La notion d’écoanxiété résume différentes souffrances psychiques associées aux conditions environnementales. Elle renvoie à une variété d’états de détresse vécus en réponse à la crise écologique1. Bien qu’utilisé quelques fois dans les milieux activistes et la presse grand public en lien avec des enjeux environnementaux dès les années 1990, le concept a surtout émergé dans la littérature scientifique internationale avec le philosophe australien de l’environnement, Glenn Albrecht, dans les années 2000. Celui-ci définissait l’écoanxiété comme un « sentiment généralisé que les fondements écologiques de l’existence sont sur le point de s’effondrer » se traduisant par « une inquiétude, non spécifique, concernant notre relation à nos environnements2 ». On retrouve de nombreuses autres définitions allant d’« une peur chronique de la catastrophe environnementale3 » ou d’une « anxiété ressentie en réponse à la crise écologique4 » à une « appréhension et stress face aux menaces prévues pour les écosystèmes par le changement climatique5 ».
Cette variété de définitions révèle la nature ambiguë et complexe de ce concept. L’écoanxiété est certes un « objet-frontière » – un concept commun à plusieurs mondes sociaux permettant « d’assurer un minimum d’identité au niveau de [leur] intersection, tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux besoins et contraintes spécifiques de chacun de ces mondes6 ». Cependant, du fait même de cet ancrage dans le vaste champ des humanités environnementales7, il apparaît important de mieux préciser son statut vis-à-vis de la santé mentale et de la psychiatrie : l’écoanxiété devrait-elle ainsi être pathologisée ou est-elle une réponse adaptative légitime (« normale ») face à une menace environnementale concrète ? La réponse à une telle interrogation nous mènera à une définition soutenue philosophiquement.
Importance de la délimitation entre normal et pathologique
Une juste démarcation entre normal et pathologique concernant l’écoanxiété comporte des implications cliniques, éthiques et de justice sociale. D’un point de vue clinique, le caractère pathologique ou de condition adaptative de l’écoanxiété pourrait aider à éviter les situations de surmédicalisation ou de sous-médicalisation. Sur le plan éthique, la reconnaissance d’une écoanxiété définie comme un phénomène d’ajustement à un milieu préjudiciable contribuerait à ne pas faire d’une telle condition une nouvelle catégorie diagnostique du répertoire de la psychiatrie, avec les enjeux de stigmatisation ou de saturation du système de santé qui en découlent. Enfin, en termes de justice sociale, il semble essentiel de reconnaître que certaines émotions écologiques peuvent conduire à une souffrance ou une incapacité décrite par un individu.
Réponses épistémologiques : conception hybride et conception normativiste
En philosophie de la médecine, certaines conceptions (dites « hybrides ») considèrent qu’un trouble est défini par une émotion dysfonctionnelle causant directement une détresse (ou une souffrance) pour un individu8. Certes, l’écoanxiété se traduit par une détresse. Cependant, cette détresse n’est pas nécessairement liée à une émotion dysfonctionnelle, que cette émotion ait ou non une proximité avec d’autres émotions déjà pathologisées9. En effet, une émotion négative peut être parfaitement appropriée dans un contexte néfaste. D’aucuns penseront au cas de la peur et de l’anxiété, dont la fonction première est de nous mobiliser face à de potentiels dangers. Il s’agit alors d’une réaction normale et hautement adaptative sur le plan de l’évolution. Dans ce cas, ce serait même le fait de ne pas avoir d’émotions négatives dans un contexte néfaste qui serait pathologique. Étant donné que ce critère d’émotion pathologique peine à clairement dissocier le normal du pathologique, cette conception hybride, axée sur la notion de dysfonction, semble peu opérante pour répondre à la question de la pathologisation de l’écoanxiété.
Dans une perspective dite « normativiste » de la philosophie de la médecine (qui ne s’appuie pas sur la notion de dysfonction, mais suggère de considérer des jugements de valeur et des facteurs sociaux pour juger du normal ou du pathologique), un trouble psychiatrique est défini comme une détresse qui limite potentiellement les capacités (ou « capabilités ») d’un individu. Cette limitation correspond à l’incapacité d’accomplir des objectifs considérés comme vitaux pour cet individu (par exemple, agir pour l’environnement) et d’atteindre ainsi son niveau de « bonheur minimal10 ». La santé y est alors décrite comme la capacité d’un sujet à réaliser ses buts vitaux, ce qui implique nécessairement de considérer les relations de l’individu à son environnement11. Le trouble apparaît dès que la limitation de la capacité est « potentielle » (Lennart Nordenfelt parle de « capabilité secondaire »), au sens où le sujet n’a plus la capacité d’agir du fait même de limitations internes (et non du fait d’une limitation liée à l’environnement).
