La sociologie et l’anthropologie ont montré que les rites funéraires et le deuil sont deux phénomènes qui doivent être pensés conjointement, comme les deux faces d’un même fait social universel. Autrement dit, on ne fait jamais un deuil de manière individuelle, dans une réalité psychique indépendante de ses conditions collectives de réalisation et des interactions sociales qui l’informent1. Le deuil correspond, pour la sociologie et l’anthropologie, à la transformation sociale du lien au défunt, laquelle dépend étroitement de ses conditions historiques et sociales d’organisation. Dans cette perspective, les rites funéraires sont une réponse sociale à l’affaiblissement temporaire du groupe2. Ils constituent une occasion d’exprimer collectivement les émotions liées à la disparition d’un mort ainsi qu’un moment de régénération, au travers de leur dimension expiatoire3. Ils façonnent donc non seulement l’expression collective des émotions d’attachement et de détachement à l’égard du mort, mais aussi la transformation de sa représentation collective4.
Le relâchement des émotions de peur, de tristesse et d’attachement à la vie sont socialisées par le traitement collectif du décès, du cadavre et du soin apporté à la représentation du mort (qu’on la nomme « âme », « esprit » ou « souvenir »). Le deuil est dès lors l’effet direct du rite, en tant qu’il module les élans d’attachement, conduisant à la mélancolie, les élans de distanciation et la régénération de la vie. Il s’achève avec la levée des prohibitions et l’accomplissement final des pratiques funéraires, soutenues par le groupe d’appartenance. Ce processus assure l’intégration du défunt dans une représentation collective, à partir de laquelle se construisent les générations suivantes.
Transformation des conditions sociales du mourir et du deuil
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Comment le deuil est-il socialisé dans des sociétés où l’on meurt le plus souvent à l’hôpital, et dans lesquelles l’expression des émotions est encouragée sur un mode à la fois collectif et individuel ? L’une des transformations sociales les plus importantes de ces cinquante dernières années réside précisément dans la médicalisation de la mort5 et la psychologisation des émotions de deuil6. Les personnes mourantes et leurs proches sont désormais fréquemment entourées de professionnels de santé au moment où un pronostic leur est annoncé – processus qui s’étend de l’annonce du décès jusqu’après la mort. Ce déplacement traduit une transformation majeure du rapport collectif à la mort. Ce qui relevait autrefois du domaine communautaire et religieux tend désormais à être pris en charge à partir d’expertises professionnelles sécularisées s’appuyant en partie sur des savoirs psychologiques sur le deuil.
L’informalisation des émotions de deuil dans l’hôpital
De ce constat, nous pourrions alors tirer la conclusion que nous sommes de moins en moins encouragés à partager collectivement nos émotions de deuil, car ces savoirs tendent à privatiser leur expressivité. Les trois situations suivantes montrent néanmoins que la prise en charge sociale du rite et du deuil s’est à la fois maintenue et complexifiée en raison de l’accentuation de la division du travail autour des mourants, des morts et des endeuillés7. Ainsi, du fait d’une régulation socialement encadrée des sentiments d’attachement et de détachement à l’égard du mourant, puis du défunt, la médicalisation de la mort et la psychologisation des émotions de deuil tendent à encourager une libération contrôlée des émotions éprouvées.
Pour le comprendre, pénétrons dans l’hôpital, puis dans un service de cancérologie où l’on meurt fréquemment. Au sein de celui-ci, l’un des débats récurrents portait sur la manière la plus appropriée d’annoncer sa mort au malade8. Pour certains cancérologues, il était immoral de dire frontalement à un patient qu’il allait mourir. La retenue de l’information se justifiait, selon eux, afin de préserver ses forces vitales, de ne pas heurter ses espoirs ou d’assurer la poursuite de son hospitalisation lorsque ses conditions de vie ne permettaient pas un retour à domicile. Cependant, la présence d’une équipe mobile de soins palliatifs dans le service venait souvent remettre en question cette position. Pour celle-ci, il était au contraire nécessaire d’effectuer systématiquement une annonce afin de permettre au patient et à ses proches de profiter de derniers moments en toute conscience des événements à venir, accompagnés par le médecin et soutenus par la psychologue. La gestion des modalités de diffusion de cette information avait pour effet à la fois de structurer l’anticipation d’un deuil, tant pour le patient que pour sa famille, et d’orienter la manière dont chacun allait devoir l’appréhender dans les mois à venir.
