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Le contretemps

Noëlle LASNE - Médecin généraliste – Paris

Année de publication : 2004

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, PUBLIC PRECAIRE, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°17 – Ethique de l’intervention, conflits de légitimité (Novembre 2004)

Instant banal, mais singulier, que celui où l’on consulte et se décide ainsi à devenir « patient ». Quoiqu’il en soit de ce qui a précédé cet instant – pauvreté ou aisance, surmenage professionnel ou désespérance du chômage, malaise récent ou mal-être prolongé – et quoi qu’il arrive ensuite – seconde consultation, errance médicale, suivi interminable ou hospitalisation – il s’agit d’un instant singulier, propre à chacun, et d’une décision qui n’appartient qu’à celui qui la prend.

Consulter, c’est quelquefois s’exposer à la perte d’un équilibre antérieur, un équilibre presque écologique entre le mal, la gêne qu’il déclenche et les bénéfices que l’on en tire. Mais ce peut être aussi, au contraire, un temps consacré à renforcer et conforter un statut de malade. L‘intervention du médecin, la façon dont il va se saisir de cet instant, sont dans tous les cas, déterminantes.

Cet instant fait, de toute éternité, l’objet d’un dialogue de sourds entre les médecins et leurs malades. Du côté des médecins, la volonté est affirmée de faire de l’instant de la consultation le point de départ d’un autre temps, où ils régneraient en maître en établissant des priorités, et en proposant un nouveau calendrier du corps. Tout le système médical est organisé de cette façon : c’est l’objet des consultations sur rendez-vous, des suivis systématiques ordonnancés tous les mois ou tous les trois mois, qui s’inscrivent en dehors de la démarche propre du patient. C’est l’objet de l’organisation des prises en charges en hôpital de jour, avec la compression de toutes les explorations sur une seule journée, et ce que cela représente pour le patient de sollicitations répétées et d’épuisements en raccourci. C’est l’objet d’une culture parfois religieuse de la prévention, qui viserait, en intervenant avant que la maladie ne soit là, à instaurer l’état de santé permanent. C’est enfin l’objet de l’intervention médicale dans son ensemble, qui tente en vain, mais en permanence, de trier le bon grain de l’ivraie et de séparer ce qui nécessite une réponse médicale urgente et ce qui peut attendre.

Mais ce qui peut attendre attend-il ?

Chaque médecin est confronté, au quotidien, au temps propre de son patient, de celui qui est là avant qu’il n’arrive ou qui pousse encore la porte au moment où il s’en va, et qui consulte à contretemps, selon un calendrier qui échappe à toutes les grilles. Alors que tout est organisé pour qu’il programme l’ordre de ses plaintes, le patient qui tire la sonnette se saisit d’un instant, et d’un seul, et c’est lui seul qui s’en saisit.

Ainsi, dans la pratique médicale ordinaire, le praticien expérimenté se plie t-il peu à peu, bon gré mal gré,  aux désordres et aux contretemps de ses patients et aux aléas de la rencontre humaine qui se développe dans la durée. L’expérience incite non à développer, mais à réduire son intervention. Le savoir-faire allège les prescriptions et raccourcit les ordonnances. Le savoir-faire peut amener le praticien expérimenté à ne pas intervenir, ou à intervenir le moins possible, parce qu’il situe son intervention dans la durée et qu’il dispose pour observer son patient d’une certaine profondeur de champs.

En situation extrême, le médecin ne dispose pas de cette profondeur de champs. Il est sommé de gérer un temps utile, qui n’autorise pas l’élaboration d’une relation dans la durée, mais impose la mobilisation autoritaire du patient. Chaque geste, chaque élément, chaque démarche, doit contribuer à rapprocher le patient du système de soins dont il se trouve éloigné. La question de l’intervention reste donc pressante et conserve un caractère indiscutable. L’intervention devient un devoir moral qui ne peut être différé. La délivrance des soins se confond avec l’arrivée des secours. Autoproclamée droit d’ingérence, l’intervention n’a plus besoin d’être sollicitée. Elle supprime le sujet sans difficulté et sans débat.

