Devant l’exclusion de certaines populations des systèmes de droit commun, des politiques d’interventions territorialisées se sont développées au début des années 1980, que ce soit dans la politique de la ville, dans le champ du travail social, ou celui de la psychiatrie. Du développement local à la politique de secteur, en passant par le développement social des quartiers, la correspondance entre le territoire et la population y apparaissait comme évidente. D’une part le territoire était défini au regard du nombre d’habitants avec des moyens alloués en conséquence, et d’autre part, les problématiques spécifiques s’entendaient au regard des spécificités d’un territoire représenté a priori comme unifié…
Des territoires fragmentés
Cette évidence est aujourd’hui discutée. Un processus de fragmentation territoriale est visible à différents niveaux. Tout d’abord, à un territoire donné correspond une population de plus en plus hétérogène quant à sa composition sociale, mais aussi à ses attachements et à son rapport au lieu. Il y a différentes manières d’habiter un même lieu. Et surtout l’inscription territoriale d’un individu peut varier. Pour les demandeurs d’asile ou les personnes sans-abri, la psychiatrie publique est alors prise en défaut. Il importe alors de faire valoir que ces populations relèvent du « secteur » quand bien même elles n’ont qu’une domiciliation et non une adresse effective.
« À un territoire donné correspond une population de plus en plus hétérogène quant à sa composition sociale, mais aussi à ses attachements et à son rapport au lieu. »
À un autre niveau, c’est le territoire lui-même qui est délaissé. Des quartiers dits « sensibles », des campagnes dites « profondes » apparaissent abandonnés par la puissance publique ou sont pointés comme étant « à côté » des flux et des dynamiques économiques, sociales ou culturelles. C’est alors un groupe visible et homogène qui apparaît comme problématique. Cette homogénéité ne renvoit pas à une communauté ontologique mais à celle d’une expérience de galères et de stigmatisations. S’agissant de jeunes de quartiers c’est la « connaissance de la difficulté qui est commune ». Un des objectifs des intervenants sociaux consiste alors à extraire l’individu du groupe.
Un autre signe de cette fragmentation et non des moindres concerne sa traduction politique délétère. Les dernières élections françaises nous rappellent à quel point la question du territoire malmené s’est invitée dans le débat politique : valeurs de proximité, d’enracinement local face aux forces globales « dévastatrices d’humanité » et génératrices de troubles. Le populisme s’alimente de cette fragmentation dans un contexte où les catégories populaires sont devenues culturellement et socialement hétérogènes.
Qu’il se thématise par les notions de fracture sociale, de relégation socio-ethniques, d’inégalités économiques territoriales, le territoire est devenu une référence incontournable des politiques dans le même temps où il devient de plus en plus ardu de définir sa dynamique, son identité et ses limites. Le découpage traditionnel et hiérarchisé entre urbain, périurbain et rural ne fonctionne plus. Le rural comme les autres espaces peut se décliner positivement (retour à la nature, mouvements néo-ruraux…) comme négativement (exclusion rurale, désertification des services publics…).
La personne et son environnement
Ce constat a des conséquences quant à l’évolution actuelle du champ du travail social, et de la santé mentale : la recomposition actuelle fait de la personne le lieu de l’intervention. Son choix, de vivre là où elle le souhaite, sa capacité à affronter l’environnement, sont les principes inscrits au fronton d’une nouvelle vision. L’empowerment, la capacitation s’invitent aujourd’hui dans le champ de l’accompagnement. La politique qui en découle, misant sur les forces et les ressources des individus, impacte les modalités de la rencontre entre accompagnants et accompagnés devenus trop désarmés pour affronter cette nouvelle donne. Les intervenants en première ligne tentent, entre expérimentation et critique, d’entrer en résonance avec ces nouveaux enjeux. Au bout du raisonnement émerge un problème public qui conjugue d’un côté une politique de sécurisation des peurs collectives et de l’autre une attention aux plus fragiles en « sortie de route ».
« Le souci du bien-être, de la participation, du respect, de la reconnaissance du pouvoir d’agir des « habitants » devient un enjeu important pour lutter contre la fragmentation territoriale. »
La santé mentale s’inscrit dans la problématique de la fragmentation territoriale, inscription ambiguë car cette focale sur la personne fragilisée et sur ses troubles n’est pas déconnectée d’une préoccupation concernant la restauration d’une unité territoriale rénovée. Elle vise particulièrement ceux qui habitent dans les territoires les plus délaissés. Le souci du bien-être, de la participation, du respect, de la reconnaissance du pouvoir d’agir des « habitants » devient un enjeu important pour lutter contre la fragmentation territoriale. Les bailleurs sociaux sont par exemple aujourd’hui diversement sollicités pour intervenir auprès de locataires dits en souffrance.
Des personnes en santé, des territoires réhabilités
Cependant, le territoire recomposé reste un mode d’intervention essentiel dont l’un des enjeux fort consisterait à renforcer l’aspiration des individus à plus de choix concernant la manière dont ils veulent y vivre. Ainsi les politiques publiques, en engageant dans leur combat les intervenants en santé mentale, se focalisent moins sur l’objectif d’accès aux équipements, aux bâtis, aux services (que parfois les gens captifs « du lieu » évitent parce qu’ils en sont souvent stigmatisés) que sur un objectif d’accessibilité à tous les liens sociaux qui renforce la possibilité d’agir en autonomie, définie ici comme la possibilité de choisir ses dépendances. En d’autres termes, le territoire est dorénavant moins pensé comme un déterminant populationnel, que comme une composante de l’environnement des personnes. Ce nouveau paradigme s’introduit dans la réflexion clinique, notamment pour les équipes mobiles, ou pour d’autres équipes intervenants à domicile.
« Le territoire est dorénavant moins pensé comme un déterminant populationnel, que comme une composante de l’environnement des personnes. »
Différentes contributions mettent en perspective cette recomposition en cours du lien entre territoire et personne. L’attention est portée sur les dispositifs qui mettent le territoire « sous surveillance » et leurs effets sur la manière de gérer les troubles et d’en catégoriser les auteurs. Une autre approche s’intéresse aux capacités développées par les personnes vulnérables pour recourir à leurs droits et plus largement pour apprendre à arpenter les territoires en tant que précaires. D’autres contributions dialectisent plus frontalement la fracture urbaine et la santé mentale des habitants et s’intéressent à la qualité (des)humanisante de l’espace public contemporain. Le paradoxe de la puissance publique qui, (re)découpe, fusionne les territoires, mais qui doit garder en ligne de mire les personnes et leurs vulnérabilités est aussi pointé : autrement dit, il faut beaucoup de ressources personnelles pour accéder aux ressources du territoire… Au final, ces contributions convergent toutes vers une même attention à la fabrication éminemment paradoxale de subjectivités capables de faire front à cette évolution, sans sombrer dans le rejet irréversible du non-lieu. Ce constat devrait intéresser les intervenants qui travaillent dans les interstices de ces territoires finalement plus fractals que fragmentés selon la belle formule d’Anne Lovell appliquée à la catastrophe de la Nouvelle-Orléans. Nous avons construit ce numéro comme une invitation à repenser autant l’action publique qu’à refonder une clinique située intégrant l’environnement de la personne.