Application de la conception normativiste à l’écoanxiété
Ainsi, dans l’optique normativiste, l’écoanxiété serait considérée comme un trouble si les capacités fonctionnelles et les objectifs vitaux d’un individu étaient dépassées, c’est-à-dire s’il n’était plus en mesure d’agir en faveur de l’environnement ou de l’écologie – cette action étant considérée comme l’un de ses buts vitaux. En termes philosophiques, il faudrait dire que l’individu décrivant une écoanxiété ne possède plus la capacité interne (ou « capabilité ») d’agir favorablement pour l’environnement afin d’atteindre un bien-être qu’il juge comme minimal (la capacité d’agir pour l’environnement étant une valeur appartenant au bonheur minimal subjectif du sujet) – capacité que le sujet aurait perdue du fait de sa détresse écologique. Ainsi, quand l’individu ne peut pas atteindre un de ses buts vitaux, à savoir protéger l’environnement, il y a deux possibilités : soit cette limitation est interne, comme une anxiété paralysante et non productive, et il y a alors pathologie ; soit cette limitation n’est pas interne, mais plutôt liée à un environnement qui échappe à son contrôle et alors il n’y a pas de pathologie.
La notion de limitation interne de capacité d’action est bien prise en compte dans la plupart des cadres théoriques et des échelles d’écoanxiété. Ceux-ci distinguent explicitement une écoadaptation (n’entraînant pas de limitation de capacité interne) d’une écodétresse (entraînant une limitation de capacité interne). Chez certains individus et dans certaines formes d’écoanxiété (s’exprimant, par exemple, sous forme de colère plutôt que de tristesse12), la détresse vécue est adaptative, c’est-à-dire qu’elle permet à ces individus de déployer des attitudes, intentions et comportements pro-environnementaux. Une écoanxiété adaptative n’aurait pas suffisamment d’impact sur l’individu pour dépasser ses capacités d’agir. En retour, ces attitudes, intentions et comportements, correctement déployés, lui permettront de diminuer sa détresse.
Au contraire, chez d’autres individus et dans d’autres formes d’écoanxiété, la détresse est limitante. Cette limitation correspond à une incapacité à déployer des comportement pro-environnementaux (éventuellement collectifs). Ce serait justement quand l’individu ne parviendrait plus à agir pour l’environnement qu’il tomberait dans la pathologie13. Par exemple, la tristesse d’un individu pourrait l’empêcher de produire les attitudes, intentions et comportements qui lui semblent bénéfiques pour l’environnement.
Synthèse
Cette inscription dans une perspective philosophique normativiste nous permet de proposer une définition originale de l’écoanxiété. Elle pourrait ainsi être définie comme un ensemble d’émotions écologiques induisant une détresse limitant potentiellement les capacités de l’individu et dont certaines déclenchent une réponse adaptative face à une menace environnementale réelle, donnant éventuellement lieu à des changements intentionnels, comportementaux ou environnementaux. Une telle définition implique que, sous certaines conditions liées aux limitations internes de capacité de l’individu, l’écoanxiété serait considérée comme pathologique. L’enjeu des recherches futures s’intéressant aux émotions écologiques sera de délimiter ces conditions.
Ouvertures
Il est important de préciser que cette pathologisation (conditionnelle) n’implique pas nécessairement une médicalisation. En effet, une condition considérée comme pathologique n’est pas nécessairement une condition qui doit être médicalisée. En fait, le cœur du problème lié à l’écoanxiété ne semble pas se concentrer sur son caractère normal ou pathologique, qui ne prend pas suffisamment en compte les enjeux environnementaux. Les défis se concentreraient plutôt sur les enjeux de sur ou sous-médicalisation de cette condition.
