« Le désir est indestructible ». Cette formule lacanienne transformée en dogme reste le credo de nombreux analystes. Il est pourtant clair qu’un certain nombre de personnes, marqué par la « précarité », nous enseigne l’inverse : la demande chez eux a disparu, le désir semble s’être éteint, la parole se réduit et se limite au registre du besoin voire de la survie, le symptôme au sens strict est absent. Nous devons bien nous résoudre à en tirer une conclusion peu orthodoxe : la structuration œdipienne, qui fonde la subjectivité et autorise le jeu de la parole et du désir, est éminemment fragile. Elle nécessite des « conditions de possibilités » dont l’absence induit « une précarité désirante ». […]
La parole et le désir, et donc solidairement l’Œdipe, nécessitent un cadre, un socle, une référence – comme on voudra – grâce auxquels la « souffrance » va pouvoir se dire symboliquement à travers les manifestations du conflit intra-psychique et du symptôme (au sens psychanalytique). Toutes les formes de « précarité » sont susceptibles de porter atteinte à ce « cadre » : précarité économique, sociale, politique, culturelle… Soit tout ce qui va désarrimer, désaffilier, le sujet de ses attaches, déconnectant ainsi, pour reprendre les termes de Pierre Legendre, « le sujet de l’inconscient » et le « sujet politique » dont l’intrication est nécessaire au régime de la vie humaine, à l’institution de l’humain comme sujet, par et dans les « institutions ».
Et la psychiatrie publique dans tout cela ? Son rôle est primordial en ce sens que les personnes concernées ont perdu – ou n’ont jamais eu – les moyens du recours aux soins psychothérapiques dans le système privé et libéral. Il n’est pas nécessaire de s’étendre sur les facteurs évidents qui interdisent ce recours. En outre, la psychiatrie publique représente l’Institution au sens fort ; elle est susceptible d’opérer à travers le message qu’elle adresse à ces populations, la reconnaissance et le rétablissement des affiliations symboliques qui leur font précisément défaut. Encore faut-il qu’elle accepte et assume ce rôle et ne se retranche pas derrière une attitude hypocrite d’objectivité médicale ou de purisme « psychiatrique » qui réserve les soins aux pathologies psychiatriques lourdes et dûment identifiées (en pratique les grandes psychoses, aiguës ou chroniques). Elle doit aussi choisir entre un objectif restreint d’effacement des symptômes psychiatriques et un objectif plus ambitieux de défense et de restauration de la subjectivité des « usagers ». L’ambiance actuelle, comptable et pseudo-scientifique pourrait à vrai dire rendre pessimiste…
Relatons pourtant l’expérience menée à Strasbourg depuis maintenant 11 ans. Elle indique que tout espoir n’est pas forcément perdu. Nous nous sommes adressés à une population précise : les migrants, demandeurs d’asile et réfugiés (et leur famille), marquée par une « précarité » linguistique et culturelle (à laquelle s’adjoint très souvent les autres formes de précarité, même s’il ne s’agit pas toujours de « grands exclus »). Comment favoriser l’accès aux soins de ces populations ? Comment leur donner – ou redonner – la parole sinon en tentant de reprendre langue avec eux ? Il est nécessaire – à moins de se satisfaire d’une psychiatrie d’inspection ou vétérinaire c’est-à-dire sans parole – de faire intervenir des interprètes professionnels. Seul un service public est susceptible d’en assurer la charge financière (il est impossible pour l’instant de mettre à disposition des interprètes dans les cabinets libéraux…). Les Hôpitaux Universitaires comme les Etablissements de santé mentale de la région jouent le jeu, et assument ce rôle de service public. Un partenariat s’est mis en place avec l’association Migrations Santé qui recrute, forme et fournit les interprètes. Les effets de ce dispositif sont patents : mise en place de soins psychiatriques et de travail psychothérapique au long cours en langue maternelle si nécessaire (ce qui n’était jamais le cas auparavant) ; constitution d’un réseau de partenaires sociaux, médicaux, institutionnels et associatifs concernés par la souffrance psychique des migrants et des réfugiés et qui trouvent dans la Consultation Transculturelle un recours aux difficultés et impasses qu’ils rencontrent.
