Un certain nombre d’adolescents se retrouve aujourd’hui dans les villes, errants parfois de longs mois. Qu’a-t-il pu se passer dans ce dernier moment d’effraction du cadre institutionnel (familial, éducatif, social) avant le passage à la rue, et comment interroger cet acte de rupture par rapport à la question de la Loi ?
L’adolescence est le temps de l’expérience : expérience des limites de son corps, de la sexuation, de la possibilité de s’affronter au discours de l’autorité ; expérience, enfin de s’affranchir d’une position d’enfant dépendant.
Le trajet de l’enfance, chez de nombreux jeunes en rupture de liens, a souvent été émaillé de violences, de rejets silencieux ou agis, de traumatismes de deuils, de cassures aux conséquences subjectives et sociales souvent catastrophiques.
L’adolescence surgit alors dans un contexte où ont manqué réassurance, possibilité d’élaboration des conflits internes, de sublimation et de projection de soi autre que sur un registre purement imaginaire. Les pulsions débordent alors le jeune qui se retrouve submergé, envahi, sans limites face à cette violence soudaine en lui et face à ce corps inconnu.
Cette violence pulsionnelle le fait agir, réagir, être agi – par défaut d’avoir pu être contenu dans sa subjectivité par le langage. L’instance symbolique qui – par des interdits structurants – permet aux tensions de s’apaiser, au corps de se calmer, à la révolte de se canaliser, n’a pu être opérante. Au lieu de cela, l’engrenage commence pour l’adolescent et son entourage.
· Engrenage pour le jeune qui « cherche des limites » : limites de l’appropriation de son corps (percings, tatouages, mutilations, etc.), limites de sa confrontation avec l’idée de la mort (conduites à risques, tentatives de suicide…), limites entre des positions mégalomaniaques et dépressives, limites entre lui et le Monde (provocations diverses, actes délictuels,…).
· Engrenage dans les réponses : ces adolescents difficiles se retrouvent alors adressés en institutions spécialisées (qu’ils ont souvent connues depuis l’enfance). Il peut s’agir d’institutions familiales (placements), scolaires, sociales, médico-sociales et psychiatriques. Des contrats1 sont mis en place, des thérapies aussi. Pour un certain nombre d’entre eux, la confrontation est positive : le lieu même, la rencontre avec un enseignant, un éducateur, un psy, font cadre. L’adolescent s’y retrouve – au sens littéral du terme2.
Mais pour d’autres – ceux qui nous intéressent ici, en ruptures incessantes jusqu’à ce qu’ils se retrouvent à errer, seuls ou en bandes, dans les rues – force est de nous interroger. Ce qui a fait cadre pour les uns n’a constitué pour ceux-là qu’un règlement intérieur de plus, arbitraire et donc devant être transgressé.
Nous avons tous connu, en tant que soignants divers, des adolescents dont l’institution nous dit qu’ils sont intenables, et qui, dans le secret du face à face de nos entretiens, sont charmants, calmes, intelligents. Et pourtant un jour, nous apprenons qu’ils ont fugué, qu’ils ont été exclus, qu’ils ont fait une « bêtise » au-delà des limites effectivement supportables pour l’institution.
Que s’est il passé ? Comment expliquer que la digue ait lâché – malgré le fil fragile, certes, du lien qui commençait à se tisser par le langage ? Une réflexion « en trop », l’absence d’un éducateur très investi, un désaccord sur la notion de respect, par exemple. Mon hypothèse est qu’alors le cadre n’a pu être (encore ?) investi par eux comme rempart suffisant, face au gouffre du vide qui risque de les anéantir à chaque moment. Mais l’explosion du passage à l’acte, de la fugue, est à décrypter, à chaque fois différemment : ce qui n’est pas facile… puisque l’adolescent n’est plus là, dans l’institution
Des quelques commentaires que j’ai pu recueillir, par des animateurs de « Points Jeunes » par exemple, recevant des jeunes en errance, ou même directement parfois, par certains jeunes errants, me reviennent en écho, à distance, des mots sur ces ruptures : à chaque fois différents selon l’histoire, ils reflètent souvent un cri contre ce qu’ils vivent comme l’anonymat de certains modes de réponses institutionnels, désincarnés et qui ne sont plus référés pour eux à ce qu’ils se sont fait comme idée de « la justice ».
C’est à ce niveau que porte mon interrogation. N’avons nous pas fini, dans les moments d’impasse thérapeutique et institutionnelle auxquels nous confrontent gravement ces adolescents difficiles, à faire trop appel à la « Loi » oubliant nous mêmes qu’il ne faut pas confondre la Loi avec la question des contrats, des règlements, de la discipline ? Ces jeunes, souvent soumis depuis des années à des régimes d’horaires, de discipline, de règlements uniformes (et encore une fois parfois depuis la toute petite enfance quand ils ont été placés), ne nous crieraient-ils pas plutôt que la présence de la Loi s’inscrit dans un cadre, des bords, des limites reconnues authentiquement par un vrai désir de la Société de les contenir psychiquement ?
Ces adolescents en effet, ont, plus que tout autre, besoin d’un rapport fortement personnalisé, répondant (plus que porteur de réponses) d’une présence qui leur permettent de s’inscrire dans le langage, l’échange… Contrats et règlements s’inscrivent dans ce « répondant », mais à eux seuls ne suffisent donc pas définir la Loi.
Il me semble que c’est peut-être, et encore à travers l’errance, cette quête de ce que seraient les fondements authentiques de la Loi, que clament ces adolescents : à chaque fois à réinventer par eux, avec nous, malgré l’épuisement…
Notes de bas de page
1 Sur la notion de contrat thérapeutique, je conseille l’article réalisé autour de la notion de contrat passé avec les anorexiques « Un contrôle moral – Contrat de dans « la jeune fille et la Mort – soigner les anorexies graves » – Arcan – fin 2000
2 Sur ce sujet, je recommande la lecture de Winnicott « Déprivation et délinquance » – Payot 1994