Dans un contexte où tout fait obstacle à une prise en charge ordinaire, le médecin tente de raccourcir la trajectoire, voire de supprimer la distance. Il s’installe en amont, dans l’espoir d’être là avant la victime, de la devancer en quelque sorte.  Il ira dans la rue, sur le trottoir, au plus près. Il s’investit dans des interventions dites « de proximité » auprès de cette population : ce sont les boutiques ou lieux de « premier » accueil, les structures ambulantes – bus, camions – ou la distribution de prestations médicales directes dans la rue. De façon paradoxale, la proximité devient une valeur en soi, sans que l’on se préoccupe de savoir si elle permet la rencontre, ou si elle l’interdit définitivement. Par le biais d’organisations humanitaires, associatives ou parapubliques, se construisent des lieux qui désignent ces patients et fonctionnent comme des phares, en émettant des signaux. Emanant des professionnels du soin vers les populations à la marge, ces signaux leur indiquent qu’elles peuvent venir consulter, et réalisent une sorte de guidance, en balisant par avance le chemin à suivre. Toutes les conditions de succès de l’entreprise sont alors réunies : accès gratuit, délivrance directe de médicaments, prise en charge sociale.

Mais au nom de la proximité, on cesse alors de garantir les valeurs propres à l’exercice médical, – le respect de l’intimité des personnes, l’exercice d’une clinique rigoureuse, l’accès à des prestations de qualité -, pour prodiguer des soins médicaux au rabais. En acceptant d’être un intervenant de passage, on renonce à la durée. On encourage  ainsi ces patients à se satisfaire de  dépannages sans conséquences et sans lendemain. On ne s’y prendrait pas autrement si l’on voulait les dissuader d’entreprendre une démarche de soins. 

Ainsi se referme la logique des extrêmes. A ceux qui sont privés de ressources, de domicile, de confort, d’intimité, le médecin propose une  médecine gratuite et anonyme délivrée sur le trottoir. Une prestation de privation en quelque sorte, une réplique exacte de la misère. La médecine de rue procède d’une logique d’enfermement des intéressés dans la pauvreté et réalise le premier ghetto en milieu ouvert. Unité d’action, unité de lieu, unité de temps : cette logique est identique à celle de la tragédie dont elle respecte les règles. Elle maintient de façon efficace les plus précaires à l’écart du système de soins. En cela, elle  fonctionne comme une véritable métaphore de la pauvreté.

Quelque chose pourtant demeure imprévisible dans cette tragédie. Une sorte de contrepoison. A moins que ce ne soit un contretemps. Les plus pauvres viennent consulter à l’instant de leur choix. Les plus pauvres résistent à l’injonction qui leur est faite de se soigner plus vite, plus tôt que les autres. Parce qu’ils sont avant tout occupés à survivre comme d’autres le sont à travailler, les plus pauvres refusent de considérer que la santé est une priorité absolue. « Je viendrai, mais je n’arrive pas à venir ». Ces mots, prononcés par une femme toxicomane rencontrée dans la rue par les équipes d’une organisation humanitaire, chacun d’entre nous peut s’en saisir. A l’image du reste de la population, les personnes en situation de grande pauvreté vont tenter, quoiqu’il arrive, de conserver l’initiative de cette décision. Malgré tout ce qui sépare une personne de son propre corps, malgré tout ce qui l’éloigne du système de soins, malgré ou peut-être  grâce à la distance qui reste à parcourir, ces personnes manifestent leur volonté de devenir librement des « patients ».

Et ce d’autant plus qu’elles sont, plus que toutes autres, privées d’alternative, et qu’elles auront à affronter, au sein même de la relation médicale, des obstacles multiples : manque de ressources, difficultés d’accès aux droits, décalage entre la précarité quotidienne et les exigences du suivi médical. L’extrême pauvreté dévalue le temps : les journées ne sont plus scandées ni par le travail, ni par l’activité, et chacun doit réinventer une vie adaptée aux circonstances, alors même que les soutiens familiaux ou amicaux sont très érodés. Cette création concentre toutes les forces de l’intéressé. Refuser de voir au-delà de la journée qui vous attend, c’est quelquefois nécessaire au maintien de la cohésion de sa personne. Inversement, faire perdurer un statut précaire, faute d’espérer un processus, une évolution, peut également avoir un effet protecteur. Dans les deux cas, le temps est immobile. Consulter, c’est rentrer dans un temps en mouvement, mais c’est aussi rendre les armes et renoncer à ordonner une vie qui, aussi précaire soit-elle, est, à cet instant là, sa propre vie. Les personnes en situation de grande pauvreté ont donc, plus que d’autres, en raison des conditions d’asservissement qu’elles subissent, des raisons de s’efforcer de conserver l’initiative de consulter, et l’exercice étroit de leur libre arbitre. Ces patients sans alternative s’approprient alors le seul choix qui leur reste, l’instant où ils sont sujets, c’est à dire l’instant de consulter.

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