Les troubles des conduites alimentaires (TCA) sont des maladies graves pouvant mener jusqu’au décès. Les conséquences d’ordre somatique peuvent aller de la dénutrition la plus sévère, soit l’anorexie mentale restrictive, à l’obésité la plus morbide dans le cas de l’hyperphagie boulimique. Près de un million de personnes en France sont touchées par un TCA, dont plus de la moitié ne sont pas dépistées et n’accèdent pas encore aux soins1. Si nous englobons toutes les formes de troubles des conduites alimentaires, nous estimons que 10 % de la population pourrait être concernée. Les TCA sont la deuxième cause de mortalité chez les jeunes2. Environ 10 % des patients souffrant d’anorexie en décèdent tant par dénutrition que par suicide3.
Les TCA sont méconnus et méjugés, y compris des soignants chez qui les comportements induits par la maladie, tels que les mensonges ou les dissimulations, peuvent entraîner du rejet ou des brimades. Ils sont surtout difficiles à comprendre, à appréhender et donc à traiter. Si les critères de guérison varient, il existe un consensus disant qu’après cinq ans sans rechute4 la personne est considérée comme sortie d’affaire. Nous estimons à un tiers les cas d’anorexie évoluant vers la chronicité. Dans 50 % des cas, l’évolution est « nettement favorable » selon les experts5. Dans les faits, nombreuses sont les anciennes patientes6 qui restent quelque peu en marge de la société en raison des difficultés qu’elles peuvent rencontrer et qui perdurent – d’affirmation de soi ou de pertes de chances sociales, par exemple. Malgré tout, il est toujours possible de surmonter, et même de se libérer d’un TCA, y compris dans les cas de chronicisation de la maladie.
Bien souvent, lorsqu’elles se décident à commencer une thérapie, les personnes atteintes de TCA font face aux paradoxes de la maladie : elles veulent guérir, mais sans prendre de poids. Elles souhaitent aussi se sentir mieux, mais sans changer les rituels qui les rassurent. Le fond du problème étant qu’elles s’accordent si peu de valeur qu’elles en viennent à douter de leur propre capacité à pouvoir et même à vouloir s’en sortir. Les personnes qui consultent en libéral ont souvent un long parcours durant lequel elles ont surtout entendu parler de poids et de nourriture. Elles ont l’idée qu’une personne ayant connu les affres de la maladie sera à même de mieux les comprendre. Le fait d’avoir vécu des expériences similaires est un motif fréquent de consultation. Se trouver face à une personne rétablie les aide à concevoir et envisager la guérison. Être une personne experte de son propre vécu, c’est incarner l’espoir et cela ouvre les possibles.
Être une accompagnante ayant « un vécu de » favorise chez les patientes le sentiment d’être écoutées, entendues et surtout comprises. Cela est un préalable indispensable à l’instauration d’une véritable alliance thérapeutique, puis de l’adhésion au projet de vie (en complément du projet de soins) proposé en concertation avec les autres professionnels impliqués dans la prise en charge. Les savoirs expérientiels permettent d’établir une juste proximité. Ils contribuent à l’instauration parfois même a priori d’une relation authentique et de confiance.
Si le phénomène identificatoire est puissant, le fait d’être passé par là ne fait pas tout. Le savoir expérientiel est beaucoup plus que la seule expérience de la maladie, et s’en servir pour accompagner demande certaines compétences. Pour avoir une bonne relation avec le patient, il faut avoir fait au préalable un travail sur soi et disposer d’un certain recul sur son histoire. Mon savoir expérientiel est très important, mais c’est bien la transformation de ce savoir en connaissances qui m’a permis de développer une forme de savoir hybride ou dynamique utile pour les personnes que j’accompagne. Par exemple, mon savoir expérientiel me permet d’identifier toute la difficulté qu’une personne peut rencontrer en renonçant à la maladie – cette notion de perte ou de deuil échappe parfois aux autres soignants – et la thérapie d’acceptation et d’engagement7 me permet de guider la personne dans l’acceptation de la « perte » au profit d’aller vers ce qui compte vraiment pour elle. Les personnes avec TCA s’imposent un tas de règles. L’ACT entraîne de la flexibilité psychologique et remet du choix là où elles pensaient ne plus en avoir. La pleine conscience favorise la régulation des émotions qui fait défaut. Le coaching permet de travailler la confiance. Le fait d’avoir vécu le TCA dans ma chair est donc un plus dans mes accompagnements, mais j’ai autant besoin des savoirs issus de mon expérience que des savoirs acquis ensuite.
Les savoirs expérientiels sont plutôt reconnus et perçus comme un plus au sein des pratiques existantes. En affichant mon vécu avant de me professionnaliser (en m’inscrivant donc dans une démarche de témoignage), j’ai inversé la logique. Les savoirs cliniques sont venus enrichir ce que j’avais déjà. Toutefois, exercer depuis l’expérience vécue ne me dispense pas d’une supervision et de bien connaître mes limites. Le partage d’expérience sert la relation thérapeutique et contribue grandement à humaniser les soins, au sens étymologique du terme.
Notes de bas de page
1 Fédération française anorexie (s. d.). Troubles des conduites alimentaires (TCA), parlons-en ! Du 27 mai au 2 juin 2024 : semaine de sensibilisation aux TCA en France. Journeemondialetca.
2 Les accidents de la route sont la première cause de mortalité. Association anorexie boulimie Ouest. (s. d.). Les TCA en quelques chiffres. Association anorexie boulimie ; Inserm. (2020). Anorexie mentale. Un trouble essentiellement féminin, à la frontière de médecine somatique et de la psychiatrie. Inserm.
3 Les tentatives de suicide touchent jusqu’à 20 % des personnes anorexiques et 35 % des personnes Association anorexie boulimie Ouest. (s. d.).
4 Cela signifie que l’indice de masse corporelle (IMC) de la personne se situe dans la norme et que celle-ci n’est plus confrontée à des restrictions ou à des compulsions alimentaires.
5 Fédération française anorexie (2024). Origine, traitements et évolution des TCA. Journeemondialetca.
6 J’utilise le féminin en raison du ratio hommes/ femmes de personnes porteuses de
7 Il n’existe pas de traitement unique pour l’anorexie ou la boulimie cependant les thérapies cognitivo- comportementales (TCC) ont montré leur efficacité. Ce travail d’accompagnement est basé sur l’acceptation et l’engagement de la personne accompagnée. À l’aide d’outils concrets, j’aide les personnes à se remettre en mouvement et à moins lutter avec leur souffrance.