Peu d’études existent sur les vécus de deuil après un parcours de migration contraint. Pourtant, comme l’indiquent N’Dri Paul Konan et Khadija Girardet1, il importe de comprendre les significations sociales que les personnes attachent à la mort d’un proche, les pratiques qu’elles déploient alors, mais aussi comment un tel vécu s’inscrit dans leur vie quotidienne ainsi que dans leur parcours de vie. Identifier leurs ressources personnelles et sociales est indispensable, à la fois pour elles-mêmes, pour les travailleurs sociaux qui les accompagnent dans leur parcours d’insertion en se sentant parfois démunis, mais aussi pour les institutions publiques ou privées. Ceci est d’autant plus important, poursuivent ces auteurs, que « dans ces moments à forte charge émotionnelle et dans lesquels s’expriment fortement les croyances rattachées à l’univers symbolique et identitaire des personnes et des familles endeuillées, leurs attentes, leur manière de faire et d’être peuvent ne pas s’accorder avec les pratiques et les normes sociales en vigueur et aboutit parfois à des malentendus et à des incompréhensions2 ».
Nous aborderons ici ces situations en trois points : primo, nos théories du deuil proposent une norme sociale et culturelle dans laquelle nous pouvons nous-mêmes, ou d’autres que nous, ne pas nous reconnaître. Secundo, certains modèles du deuil rendent mieux compte des expériences vécues du deuil et intègrent la question de la diversité culturelle des pratiques. Tertio, les deuils vécus dans l’exil et la précarité sociale présentent quelques spécificités.
De nouveaux modèles du deuil
En quelques décennies, après la Seconde Guerre mondiale, la conception inaugurée par Sigmund Freud du deuil comme un « travail du deuil » intrapsychique, devant aboutir au détachement des liens avec le défunt3, s’est imposée à la faveur de la médicalisation de nos existences. Elle s’est diffusée dans l’ensemble du corps social, jusqu’à devenir une sorte de norme que beaucoup d’entre nous ont intériorisée et à partir de laquelle nous évaluons notre stade de deuil ou celui de notre interlocuteur. Cependant, cette proposition érigeant en norme la rupture des liens avec le défunt s’est avérée être en contradiction flagrante avec ce qu’observaient les cliniciens-chercheurs sur le terrain. Ainsi, ce n’est pas parce qu’une personne meurt que la relation que nous entretenions avec elle meurt elle aussi, ont soutenu Dennis Klass et Edith Maria Steffen dès les années 19904. Bien au contraire, après le décès, ces liens sont généralement maintenus.
Ces liens d’attachement se manifestent de diverses manières : les souvenirs, mais aussi un sentiment de présence de la personne décédée pouvant impliquer n’importe quel sens (le voir, l’entendre ou le sentir), la croyance en son influence toujours active sur les pensées ou les événements, ses visites dans les rêves ou sous forme de signes, le maintien d’un dialogue ou de gestes qui lui sont destinées. Ces expériences de contact avec un défunt n’ont pas de caractère pathologique en soi. Elles sont généralement bien vécues par les endeuillés et contribuent à l’élaboration du deuil. Dans de nombreuses cultures, les manifestations du deuil appropriées peuvent inclure le fait d’entendre des voix, de sentir la présence des morts ou même de recevoir la visite d’esprits surnaturels. Connaître ces expressions de chagrin est essentiel afin de différencier les réactions anormales et normales à la perte, de ne pas poser de diagnostics psychiatriques qui ne permettent pas de résoudre le problème de l’endeuillé et, dans le pire des cas, lui causent du tort5.
