Rose est une femme de 55 ans qui vient consulter au centre régional du psychotraumatisme de Normandie pour un trouble de deuil prolongé.
Il y a treize ans, Rose a perdu son fils de 4 ans alors qu’ils traversaient tous les deux la route sur le passage piéton. Depuis ces treize années, elle vit dans l’intense désir de revoir son fils et de retrouver leur vie d’avant l’accident.
Elle pense à lui sans arrêt, elle rumine chaque jour sur les circonstances de l’accident et de sa mort. La douleur émotionnelle est toujours aussi intense quasiment tous les jours, plus particulièrement encore lors des dates anniversaires, des rentrées des classes, des fêtes de fin d’année ou des fêtes des Mères… Rose est dans l’incapacité d’aller rendre visite à des proches qui se sont occupés de son fils, de consulter les documents du procès, de regarder les affaires de son fils qu’elle garde précieusement dans une malle. Elle ne peut plus non plus garder son neveu et ne parvient plus à conduire du fait d’une anxiété majeure qui s’est développée vis-à-vis de la conduite, ce qui impacte considérablement son fonctionnement social et professionnel. Elle est actuellement en arrêt de travail. La patiente est en grande difficulté pour vivre dans le présent et pour se projeter vers l’avenir. De quels outils disposons-nous pour évaluer Rose et quelle prise en soin lui proposer pour apaiser ses symptômes ?
La perte d’un être cher est universelle et inévitable dans l’expérience humaine. Tant qu’il y aura des pères, des mères, des grands-parents, des enfants, des frères, des sœurs, des amis ou des amants, il y aura du deuil. Le chagrin est un hommage aux liens tissés avec les personnes aimées. La mort d’un être aimé porte ainsi l’un des défis existentiels les plus douloureux et pourtant des plus communs, engendrant des réactions émotionnelles, cognitives, comportementales et sociales caractérisant le deuil. Comment distinguer le deuil « normal » du deuil prolongé ? Quels sont les symptômes du trouble de deuil prolongé (TDP) ? Faut-il développer la prise en soin et si oui de quelle manière ? Quels seraient les enjeux sociétaux d’un tel soin ?
Définition actuelle des « deuils » et évaluation
Le deuil est une réaction psychologique douloureuse à la perte d’un être aimé. Le deuil aigu des premiers instants va petit à petit s’intégrer, tout comme la finalité et les conséquences de cette perte pour amener à une sensation de paix vis-à-vis du décès. Les souvenirs de la mort et les pensées sur l’avenir sans l’être aimé sont naturellement très douloureux. Cependant, face à cette douleur intense, l’endeuillé a besoin de répit. Ainsi, comme le décrit Katherine Shear1, le processus d’acceptation de la perte implique une oscillation naturelle entre la confrontation à la tristesse profonde et le désir de se languir de l’être cher ainsi que de penser à d’autres choses, banales ou même positives, pour avoir un peu de répit dans cette douleur. Avec le temps, et au gré de ces oscillations, la réalité de la mort de l’être aimé s’infiltre progressivement dans la vie quotidienne et les pensées vers l’avenir. Les symptômes de deuil aigu s’atténuent, le deuil s’intègre. Certaines études montrent qu’environ 10 % des endeuillés souffrent d’un deuil sévère et invalidant sur une période prolongée2. Manik Djelantik et ses collaborateurs3 présentent dans leur méta-analyse des résultats plus élevés : près de 50 % des endeuillés souffrent d’un TDP à la suite d’une perte non naturelle (après un accident, un suicide ou un meurtre, par exemple).
La définition du TDP, anciennement connu sous le nom de « deuil compliqué » ou « deuil pathologique », a progressivement évolué au cours des années et des discussions nosographiques. Le diagnostic de TDP intègre la onzième édition de la classification internationale des maladies4 (CIM-11) et est inclus dans le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux en 2022. Le diagnostic peut être posé à partir de six mois dans la CIM-11 et à partir de douze mois dans le DSM-5-TR. Le DSM-5-TR5 prévoit un critère temps plus étendu pour limiter le risque d’un diagnostic trop précoce et ainsi laisser le temps au deuil aigu de pouvoir s’intégrer « normalement ».
À la différence du deuil intégré, le deuil prolongé se caractérise par une persistance constante de la peine, ponctuée par des souvenirs quasi omniprésents liés au disparu, un besoin éperdu de rétablir un lien inaccessible avec lui, ainsi qu’une souffrance émotionnelle intense et chronique qui peut se muer en véritable douleur6. Ces symptômes perdurent bien au-delà des périodes de transitxion standards et reflètent une détresse qui ne diminue pas avec le passage du temps. Des outils de dépistage validés et accessibles permettent d’aider à identifier les symptômes du TDP, accompagné d’un entretien clinique7.