Soulignons deux points essentiels :
D’une part, une offre a été faite (qu’on insiste sur l’accès aux soins ou sur l’offre de parole, peu importe), claire, en direction de populations précises. Comme on pouvait s’y attendre, reproche nous a été fait de contribuer à la stigmatisation de ces populations ! Alors que l’objectif est inverse : signifier par cette offre publique la reconnaissance de leur commune appartenance aux institutions (de soins) de la République.
D’autre part, cet exercice particulier nous a confronté à l’exigence de l’interdisciplinarité, et nous avons dû rapidement en rabattre par rapport à une imaginaire attitude psychanalytique « orthodoxe ». Nous sommes plongés avec ces patients dans des problèmes sociaux, économiques et administratifs de tous ordres. Refuser de les entendre et de les prendre en compte, confier ces problèmes à un spécialiste de la précarité sociale, en maintenant de façon étanche les registres, n’a pour effet que de saper à la base les possibilités d’accrochage transférentiel, qui reste le seul moteur d’une resubjectivation possible. C’est dire que l’attention aux facteurs de précarité n’est pas un obstacle à la visée psychanalytique, mais un élément nécessaire de celle-ci ! Il n’y a aucune contradiction si la visée reste claire : celle de faire accéder le sujet à la dimension de son désir, et si la position du thérapeute l’est tout autant : assumer celle de l’analyste, même dans l’inconfort de ces situations atypiques. A ce titre, et comme énoncé plus haut, c’est l’ensemble des conditions de possibilité de la parole et du désir qui doit concerner le psychanalyste, et il ne peut les esquiver.
Récemment, grâce au soutien notamment de la DRASS dans le cadre du PRAPS1, nous avons commencé à donner une extension à ce dispositif en réseau2, en formalisant et coordonnant les liens de travail avec les partenaires, déjà présents et nouveaux (tant dans le champ de la santé mentale que dans celui du travail social et associatif). Nous sommes dotés d’une structure associative (association Parole sans frontière3) qui travaille main dans la main avec la Fédération de Psychiatrie des Hôpitaux Universitaires, et permet une grande souplesse de fonctionnement (malgré les aléas des financements et les méandres compliqués des voies administratives…). Un enseignement et la transmission d’un travail de recherche à propos de « l’interculturel » assuré notamment au sein de la Faculté de Médecine4 a permis pendant 11 années de séminaire d’obtenir une sensibilisation des acteurs locaux et semble pouvoir désormais déboucher sur une réelle modification des pratiques.
La psychiatrie publique peut donc remplir un office original si les acteurs responsables en ont la volonté. En a-t-elle les moyens ? Là encore, financements et postes ne sont jamais acquis à l’avance et dépendent de la force de conviction de ces mêmes responsables ! La Consultation Transculturelle de psychiatrie de Strasbourg fonctionne pour l’essentiel grâce à un temps partiel de psychologue5 et à des attachés, par ailleurs psychiatres libéraux (dont je suis), d’où peut-être une plus grande liberté vis-à-vis de l’institution. Dans les autres secteurs, l’activité interculturelle repose sur l’implication de collègues intéressés par les découvertes et l’enrichissement clinique et humain que peuvent apporter ces nouvelles pratiques, et sur le soutien des chefs de service.
Notes de bas de page
1 Programme Régional d’Accès à la Prévention et aux Soins
2 Réseau « RESPIRE » : Réseau d’accueil psychologique des familles immigrées et réfugiées.
3 Association Parole sans frontière ; siège social : 5 rue Grandidier 67000 Strasbourg, tél. 03 88 37 95 45 ; fax 03 88 14 03 43.
4 Les actes du séminaire « Psychiatrie, psychothérapie et culture(s) » tenu de 1990 à 2001 sont disponibles à Parole sans frontière. Renseignements à l’adresse de l’association.
5 Monsieur Karim KHELIL, par ailleurs coordinateur du réseau RESPIRE, (adresse postale : Consultation Transculturelle de Psychiatrie, Clinique Psychiatrique, 1 Place de l’Hôpital, BP 426, 67091 Strasbourg CEDEX (Tél. 03 88 11 62 15.)