Depuis 2022, en France, les activités physiques adaptées (APA) sont officiellement présentées comme des « recours non médicamenteux » favorables à la santé et plus généralement au bien-être des humains2.
Un groupe de marche nordique a été investi par l’enquêteur principal dans le cadre d’une recherche dédiée aux mises en œuvre des APA dans plusieurs régions françaises3. Les séances de marche nordique rassemblent entre 6 et 12 marcheuses suivant les jours de la semaine et les périodes de l’année. Plusieurs créneaux ont été étudiés pour comparer les éventuelles spécificités. Dans les groupes observés, ces personnes sont le plus souvent retraitées et les avantages – tels que la sociabilité et les ressources financières, par exemple – et les contraintes liées à l’activité professionnelle – telles que les horaires, le stress, la pénibilité en termes de transport, par exemple – sont de l’ordre du passé et ne sont pas évoqués spontanément. Les pratiquantes présentent des tableaux cliniques conséquents en lien avec une ou plusieurs maladies chroniques. Elles sont toutes en affection longue durée (ALD). Des marcheuses vivent l’expérience du cancer, voire de plusieurs cancers – des os, de l’estomac, du côlon –, de comorbidités – telles que l’obésité, le diabète, les troubles de la vue ou de l’équilibre – ou de pathologies invalidantes, souvent en lien avec leur carrière professionnelle – telles que la lombalgie chronique, le tassement de vertèbres, l’arthrose, l’épine calcanéenne ou la dépression grave.
Entretiens en marchant
Les séances de marche sont l’occasion de rencontres hebdomadaires où les absentes sont peu fréquentes. Rares sont les séances « ratées » d’après nos observations, les justifications acceptées et même valorisées sont l’hospitalisation (pour soi-même ou d’un proche) et la garde des petits-enfants pendant les vacances scolaires en tant que grand-mères. Jamais l’un des deux autres hommes participant à ces séances (un ancien chauffeur routier et un ancien militaire de carrière) n’a évoqué une absence pour ce motif. Ici, la fonction de care intergénérationnel (envers les descendants, mais aussi les ascendants) est féminine, sans surprise. L’origine populaire des marcheuses explique en partie cette précocité par rapport à la moyenne des Françaises. Elles ont des trajectoires professionnelles longues : elles n’ont pas réalisé d’études supérieures, ni même secondaires, leur mise sur le marché de l’emploi a été précoce – souvent avant l’âge de la majorité –, et leur fin de carrière est le plus souvent marquée par des licenciements ou le chômage. Chacune se tient informée des occupations, voire des préoccupations, de l’une de ses « copines de marche ». Les interactions se déroulent à deux ou trois puisque nous empruntons une ancienne voie de chemin de fer transformée en « voie verte » qui permet seulement à trois personnes de marcher côte à côte, de front. Le terrain est sans difficulté notable, sans dénivelé, sous l’ombre d’arbres centenaires ; il est aussi emprunté par des coureurs et des cyclistes. L’organisation hebdomadaire permet de croiser le plus souvent les mêmes personnes (entre 5 et 10 dans l’heure). Une seule personne ne répond jamais au « bonjour » : il s’agit d’un coureur de plus de 65 ans, qui a la particularité de traîner les pieds au sol lors de sa course. Sinon, toutes les personnes croisées nous saluent ou répondent à nos salutations, avec un large sourire. L’atmosphère est détendue : pas d’allure prédéfinie, pas de « chronos » à réaliser. Deux marcheuses mesurent le nombre de pas qu’elles réalisent, systématiquement. Les autres semblent ne pas se soucier de la norme de santé des 10000 pas par jour. La marche dure une heure, pour moins de cinq kilomètres parcourus.
Le soutien efficace des pairs ?
Au-delà de ces tableaux médicaux et sociologiques, les rencontres marchées sont le plus souvent chaleureuses et, parfois, teintées d’un humour grivois. Les soucis de santé sont à peine évoqués et jamais sous une forme plaintive. Les deux marcheuses qui s’expriment régulièrement sous forme négative – telle que le mécontentement des relations avec les médecins ou leurs proches ou les effets secondaires des traitements – sont mises à l’écart, symboliquement et concrètement4. Une autorégulation et une hétérorégulation des émotions sont observées et mises en œuvre efficacement au sein du groupe.
Le soutien par les pairs est manifeste5. Les attentions des unes envers les autres sont constantes. L’APA agit comme un médiateur des relations entre ces marcheuses. Au fil de l’année, la progression de leur condition physique renforce l’adhésion au groupe et à l’APA. Les essoufflements se font plus rares, les « transpirations » – telles que les marques sur les vêtements ou le visage rouge – n’apparaissent plus gênantes. L’engagement dans l’APA devient progressivement une routine corporelle positive. L’aisance progressive dans l’activité motrice confirme l’intérêt physiologique, mais aussi psychique qu’elles y trouvent : elles se sentent mieux et sont fières de leur progrès.
À la fin de la séance, des échanges de fruits de leur jardin contre des boutures de plantes ou de pots de confitures contre des légumes sont fréquents6. Tout se passe comme si l’APA devenait un lieu de rencontre et de confirmation d’un entre-soi socioculturel, ménageant les différences de niveaux et de capacités physiques et renforçant les éléments de soutien mutuel. Ce gynécée mobilise activement des femmes aux ressources solidaires importantes, cultivées tout au long de leur vie et de leurs expériences douloureuses, notamment lors des périodes de traitements – tels que la radiothérapie ou la chimiothérapie –, d’arrêts maladie, de licenciements ou de chômage. Ces rendez-vous « sportifs » deviennent importants, si ce n’est essentiels, à leur santé et représentent ainsi à la fois un temps pour soi et pour elles.
Notes de bas de page
1 Cette contribution est réalisée au nom du projet Prescapp, dirigé par Julie Thomas (MSH Lyon-Saint-Étienne). Il regroupe un collectif d’enseignant·e·s-chercheur·euse·s, contractuel·le·s de la recherche et étudiant·e·s, issu·e·s des sciences sociales et des sciences et techniques des activités physiques et sportives (Staps). Nous vous invitons à consulter le programme Prescapp sur le site internet de la MSH Lyon-Saint-Étienne.
2 Haute Autorité de santé. (2022). La prescription d’activité physique adaptée (APA). Haute Autorité de santé.
3 Après deux accidents vasculaires cérébraux (2021 et 2022), une prescription personnelle d’APA a été demandée à son médecin traitant par l’enquêteur
4 Elles sont laissées « tranquilles » au moins une partie du temps de la séance… avant qu’elles ne reviennent à de « meilleures » intentions et attentions aux autres. Dans le pire des cas, elles s’auto-excluent en ne revenant pas pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois.
5 Cyr, , McKee, H., O’Hagan, M. et Priest, R. (2016). Le soutien par les pairs : une nécessité. Rapport présenté au comité du Projet de sou- tien par les pairs de la Commission de la santé mentale du Canada.
6 L’autonomie alimentaire est financièrement nécessaire pour la majorité d’entre elles. La question d’une alimentation saine ou bio n’est jamais évoquée.