Déplaçons-nous maintenant dans une unité de soins palliatifs. Dans ces services, le patient et ses proches sont en principe informés du décès. Pourtant, un travail est mené pour réguler les émotions qu’ils éprouvent, dans l’attente du moment effectif où il surviendra9. Par exemple, lorsqu’une patiente déclarait attendre sa mort, dans une position et une attitude jugée léthargique ou au contraire « perturbée », les soignants se félicitaient d’être parvenu à la faire rire et à lui avoir « redonné le sourire ». Il en va de même lorsqu’ils constataient qu’ils pouvaient apporter de l’apaisement aux patients et à leur famille, en organisant, par exemple, un repas exceptionnel, la venue d’un animal de compagnie, la visite de la psychologue au cours de laquelle les uns et les autres auront réussi à exprimer leurs émotions de tristesse, ou bien en leur délivrant des anesthésiques ou des anxiolytiques.
Ce travail émotionnel ne parvient pas toujours à apaiser l’expérience d’un décès et ses conditions de réalisation, mais il produit un effet de distanciation, qui pousse chacun à se demander « Que reste-t-il à faire ? » Le cas d’un homme de 36 ans, atteint d’un cancer hépatique et évoquant régulièrement des projets personnels, suscite la discussion : comment peut-il se projeter dans l’avenir tout en se sachant condamné ? La psychologue du service fait valoir qu’elle n’est pas trop inquiète, car il parvient à ajuster ses anticipations à la réalité de son état. L’accompagnement de la plupart des patients et de leurs proches donne au contraire lieu à des interventions destinées à favoriser l’expressivité de leurs émotions les plus douloureuses, ou à réguler celles qui sont interprétées par les soignants comme des émotions de « déni » et de trop grande distanciation face à la mort.
Terminons notre parcours dans une chambre mortuaire hospitalière – là où les proches sont reçus, après le décès10. Là encore, un travail est réalisé pour contrôler les modalités d’expression du deuil des familles : ils interviennent sur le corps pour amoindrir l’expression d’émotions jugées violentes au contact du corps du défunt, mais aussi favoriser l’expressivité des émotions d’attachement et de tristesse liées à sa mort. Ils mettent fin au recueillement, l’annulent lorsque l’un des membres de la famille annonce vouloir conserver une autre image, bien plus vivante, du mort, ils le recoiffent et l’habillent selon les souhaits exprimés, en prêtant attention aux moindres détails afin que la dépouille incarne la personnalité historique du mort. Les discussions entre les familles et les soignants sont le lieu d’une négociation des élans d’engagement et de distanciation qui s’installent à l’égard de la matérialité du corps du défunt, à la source de formes de réalisation du décès ou de mémorialisation de sa vie. Les contraintes placées sur les familles ont alors pour effet d’informer la relation matérielle qui s’instaure au cadavre, mais aussi la représentation symbolique au défunt, dans cet espace.
Une politique des émotions
D’un point de vue sociologique, la gestion des émotions liées à la mort d’individus est inséparable des pratiques et des normes collectivement admises dans les lieux et les groupes où les personnes mourantes sont prises en charge, afin d’encadrer leur rite de passage. Les sentiments exprimés individuellement ont, en eux-mêmes, peu de signification : c’est le rite lui-même qui en a, en tant qu’il informe leur expression collective et individuelle. Ainsi, si la médicalisation de la mort et la psychologisation du deuil ont transformé notre manière de vivre ces moments, elles le font à partir de techniques informalisatrices11 qui tendent à favoriser le contrôle relâché des émotions socialement éprouvées par le patient et son entourage dans la sphère médicale, plaçant sur ces derniers de nouveaux contrôles pour favoriser leur expressivité d’une manière qui ne soit ni trop violente, ni trop retenue. Ce travail s’inscrit en outre dans un ensemble de contraintes matérielles, financières et temporelles propres à l’organisation des services.