Au-delà de la pathologisation, décrite à un niveau individuel et impliquant la théorie de l’action14 et la notion de capabilité15, les enjeux liés à la médicalisation (ou à la non-médicalisation) de l’écoanxiété relèvent d’une réflexion qui dépend d’enjeux déployés au niveau collectif. Ne pas médicaliser l’écoanxiété nécessite de ne pas chercher à agir sur les comportements individuels, ni même à promouvoir des campagnes de médicalisation. Il serait plus approprié de considérer que l’écoanxiété relève plutôt de défis politiques et sociaux associés à ce domaine. Il s’agit de penser à la meilleure manière de rendre capable des comportements adaptatifs qui dépendent du collectif, à renforcer des liens de santé autour de la santé environnementale et à maintenir les capabilités, collectivement et de manière communautaire, par exemple en soutenant les services de promotion et de prévention de la santé. Ainsi, si la perte de capabilité est certes décrite au niveau individuel, l’action pour renforcer les capabilités des individus se joue au niveau des environnements. Il faudrait rendre ces derniers propices à la mise en place de capacités de gestion écologique (par exemple, en mettant en place des bornes de recyclage).
C’est en cela que le mot-valise d’« écoanxiété » fait se rejoindre la psychiatrie, la santé mentale et les champs de la santé environnementale, de l’écopsychologie, de la santé publique, des inégalités socio-économiques, des flux humains et de la géographie politique. La notion d’écoanxiété appelle à considérer les environnement sociaux, culturels et esthétiques favorables à la restauration des liens sociaux et au développement des initiatives collectives au quotidien – autant de réponses environnementales, populationnelles, sociales et communautaires nécessaires pour éviter d’aggraver l’insécurité écologique.
Notes de bas de page
1 Coffey, Y., Bhullar, N., Durkin, J., Islam, M. S. et Usher, K. (2021). Understanding eco-anxiety: A systematic scoping review of current literature and identified knowledge gaps. The Journal of Climate Change and Health, 3.
2 Albrecht, G. (2011). Chronic Environmental Change: Emerging ‘Psychoterratic’ Syndromes. Dans I. Weissbecker (Ed.), Climate Change and Human Well-Being (p. 43-56). Springer.
3 Clayton, S., Manning, C., Krygsman, K. et Speiser, M. (2017). Mental Health and Our Changing Climate: Impacts, Implications, and Guidance. American Psychological Association and ecoAmerica.
4 Pihkala, P. (2020). Anxiety and the Ecological Crisis: An Analysis of Eco-Anxiety and Climate Anxiety. Sustainability, 12(19), 7836.
5 Cunsolo, A., Harper, S. L., Minor, K., Hayes, K., Williams, K. G. et Howard, C. (2020). Ecological grief and anxiety: The start of a healthy response to climate change? The Lancet Planetary Health, 4(7) ; Coffey, Y., Bhullar, N., Durkin, J., Islam, M. S. et Usher, K. (2021).
6 Star, S. L. et Griesemer, J. R. (1989). Institutional Ecology, “Translations” and Boundary Objects: Amateurs and Professionals in Berkeley’s Museum of Vertebrate Zoology, 1907-39. Social Studies of Science, 19(3), 387-420.
7 Les humanités environnementales promeuvent ainsi une santé mentale « durable » fondée sur trois piliers développés par le conseil économique et social des nations unies : l’économie, l’écologie politique et la clinique environnementale.
8 Wakefield, J. (1992). The concept of mental disorder. On the boundary between biological facts and social values. The American Psychologist, 47(3), 373-388.
9 Contreras, A., Blanchard, M. A., Mouguiama-Daouda, C. et Heeren, A. (2024). When eco-anger (but not eco-anxiety nor eco-sadness) makes you change! A temporal network approach to the emotional experience of climate change. Journal of Anxiety Disorders, 102, 102822.
10 Nordenfelt, L. (2006). The Concepts of Health and Illness Revisited. Medicine, Health Care and Philosophy, 10(1), 5-10.
11 Pörn, I. (1993). Health and adaptedness. Theoretical Medicine, 14(4), 295-303.
12 Contreras, A., Blanchard, M. A., Mouguiama-Daouda, C. et Heeren, A. (2024). 102822.
13 Heeren, A. et Asmundson, G. J. G. (2023). Understanding climate anxiety: What decision-makers, health care providers, and the mental health community need to know to promote adaptative coping,Journal of anxiety disorders, 93.
14 Pörn, I. (1993). 295-303.
15 Nordenfelt, L. (2006). 5-10.