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Regard critique sur les usages sociaux et politique de la souffrance psychique

Zahia KESSAR - Doctorante en anthropologie à l’EHESS, Membre du CRESP (Université de Paris XIII Bobigny)

Année de publication : 2001

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Anthropologie, SCIENCES HUMAINES, Sciences politiques

Télécharger l'article en PDFRhizome n°5 – La souffrance psychique aujourd’hui un concept évident et incertain (Juillet 2001)

La notion de souffrance psychique a peu fait l’objet d’une approche critique et constructiviste. Cela tient sans doute au fait qu’une telle démarche pourrait être interprétée comme une négation de la réalité de cette souffrance.

Or, examiner comment cette réalité est produite ne signifie pas la nier, ni contester la réalité des difficultés psychiques qui résultent des inégalités sociales et des situations de précarité.

La question que nous poserons est bien celle du sens et des enjeux d’une qualification en termes de souffrance psychique des effets des inégalités, et du traitement qui en résulte de la part des professionnels exerçant dans le champ de la santé mentale.

Une façon de nommer les inégalités sociales

C’est en lien avec la thématique de l’exclusion que la notion de souffrance psychique apparaît dans le champ social, politique et sociologique français. Le rapport du groupe de travail «ville, santé, précarité» conduit par Antoine Lazarus1 fait état d’une souffrance des intervenants sociaux confrontés au mal être des publics.

La difficulté à agir, liée à l’inadéquation des modes d’intervention produit une souffrance des professionnels en miroir à la souffrance des publics et à leurs difficultés d’existence. Cette souffrance psychique est adressée à la psychiatrie et aux psychologues que les intervenants sociaux sollicitent pour eux mêmes et pour leurs publics.

Dans ce rapport on peut observer que les énoncés sur la souffrance sont le fait des professionnels. C’est le même constat que nous avons pu faire dans nos différents terrains de recherche. Or, on connaît l’impact des catégories utilisées et des attentes des professionnels sur le vécu des usagers. L’expression de ce vécu n’est pas indépendante des interactions avec ces mêmes professionnels, c’est une réalité socialement construite.

Nommer les conséquences des inégalités sociales en termes psychiques, n’est pas sans effets sur les vécus individuels. Comme le signale D. Fassin « l’obligation de se raconter pour justifier sa position de solliciteur » et « d’exposer sa souffrance » « engage l’individu dans une présentation de lui-même dont on peut supposer qu’elle n’est pas sans effet sur la construction de son moi- sinon moral tout du moins social -… »2.

On peut se demander si l’obligation d’exposer sa souffrance, de se définir comme souffrant ne conduit pas à vulnérabiliser encore davantage les personnes, en occultant les situations socio économiques qui sont aussi à l’origine des difficultés, pour se concentrer sur la seule souffrance  subjective.

La qualification de souffrance psychique repose sur un récit produit dans le cadre d’une interaction, il ne s’agit pas d’un concept psychiatrique ; la souffrance fait d’ailleurs l’objet d’une tentative de définition par les intervenants.

Les professionnels exerçant dans le champ de la santé mentale ne participent-ils pas, par leur discours,  à  cette construction «loquace »3 fondée sur une morale de la compassion qui conduit à privilégier un traitement par l’écoute des effets de la précarité ? Si tel est le cas, quels sont leurs enjeux en tant que professionnels ?

Une sanitarisation de la question sociale

A cette dernière question nous sommes tentés de suggérer que ces discours sont reconnus comme légitimes car la traduction en termes sanitaires de questions sociales est aujourd’hui nécessaire pour légitimer l’action publique4. La traduction en termes de santé des questions sociales fait consensus et permet une pacification du corps social sur des questions extrêmement sensibles politiquement.

Avec le passage de la maladie mentale à la santé mentale5 «la souffrance psychique» est en passe d’occuper une place centrale dans ce champ mouvant de la santé mentale dont les frontières avec le social s’estompent.

Comme le rappellent A Erhenberg et Anne Lovell6 «la souffrance psychique» a fait son entrée dans l’agenda politique.

La notion de «souffrance psy- chique» représente un des aspects de la demande sociale vis à vis de la psychiatrie aujourd’hui. On peut voir que cette notion englobe toutes les préoccupations sociales et politiques de notre époque : la précarité, l’exclusion, le lien social, la violence, le problème dit «des banlieues»…

La « souffrance psychique » est ainsi une construction «loquace» qui justifie une sanitarisation de la question sociale. Celle-ci opère par un processus qui consiste à traduire en termes psychiques les difficultés sociales, en qualifiant de «souffrants» les publics qui subissent les conséquences de la crise et qui peuvent représenter une menace pour l’ordre public. Il n’est pas anodin que l’insécurité et le thème de la violence notamment soient souvent associés à la souffrance des jeunes. C’est ainsi qu’à la suite de l’affrontement de deux groupes de jeunes au centre commercial les 4 D de la défense, la ministre de la justice fait part de sa volonté de recourir à des psychologues pour prendre en charge le mal être et la souffrance de ces jeunes. Traiter les soubassements sociaux de ces évènements et décentrer ce traitement de la subjectivité des acteurs supposerait sans doute une réelle audace politique.[…]

Il ne s’agit donc pas ici de contester le bien fondé et l’intérêt d’une réponse sanitaire dans le cadre d’une relation avec un professionnel de la psychiatrie, qui permet de restaurer un sujet et l’aider à retrouver une capacité à agir. Toutefois cette réponse présente des limites, si elle apparaît comme le seul traitement des effets des inégalités. Il conviendrait par conséquent d’ouvrir le débat pour sortir d’une alternative réductrice qui se présente souvent en termes de sanitarisation ou de pénalisation de la question sociale.

Notes de bas de page

1 LAZARUS, A. Une souffrance qu’on ne peut plus cacher, rapport interministériel,  Paris 1995

2 FASSIN, D La supplique, stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aides d’urgence. Annales HSS, septembre Octobre 2000 N° 5 PP. 953-981

3 BOLTANSKI, L. La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique. Paris, Métailié. 1993.

4 AIACH, P.et  DELANO, E. L’ère de la médicalisation. Editions Anthropos, Collection « Sociologique ». Paris 1998. (voir articles de D. Fassin et de M. Jeager).

5 Circulaire du 14 Mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale.

6 ERHENBERG A et LOVELL A (sous la direction de) Les mutations de la psychiatrie, Paris, Odile Jacob, 2001 (introduction).

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