Etre pauvre, autrefois, était un vécu collectif, une situation sociale de classe, porteuse de sa propre culture, une culture de la lutte le plus souvent. Maintenant la précarité est une exclusion, une situation à la marge, floue, incertaine, dans un provisoire qui peut durer. Mais les personnes ou les familles en danger de précarité ne sont-elles pas pleinement des habitants de notre humanité ?… Pour les enfants de ces familles en difficulté, comme pour tous jeunes, l’apprentissage de la vie et de ses lois, le «devenir grand» ne peut se faire que dans la collaboration de la cité avec les parents, hommes et femmes reconnus comme digne d’intérêt. C’est seulement ainsi qu’une transmission entre générations est possible.
Des familles (une bonne centaine), venant de quartiers que l’on dit difficiles fréquentent le Club de Prévention de l’A.D.E.F.O à Dijon. Ce service à la particularité de rencontrer non pas prioritairement des adolescents (comme c’est le cas habituellement en prévention spécialisée), mais des familles, et notamment des familles avec des jeunes enfants. Les rencontres ont lieu dans les règles de la prévention spécialisée, c’est-à-dire sans mandat nominatif et dans la libre durée, de quelques mois à quelques années. Les familles viennent librement. Ce sont des modalités d’approche qui nous semblent tout à fait intéressantes.
Ces familles ont souvent une histoire faite d’abandon et de placement se répétant de génération en génération, auxquels s’ajoutent des difficultés liées au contexte économique.
Nous (une petite équipe de travailleurs sociaux), proposons des temps d’accueil collectifs ou individuels, réguliers ou ponctuels, avec la possibilité de participer à des activités concernant les parents seuls, ou les enfants seuls, ou parents et enfants, sur le lieu qu’on appelle le « Club » à Dijon ou à la maison familiale de Grancey, pour des séjours de vacances
Pour nombre d’entre les familles, ces rencontres régulières, dans un lieu qui a une longue histoire, sont un repère stable, un temps pour sortir de l’isolement, ou bien encore un lieu d’apprentissage en douceur des séparations entre parents et enfants. Pour d’autres, dont les enfants sont placés, c’est un lieu régulier de retrouvailles. C’est à partir de ces temps d’accueil que se tissent les relations entre les familles et nous, mais aussi entre les familles elles-même. Il est tout à fait nécessaire d’attacher de l’importance à ce qui se vit là, entre elles, instaurant des liens, des passages d’expérience, des dédramatisations d’évènements du quotidien, en bref, une appartenance pour des gens en manque d’appartenance. Beaucoup n’ont pas connu leurs propres parents. Un silence pesant vient en place de transmission de leur histoire qui, souvent, s’inscrit avec perte et fracas dans les corps et dans les actes. Ce sont des personnes très vite insécurisées, avec une vie sociale réduite ou conflictuelle, en grande demande de reconnaissance et d’affection pour elles. Elles ont besoin de régularité, de continuité. Les moments de rencontres que nous proposons sont chaleureux, quasi ritualisés, favorisant la parole et un apprentissage des règles de la vie sociale. Les enfants voient leurs parents parler avec d’autres, ils ne sont plus les seuls interlocuteurs de la souffrance parentale : « Tu vois, Untel, il s’occupe de ta maman tu peux jouer tranquillement »… Resituant chacun à sa place. Comment apprendre à l’école quand on est en souci pour ses parents ? Nous tentons d’être des passeurs de relais, de mettre des ponts entre les mondes si éloignés que sont pour eux l’intime et le dehors, la maison, la crèche, l’école, le travail… Ce sont les mots qui peuvent relier ; c’est quand les grandes personnes se parlent qu’un enfant peut grandir dans la confiance et aimer l’un sans trahir l’autre.
Dans nos sociétés, dans nos cités, l’enfance est souvent en danger d’un trop de présence maternelle pour mille raisons sociales, économiques et culturelles. Dès que quelque chose existe dans la société pour proposer un espace à ces mères, elles ont une chance de trouver une place plus juste auprès de leurs enfants. L’enfant est moins entraîné dans la dépression maternelle, il n’est plus le seul objet de son désir. La mère se tourne vers d’autres désirs, elle s’écarte de cette relation dont on ne sait plus très bien qui est la mère qui est l’enfant. Du « deux » s’installe. Sa mère n’est pas toute pour lui, elle a un « ailleurs » qui va donner de l’air à son enfant. Soutenir cette fonction paternelle, ce tiers, n’est pas prendre la place du père, mais parler de ce père : « Tu vois ton père n’accepterait pas que tu parles comme ça à ta mère ». Tâche difficile pourtant que la rencontre de ces pères quand ils sont présents… En proposant de les accueillir (nous organisons des week-ends pères-enfants), ou en les invitant avec leur famille (en séjour de vacances par exemple), un autre regard peut-être porté sur eux de la part de l’entourage mais surtout de leurs enfants et de leur femme. Ils s’y révèlent autrement vivants et actifs dans leur paternité si souvent mise à mal. Avec les très jeunes parents également, nous faisons le pari que quelque chose peut changer dans la répétition familiale. Nous pensons qu’un accompagnement fait de confiance et d’attention, dans ce moment de bouleversement intime qu’est la naissance d’un enfant, est propice à des relations nouvelles.
Bien sûr tout ce que nous tentons d’entreprendre ne va pas sans du temps, de la patience. Rien ne peut se faire véritablement dans l’urgence. C’est à travers des petites choses mises en place, sans rien de spectaculaire, mais dans un cadre bien pensé, qu’émergent des paroles, des attitudes, des mouvements, qui peuvent être reçus, entendus parfois, et peut-être faire écho et poursuivre leur chemin…
Notes de bas de page
1 Association Dijonnaise d’Entraide des Familles Ouvrières 1, Rue de la Prévôté 21000 Dijon