte de vie de la personne, les symptômes associés collectivement au trauma, tels que les flash-back, les reviviscences ou les évitements spécifiques à certaines situations, s’estompent au cours du temps et sont camouflés par des processus dissociatifs permettant de mettre l’individu à distance d’un vécu douloureux. La dissociation permet de laisser de la place aux syndromes considérés encore trop souvent comme des « comorbidités » ou des « complications », alors qu’il s’agit d’authentiques formes cliniques post-traumatiques dans le sens où ces symptômes d’anxiété caractérisée (l’anxiété de séparation, les troubles de panique) gardent une proximité très forte avec l’événement traumatique. Au gré des fluctuations des symptômes, ces multiples expressions du trauma ne sont pas toujours en phase et la problématique de fond psychotraumatique peut se révéler plus ou moins apparente, voire pas du tout, en particulier s’il n’y a pas de reviviscences actives qui pourraient donner des indications au soignant sur l’origine de cette anxiété. Chez les femmes victimes de violences, l’anxiété n’est alors qu’une face visible de la richesse de la séméiologie du TSPT. On comprend mieux aujourd’hui, au vu de la similitude des critères diagnostiques entre le trouble anxieux et l’ESPT, la raison pour laquelle l’ESPT a longuement été considéré comme un trouble anxieux et ce, jusqu’au DSM-4. Il me paraît alors dorénavant essentiel de questionner la nature et l’origine des angoisses avant d’établir un quelconque diagnostic.

Cette exploration précoce permettrait d’accompagner au mieux les patients et d’établir un diagnostic adéquat. Cela demande au clinicien de penser au-delà des symptômes immédiats du patient (attitudes, pensées anxieuses, comportements inadaptés et réponses émotionnelles de défense) et de s’inscrire dans une dynamique psychopathologique et psychothérapeutique organisée. Il est impossible d’avancer dans un travail de psychothérapie avec cette population fragilisée par les événements de vie, sans une stabilisation adéquate et solide fondée sur l’alliance thérapeutique et la psychoéducation. Ce socle solide permettra par la suite une prise en charge plus qualitative.

Notes de bas de page

1  Dufour, S., Clément, M.-È., et Trocmé, N. M. (2019). La violence à l’égard des enfants en milieu familial. Les éditions CEC.

2  American PsychiatricAssociation. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders, DSM 5 (5e éd.).

3  Cloitre, M., Garvert, D. W., Brewin, C. R., Bryant, R. A. et Maercker, A. (2013). Evidence for proposed ICD-11 PTSD and complex PTSD: A latent profile analysis. European Journal of Psychotraumatology, 4.

4  Tarquinio, C., et Auxéméry, Y. (2022). Chapitre 5. Le traumatisme complexe. Dans C. Tarquinio et Y. Auxéméry (dir.), Manuel des troubles psychotraumatiques
(p. 143-173), Dunod.

5  Tarquinio, C., et Auxéméry, Y. (2022).

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