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Du récit privé au récit civil

Isabelle ASTIER - Maître de conférences en sociologie, Paris 12. Chercheur associé au Centre d'étude des mouvements sociaux, EHESS/CNRS.

Année de publication : 2003

Type de ressources : Rhizome - Thématique : SCIENCES HUMAINES, Sociologie, TRAVAIL SOCIAL

Télécharger l'article en PDFRhizome n°13 – Transparence, Secret, Discrétion (Octobre 2003)

Lorsque l’on observe le fonctionnement du RMI, et plus particulièrement ses commissions locales, on peut relever un paradoxe constant autour de deux préoccupations : peut-on insérer une personne ou une famille sans préalablement bien la connaître? Et jusqu’où peut-on exposer la vie des gens sans atteindre leur liberté ou leur intimité? Entre l’exigence de connaissance pratique et l’atteinte à l’intimité, on pourrait faire une histoire de ce seuil par lequel une culture absorbe ce qui serait pour elle l’intérieur – soit un récit biographique donnant une prise solide aux propositions d’actions – et qui rejette quelque chose qui serait pour elle l’extérieur – justement des éléments intolérables qu’on ne peut pas mettre en récit.

On peut dégager trois types de récits à l’œuvre dans le dispositif RMI

Tout d’abord, le récit qui se forme dans les commissions locales d’insertion : ce sont les institutions qui parlent de leurs clientèles et des cas légendaires, parce qu’on les connaît directement ou par ouï-dire. Ensuite, le récit que l’on peut déduire des contrats sur les allocataires : ce sont des écrits relatant des moments biographiques ou des portraits justifiant une prescription. Enfin, les récits de vie des allocataires eux-mêmes, recueillis dans le cadre des actions d’insertion qui leur sont proposées, et qui ont le plus souvent pour fonction essentielle de leur faire raconter leur vie.

Pourquoi cette nécessité de recueillir ce que l’un ou l’autre connaît de la vie d’un allocataire, et pourquoi cette volonté, dans le cadre du dispositif d’insertion sociale, de faire raconter leur vie aux gens? Certainement parce que l’on pense qu’en faisant le récit de sa vie, l’allocataire du revenu minimum va peu à peu réactiver les qualités qui feront de lui un individu à part entière. Peut-être parce que raconter son histoire donne une réalité à ce qui n’était jusqu’alors que de l’ordre de l’intimité, du privé, et qui n’avait donc pas d’apparence pour les autres.

L’idée que l’exclusion est la perte ou l’impossibilité d’accéder aux facteurs usuels de l’identité est encore largement partagée et travaille l’ensemble du dispositif d’insertion sociale du revenu minimum. Les allocataires du RMI sont des personnes en quête d’identité, il faut à tout prix les aider à se définir, à se situer, entend-t-on. Quels sont les arguments avancés par les acteurs de l’insertion pour démontrer que les exclus connaissent une crise des sources de l’identité? D’abord, nous expliquent-ils, parce qu’ils ne peuvent accéder à un rôle social ou professionnel. Exclus du monde économique et social, ils sont du même coup privés des moyens de la conscience de soi. Les occasions de faire l’expérience de soi devenues rarissimes et l’excès de temps libre font de ces hommes des personnes sans intériorité ni extériorité. En effet, comment un individu isolé, qui ne peut ni s’associer, ni se confronter à d’autres, un individu sans activité, sans événement dans sa vie, peut-il faire l’expérience de soi? Par ailleurs, l’exclu se trouve comme englué dans l’excès de liberté, le trop plein de temps libre le paralyse. N’importe quel formateur vous expliquera qu’un grand pas est fait dans la réinsertion lorsqu’un stagiaire parvient à arriver à l’heure à un rendez-vous. La liste des déficits s’allonge: une intériorité défaillante, une conscience de soi chancelante, une quasi-absence de discipline de vie. Sans repère pour se raccrocher à la réalité, la tentation est forte de sortir du réel et de se créer un univers fantasmé où il soit enfin possible de vivre. C’est alors le cercle vicieux: plus l’univers est fantasmé, plus il éloigne du réel, plus l’éloignement du réel est grand, plus forte et profonde est l’exclusion, plus le recours au fantasme s’amplifie. C’est dire si l’exclusion conduit naturellement à l’exclusion de soi par soi.

Sous l’insertion se tiennent donc la description et le récit

On voit facilement qu’une certaine réflexion sur la charge historique du récit de vie, de la biographie, de la carrière, du journal intime s’impose. Plus encore, une certaine conception de l’expression du sujet : parler, raconter, dire, comme aliment premier des professionnels du social, d’hommes politiques locaux et du sociologue. Se dire, n’est-ce pas accéder précisément à la parole échangée et par-là, accéder à une possible reconnaissance de l’individu dans ce qu’il a de plus singulier ? N’est-ce pas se constituer en interlocuteur qui appelle un traitement et une dignité, une collaboration infiniment précieuse pour une politique publique ? N’est-ce pas une constante de l’action publique que de construire des biographies administratives dans tous les champs, que ce soit dans le monde scolaire ou celui du chômage, de la justice, de la vieillesse ou de la pauvreté ?

Nous nous risquerons à avancer que le récit de vie, une fois exposé, possède immédiatement une force morale qu’il acquiert au moment même où le politique s’en saisit pour lui conserver sa valeur de dette ou sa valeur d’échange. En tirant le récit privé vers le récit civil, n’y ajoute-t-on pas de l’horizontal, de l’égalité, de la communauté, de l’exigence, et à la longue, une certaine maîtrise des drames individuels? N’est-ce pas là un gain majeur du Revenu qu’il faut relever? Cette procédure d’élargissement du récit singulier vers une opinion collective, le jugement des professionnels, permet de gagner de l’approbation, de remplacer l’exil privé par un récit de conjuration : écoutons et dépassons les drames. Soit tout un travail d’écluse où les singularités montent insensiblement dans des bassins institutionnels et collectifs, alors qu’antérieurement, ils étaient confinés dans le cabinet privé de l’assistante sociale et poussés vers l’arbitraire. L’historien qui examinera l’histoire de la pauvreté au XXème siècle retiendra sans doute comme élément non négligeable ce passage du récit privé et soumis à l’arbitraire individuel vers le récit civil, ouvertement public, remanié à maintes reprises et dont il trouvera la trace écrite dans le contrat d’insertion.

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