Ces liens continus sont intersubjectifs et non de simples constructions mentales individuelles. Ils contribuent à l’élaboration d’une compréhension et d’un sens à la perte. Après le décès, il s’agit de les transformer bien plus que de les supprimer. Ils sont mieux compris à l’intérieur de leur cadre culturel de référence, que les membres d’une société donnée utilisent pour donner un sens aux événements et à leurs expériences6. Ces cadres découlent des grands récits fondateurs d’une société — incluant Dieu, la vie, la mort et la réalité. Ils sont donc souvent liés à des dogmes religieux ou à des positions politiques qui soutiennent les pouvoirs religieux ou politiques existants, ou parfois y résistent. Ils aident les personnes à interpréter le maintien des liens comme étant acceptables ou inacceptables, ayant un sens ou aucun sens. Selon Tony Walter, la principale protection contre le risque d’imposer notre propre cadre à une autre personne ou à une autre culture est d’être conscient de l’éventail des cadres possibles. Suivant les traditions, l’expression des émotions peut être requise ou décou-ragée7. Il n’est par ailleurs pas clairement montré que pour parvenir à se détacher de la personne décédée il faudrait parler de ses sentiments ou alors que l’absence de chagrin gênerait le cours du deuil.
Les personnes endeuillées doivent à la fois faire le deuil de leur proche décédé, s’adapter à la nouvelle situation inaugurée par le décès, mais aussi apprendre de nouveaux rôles sociaux et identitaires. Ainsi, une veuve, au-delà de devoir s’adapter à son nouveau statut, peut également avoir besoin d’apprendre à conduire et à s’occuper des affaires fiscales du foyer.
Le deuil doit être mis de côté lorsque nous nous consacrons à ces tâches. Autrement dit, le deuil consiste en une oscillation entre la confrontation et l’évitement du chagrin ; la confrontation ou l’évitement seul peuvent chacun à leur manière être mal adaptés.
Vivre la perte d’un proche en situation d’exil, sans pouvoir se rendre aux obsèques en raison d’obstacles financiers ou liés à un statut de demandeur d’asile ou de clandestinité, peut provoquer l’évitement momentané du deuil. Celui-ci resurgira possiblement à distance du décès, de manière parfois intense, ou bien ne pourra être vécu pleinement que lors d’un retour ultérieur au pays, une fois celui-ci devenu possible8.
Un processus intrinsèquement social
Le deuil n’est pas seulement situé dans l’individu. Chargé d’organiser les obsèques de son amie Corina, Tony Walter a longuement parlé avec des amis communs pour préparer la cérémonie. Ces conversations ont eu un pouvoir de guérison pour lui, bien plus que ses pleurs ou ses dialogues intérieurs, note-t-il. Il constate ainsi qu’« il ne s’agissait pas d’un soutien social pour un processus de deuil intrinsèquement personnel, mais d’un processus intrinsèquement social au cours duquel nous [ses amis] avons négocié et renégocié qui était Corina, comment elle était morte et ce qu’elle avait signifié pour nous9 ».
Le deuil est aussi un vécu qui touche une famille et, au-delà, son entourage amical et social. Le deuil est « entre » les personnes autant, sinon plus, que « dans » les personnes, soutient également Robert Neimeyer : « La meilleure façon de le comprendre est donc de le considérer comme une interaction entre des récits intérieurs, interpersonnels, communautaires et culturels par lesquels les individus et les communautés construisent le sens de la vie et de la mort du défunt, ainsi que le statut post-mortem de la personne endeuillée au sein de la communauté plus large10. » Dans la plupart des situations de migration, les membres d’une même famille dispersés géographiquement restent en contact grâce notamment aux téléphones et aux réseaux sociaux. Ces réseaux de soutien transnationaux s’activent particulièrement lors d’une maladie grave ou d’un décès. Ils sont les espaces d’échanges essentiels rendant possible cette mise en sens, avec parfois l’apport complémentaire de ressources cultuelles, culturelles et sociales si elles sont présentes dans la société hôte11. Le modèle classique de la rupture des liens ne serait ainsi qu’un destin du deuil parmi d’autres. D’autres réponses, nombreuses et variées, existent. Il faut alors être très prudent avant de catégoriser certaines réponses comme pathologiques, particulièrement dans la rencontre interculturelle avec des personnes exilées.