Les prises en soin recommandées
De nombreuses données se sont accumulées ces dernières années, appuyant l’efficacité des interventions ciblées sur le deuil, particulièrement en psychothérapie. Une récente revue systématique de la littérature a étudié les effets d’un traitement de thérapie comportementale et cognitive (TCC) centré sur le deuil sur un total de 2 952 participants répartis à travers 22 essais et a mis en évidence des effets modérés à larges sur la réduction des symptômes de deuil chez les participants8.
La thérapie pour le deuil prolongé9 figure parmi les méthodes thérapeutiques reconnues comme étant des références10. Ce traitement, structuré en 16 séances, est basé sur la théorie de l’attachement. Il intègre des méthodes dérivées des TCC, dont la finalité est, d’une part, d’aider le patient à accepter la réalité définitive de la perte et, d’autre part, de restaurer la capacité à poursuivre une vie qui vaut la peine d’être vécue même sans la personne perdue afin que la douleur du manque et les préoccupations excessives du défunt s’apaisent. Concrètement, la thérapie s’appuie sur plusieurs outils, comme la théorie de l’attachement, mais également sur des approches cognitivo-comportementales, dont des stratégies issues de la thérapie d’exposition prolongée utilisée chez des patients atteints de stress post-traumatique (une méthode qui favorise le processus de traitement de la perte et la réduction de l’évitement) dans une approche visant à appréhender le deuil prolongé comme un trouble lié au stress post-perte. Parmi ces leviers thérapeutiques, nous retrouvons :
- l’écoute active, empathique et non jugeante du thérapeute ;
- un suivi quotidien de la peine par un journal de suivi du deuil ;
- des revisites narratives du décès ;
- des revisites situationnelles aux lieux, activités que le patient évite depuis la perte (par peur d’émotions trop intenses ou par crainte d’« oublier » le défunt) ;
- un travail sur les souvenirs en lien avec les caractéristiques du défunt, aussi bien positives que moins
Une dimension sociale est également intégrée à la thérapie. Ainsi, à la troisième séance, un proche est invité afin de discuter des symptômes de deuil, des changements constatés depuis la perte et pour réfléchir conjointement aux moyens de soutien. Cette démarche permet de renforcer le tissu relationnel et d’aider la personne endeuillée à accepter l’aide disponible.
Au fil des séances, le thérapeute accompagne également le patient vers la reconstruction d’objectifs de vie, en accord avec ses valeurs et l’encourage à renouer avec des activités gratifiantes. L’objectif n’est pas d’effacer le lien avec le défunt, mais de permettre au patient de continuer à vivre d’une façon plus apaisée, tout en intégrant la perte dans son histoire.
La prise en charge du TDP, un enjeu social ?
La pandémie du Covid-19 rassemble de nombreux facteurs de risque pouvant mener vers un TDP comme l’impossibilité d’accompagner les défunts selon les rites funéraires pré, péri et post mortem. Néanmoins, combien d’endeuillés ont développé un TDP ? Quelle prise en charge a été proposée pour prévenir les symptômes du TDP ? Des études ont également mis en avant les conséquences sur la santé des patients souffrant d’un TDP à long terme comme prédicteur d’une morbidité (telles que les idées et les comportements suicidaires, l’apparition de troubles cardiaques ou l’hypertension artérielle),des comportements négatifs sur le plan de la santé (comme la majoration des consommations d’alcool et de tabac), mais également une détérioration de la qualité de vie11.
Qu’en est-il du deuil chez les personnes les plus précaires ? Peu de recherches sont menées sur le deuil auprès de ce public, particulièrement en France. Pourtant, il n’est pas rare de voir des symptômes de TDP chez les personnes très précarisées, vivant des situations d’extrême urgence. Il est donc difficile d’avoir une représentation quantitative du TDP permettant d’évaluer les besoins pour la mise en œuvre d’une prise en soin adaptée. En 2023, Jody Monk et ses collaborateurs12 ont mis en lumière les différentes recherches sur l’expérience du deuil dans un contexte d’itinérance. Quatre grands thèmes ont émergé de cette revue de littérature : le deuil comme facteur de risque d’itinérance (42,5 % des participants dans l’étude de Paula Mayock13), la survenue d’un deuil anticipé (processus de deuil qui débute en amont du décès), la fréquence élevée des expériences de décès avant et durant les périodes d’itinérance, les difficultés à faire son deuil.