Cette informalisation des émotions de deuil est récente. En effet, dans l’hôpital des années 1970, selon le sociologue Norbert Elias12, on apprend à vivre en retenant ses émotions de tristesse afin de ne pas mettre le mourant ou les proches dans l’embarras, en évitant aussi d’exprimer le dégoût que peut inspirer le corps et le cadavre, autocontrôles tout entier tournée vers la lutte pour la vie, l’organisation de l’hôpital et l’invisibilisation des cadavres. Aujourd’hui, l’expression des émotions les plus diverses des malades et de leur entourage peut se manifester dans les services et celles-ci sont régulées dans des espaces distincts (la chambre, le couloir, la salle de consultation, l’espace privé), de sorte que la tristesse des uns et ce que l’on peut désigner comme la vitalité des autres s’expriment en lien avec la trajectoire sociale et médicale du mourir, d’une façon plus différenciée. Il s’agit, d’une part, d’encourager l’expression individualisée des émotions de la personne mourante et de ses proches, et, d’autre part, d’en réguler le relâchement dans l’espace où elle se trouve.
Quel que soit le jugement que l’on porte sur ce travail médical et psychologique de régulation des émotions de deuil, il faut reconnaître que c’est précisément à partir de lui que nous pouvons formuler de nouvelles critiques : c’est parce que son organisation favorise le contrôle relâché et individualisé des émotions, dans les différentes classes de la société, que ses échecs peuvent aujourd’hui être politisés en tant qu’ils n’apparaissent pas encore assez respectueux de certaines émotions et attentes, et assez réflexifs des inégalités qui existent entre classes pour s’approprier ce processus d’informalisation des émotions, d’une manière qui soit considérée comme la plus juste pour chacun. Il n’en reste pas moins que si l’on peut revendiquer de telles critiques, qui poussent à améliorer davantage les conditions d’une émancipation des émotions, c’est bien parce qu’ils sont devenus les cadres majeurs de la socialisation contemporaine au deuil et qu’ils favorisent le fait que chacun trouve des occasions d’expression plus individualisées de ses émotions de mélancolie et de vitalité face à d’autres.
Notes de bas de page
1 Comme le soulignent Émile Durkheim, puis Marcel Mauss, « le deuil n’est pas l’expression spontanée d’émotions individuelles ». Il tient entièrement dans la réponse sociale et collective vécue face à la mort et la manière dont les sociétés régulent l’expression individuelle des émotions de deuil. Durkheim, É. (1912). Les Formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie (p. 527). Presses universitaires de France ; Mauss, M. (1921). L’expression obligatoire des sentiments (rituels oraux funéraires australiens). Journal de psychologie, 18 ; Mauss, M. (1926). Effet physique chez l’individu de l’idée de mort suggérée par la collectivité (Australie, Nouvelle-Zélande). Journal de psychologie normale et pathologique.
2 Van Gennep, A. (1981 [1909]). Les Rites de passage. Étude systématique des rites. Les Classiques des sciences sociales.
3 Lauwers, M. (2023). De l’histoire aux sciences sociales : morts, rites et transition. À propos de Robert Hertz et d’Arnold Van Gennep. Dans G. Cuchet, N. Laubry et M. Lauwers (dir.), Transitions funéraires en Occident. Une histoire des relations entre morts et vivants de l’Antiquité à nos jours (p. 35-54). Publications de l’École française de Rome.
4 Dès le moment du décès, puis au moment des funérailles et à leur suite, les modalités sociales par lesquelles on entre en relation avec les morts trouvent leur origine dans les connaissances et les pratiques transmises à l’intérieur du groupe d’intégration, qui guident ces relations et la mise en forme de la mémoire individuelle, familiale et collective. Halbwachs, M. (1950). La mémoire collective. Presses universitaires de France.
5 Boisson, M. (2020). Mourir en moderne. Une sociologie de la délégation [Thèse de sociologie, EHESS].
6 Memmi, D. (2014). La Revanche de la chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité. Le Seuil.
7 Ces situations sont tirées d’un travail réalisé dans le cadre d’une thèse publiée et soutenue en 2020, à l’EHESS. Boisson, M. (2020).
8 Boisson, (2020). (p. 269-336).
9 Boisson, (2020). (p. 337-414).
10 Boisson, (2020). (p. 415-492).
11 Wouters, et Poncharal, B. (2010). Comment les processus de civilisation se sont-ils prolongés ? De la « seconde nature » à la « troisième nature ». Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 106(2), 161-175.
12 Norbert, (1987 [1982]). La Solitude des mourants. Christian Bourgois.