Les deuils vécus dans la précarité
En situation d’exil, confronté à une société hôte qui durcit ses conditions d’accueil, le primo-arrivant fait face à des pertes multiples : celles des normes culturelles, des coutumes religieuses, des systèmes de soutien social de son pays d’origine, sans compter les décès qu’il a pu y connaître avant son départ ou lors de son parcours migratoire. Il doit s’adapter dans le même temps à une nouvelle culture, à des changements d’identité et de concept de soi. Ces stress multiples peuvent avoir un impact sur son bien-être mental. Les taux de maladie mentale sont ainsi plus élevés dans certains groupes de personnes migrantes, de même que le nombre de deuils compliqués. La précarité sociale elle-même a des effets sur la santé mentale tant sont grandes les souffrances liées à l’exclusion. Lors du décès d’un proche au pays, la précarité financière et l’impossibilité de quitter le pays hôte rendent difficile le fait d’accéder aux ressources culturelles et cultuelles du pays d’origine, mais aussi de financer les obsèques et de jouer à distance son rôle dans les rituels de deuil auprès de sa famille.
Cette rupture du contrat social peut générer beaucoup de culpabilité, des vécus déchirants, ainsi que des conflits identitaires et culturels12. Les réactions de deuil peuvent s’en trouver exacerbées, prendre des formes singulières (telles que des hantises ou des plaintes somatiques) ou être gelées. Cependant, les personnes migrantes endeuillées développent aussi des stratégies adaptatives, des « forces de vie » qui se déploient lors de tels événements tragiques. Il importe de les identifier comme autant de ressources13.
Les ressources face à la perte
Ouvrant cette voie, Liliane Rachédi et ses collègues ont montré l’existence des réseaux d’entraide des personnes migrantes, que ce soit au niveau local ou transnational14. Il y a bien sûr la famille, qu’elle soit dans le pays d’origine ou elle-même en diaspora, mais aussi les amis proches. Les institutions, les communautés culturelles et religieuses du pays hôte peuvent également jouer un rôle de « tuteur de résilience ». En contribuant à donner un sens à la mort, les pratiques rituelles funéraires font partie des ressources favorables à la résilience. Le téléphone, les réseaux sociaux, les médias et les outils bancaires électroniques permettent aux personnes migrantes d’entretenir les liens précieux avec leurs réseaux de soutien. Enfin, même si elles sont souvent tues par crainte d’être mal perçues, ne négligeons pas les relations parfois très investies avec un mort. Il peut être un compagnon dans l’infortune. Dans le meilleur des cas, il peut aussi devenir un allié plutôt qu’un obstacle dans les efforts pour en sortir.
Notes de bas de page
2 Konan, P. et Girardet, K. (2018). (p. 143).
3 Freud, (1917 [1968]). Deuil et Mélancolie. Dans S. Freud, Métapsychologie (traduit par J. Laplanche et J.-B. Pontalis). Gallimard-Folio.
4 Klass, et Steffen, M. (2018). Continuing Bonds in Bereavement: New Directions for Research and Practice. Routledge.
5 Bhugra, et Becker, A. (2005). Migration, cultural bereavement and cultural identity, World Psychiatry, 4(1), 18-24.
6 Walter, T. (1996). A New Model of Grief: Bereavement and Biography. Mortality, 1(1), 7-25.
7 Ben-Cheikh, , Rachédi, L. et Rousseau, C. (2020). Deuil compliqué selon les cultures : défis diagnostiques et limites des classifications internationales. Frontières, 32(1).
8 Konan, P. et al. (2018). ; Kokou-Kpolou, C., Mbassa Menick, D., Moukouta, C. et Ngameni, E. (2018). Étude du lien entre deuil, dépression et troubles somatiques auprès d’une population d’immigrés ouest-africains en Europe. Revue européenne des migrations internationales, 34(2-3).
9 Walter, T. (1996). p. 14.
10 Neimeyer, R. A., Klass, et Dennis, M. R. (2014). A Social Constructionist Account of Grief: Loss and the Narration of Meaning. Death Studies, 38, 486.
11 Rachédi, , Montgomery, C. et Halsouet, B. (2016). Mort et deuil en contexte migratoire : spécificités, réseaux et entraide. Enfances Familles Générations, 24.
12 Rachédi, et al. (2016). ; Kokou-Kpolou, C. et al. (2018).
13 Rachédi, et al. (2016). ; Ben Cheikh, I. et al. (2020).
14 Rachédi, et al. (2016).