Dimitri a 44 ans et vit à la rue depuis de nombreuses années. Il a perdu sa mère des suites d’un cancer à l’âge de 14 ans. La douleur de la perte était insurmontable. L’adolescent a commencé à consommer du cannabis pour apaiser cette douleur, mais aussi les émotions qui le débordaient et le submergeaient. Au fur et à mesure des années, la douleur étant toujours présente, les consommations ont augmenté et les produits se sont diversifiés. Trente ans plus tard, la douleur de la perte est toujours aussi aiguë et les émotions le submergent toujours dès qu’il évoque sa mère en entretien. Les pensées et les souvenirs qu’il a d’elle sont omniprésents.
Conclusion
Les vignettes présentées sont typiques d’un trouble de deuil prolongé car le chagrin et les sentiments de culpabilité sont d’une intensité persistante. Une tendance à éviter tout ce qui rappelle la perte, un isolement social et des sentiments intenses de solitude et de désespoir sont également notables. De telles présentations cliniques peuvent être déroutantes pour les soignants qui peuvent avoir le sentiment de ne pas avoir suffisamment de connaissances pour proposer un soin adéquat. La CIM-11 et le DSM-5 ont tous deux incorporé des critères fiables pour poser le diagnostic de TDP, à 6-12 mois après la perte. Plusieurs mesures d’évaluation auto ou hétéro rapportées peuvent dorénavant être utilisées pour évaluer et suivre les progrès du traitement au fil du temps. La thérapie du deuil prolongée fait figure de traitement de première intention pour accompagner les endeuillés chroniques et peut permettre d’insuffler l’espoir de vivre le deuil d’une manière plus apaisée. Les composantes thérapeutiques aident à comprendre et à accepter la réalité de la perte et ses conséquences, tout en renouant avec un sentiment de connexion avec les proches, leurs valeurs et leurs centres d’intérêt afin de pouvoir éprouver, à nouveau, de la joie et de la satisfaction dans la vie.
Notes de bas de page
1 Shear, K. (2015). Complicated Grief Treatment. Instruction manuel use. The Guilford Press.
2 Lundorff, , Holmgren, H., Zachariae, R., Farver-Vestergaard, et O’Connor, M. (2017). Prevalence of Prolonged Grief Disorder in Adult Bereavement : A Systematic Review and Meta-Analysis. Journal of affective disorders, 212, 138-149.
3 Djelantik, A. A. J., Smid, G. E., Mroz, A., Kleber, R. J. et Boelen, P. A. (2020). The Prevalence of Prolonged Grief Disorder in Bereaved Individuals Following Unnatural Losses: Systematic Review and Meta Regression Analysis. Journal of affective disorders, 265, 146-156.
4 Organisation mondiale de la Santé. (2018). Classification internationale des maladies – 11e révision (CIM-11).
5 American Psychiatric Association (2013). Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders DSM-5 (5e éd.).
6 Frumkin, R. et al. (2021). The Pain of Grief: Exploring the Concept of Psychological Pain and its Relation to Complicated Grief, Depression, and Risk for Suicide in Bereaved Adults. Journal of clinical psychology, 77(1), 254-67.
7 Tels que le Brief Grief Questionnaire, Le Prolonged Grief -13-R , l’Inventory for Complicated Grief ; la Structured Clinical Interview for Complicated Grief pour poser le diagnostic.
8 Komischke-Konnerup, K. B., Zachariae, , Boelen, A., Marello, M. et O’Connor, (2024). Grief Focused Cognitive Behavioral Therapies for Prolonged Grief Symptoms: A Systematic Review and Meta-Analysis. Journal of consulting and clinical psychology, 92(4), 236-248.
9 Prolonged grief therapy, anciennement complicated grief treatment, portée entre autres par Katherine Shear (2015).
10 Shear, (2015).
11 Boelen, P. A. et Prigerson, G. (2013). Prolonged Grief Disorder as a New Diagnostic Category in DSM-5. In Stroebe, H. Schut, et J. van den Bout (Eds.), Complicated Grief: Scientific Foundations for Health Care Professionals (p. 85-98). Routledge/Taylor & Francis Group.
Gallagher-Thompson, et al. (1993). The impact of Spousal Bereavement on Older Widows and Widowers. Handbook of Bereavement: Theory, Research and Intervention, 227-239.
Germain, A., Caroff, K., Buysse, D. J. et Shear, K. (2005). Sleep Quality in Complicated Grief. Journal of Traumatic Stress : Official Publication of the International Society for Traumatic Stress Studies, 343-346
12 Monk, Black, J., Carter, R. Z. et Hassan, (2023). Bereavement in the Context of Homelessness: a Rapid Review. B. C. Centre for Palliative Care.
13 Mayock, , Parker, et Murphy, A. (2021). Family Turning Point Experiences and the Process of Youth Becoming Homeless. Child & Family Social Work.