La nouvelle gouvernance s’intéresse aux nouveaux métiers de la santé mentale au moment même où elle pointe une démographie médicale en berne. Elle tente de formaliser un redécoupage des qualifications d’origine afin de faire accréditer à des non médicaux des fonctions réservées jusqu’alors aux médecins
Si cette partition nouvelle concerne particulièrement médecins, infirmiers et psychologues, en fait, la liste des métiers ne cesse de s’allonger depuis un demi-siècle. Le champ professionnel, tel qu’il s’est constitué, arrive à un point critique. La contradiction est structurelle. Tandis que les politiques publiques invitent à une certaine perméabilité des frontières professionnelles, la différentiation de plus en plus segmentée des métiers du soin et du social s’intensifie. Elle est redoublée par une segmentation toujours plus fine des populations. Cette double fragmentation ne facilite ni la visibilité, ni la compréhension de pratiques plurielles et forcément labyrinthiques dans ce contexte : collectifs, partenariat, réseau, territoire, secteurs, programmes : qui fait vraiment quoi ? On perd pied. Sur ce fond de segmentation de fait et d’injonction au Réseau, un sentiment d’altération de sa spécificité (clinique, sociale, éducative, c’est selon) éprouve les professionnels. L’indétermination, et même parfois la confusion des rôles semble être devenue le lot commun de maintes pratiques. Dans le même temps, les cadres d’exercice réglementaire de l’activité se rigidifient.
C’est un phénomène repéré au-delà des frontières nationales. Mais dans le contexte français, les fronts de controverses ouverts par cette évolution sont repérables à différents niveaux : nouvelle organisation des services, délégation de responsabilité, requalification des métiers d’origine, reconnaissance de fonctions de thérapeute à de catégories professionnelles nouvelles…
Nous sommes, bien sûr, conscients de l’importance de ces transformations et des enjeux sous-jacents. Mais l’objectif poursuivi dans ces Cahiers part d’un renversement de point de vue. Se pencher seulement sur les aspects hétéronomes des professions (statuts, cadres, économie) empêche de voir que la pratique est aussi une aventure. Ce renversement de perspectives, favorisé par le fait que nous avons élargi nos lunettes d’observation à différentes expériences européennes, nous amène à faire un constat en décalage par rapport aux analyses plus orthodoxes. Le fil rouge de ce numéro part de la tension logique du soin et du prendre soin qui est au cœur même du mouvement de transversalisation spontanée des pratiques en contexte de santé mentale élargie.
En ouvrant la boîte des récits biographiques (B.Deries), plusieurs contributeurs de ces Cahiers emploient le terme de professionnalité. Cet emploi leur permet principalement de relier le pôle de compétences professionnelles avec celui des ressources personnelles mobilisées.
Qu’est-ce que la traversée d’une expérience dite « marquante » fait faire aux praticiens ? Comment introduit-elle une différence entre une situation initiale et la situation suivante ? Sur quelles nouvelles rives les fait-elle accoster ? En rendant compte d’expériences inaugurales fortes révolutionnant leur parcours, ils constatent le pouvoir de « contamination positive » (D.Cesoni) ; en nous faisant saisir « l’ expérience directe » des communautés minoritaires de Bradford dans leur rapport complexe à la santé mentale (P. Thomas et alii) ; ou encore en nous plongeant dans différentes épreuves de décentrement professionnel dans lesquelles ils ont été précipités et qui ne sont source de force qu’à condition qu’elles prennent sens comme question clinique à mettre au… travail (P. Bretecher, C. Kept). Ce retour sur expérience oblige les professionnels du soin mais aussi les artistes associés (L.Dodivers et alii) à tenir une perspective critique, à réinscrire le sens des pratiques entre psychiatrie et santé mentale dans l’histoire des sociétés et des cultures (M.Colucci, A.Barbato).
Face aux foisonnements de ces récits, il nous faut bien admettre, peut-être pour mesurer le chemin encore à parcourir, que le mot professionnalité est absent du dictionnaire. A la hauteur de cette absence, une définition en est proposée dans divers textes. Elle ne renvoie pas à la qualification mais à l’art. S’agit-il de rendre compte d’une créativité qui concerne une part du travail échappant à toute rationalisation utilitariste ? C’est probable. Qu’il suffise de dire provisoirement que le terme prend force compréhensive en vis-à-vis de celui de professionnalisme. Si le professionnalisme est un état stable qui refroidit, la professionnalité est un processus vivant qui réchauffe. Plus, dans un contexte où « la santé mentale ne peut plus se faire avec les techniques de la psychiatrie » si la logique du professionnalisme porte sur l’identité et entraîne les acteurs à toujours plus de distinction entre eux et les autres, celle de la professionnalité porte sur l’action et est porteuse de coopération et d’expérimentation avec d’autres. Elle ouvre une fenêtre sur des scénarios alternatifs, elle dégage une palette de choix. Bref, c’est l’un des moteurs de l’innovation dans un contexte morose de standardisation où l’imagination clinique n’ose plus oser. Qu’on nous permette ici de reprendre ce que dit G.Gaillard « … Ces « bonnes » pratiques font entrevoir le risque majeur d’un désengagement affectif et relationnel des « nouveaux » professionnels, investissement subjectif qui constitue pourtant la condition même du soin et de l’accompagnement. Elles profilent une nouvelle ère, celle des techniciens, n’ayant d’autre rôle que d’appliquer les procédures ad hoc, permettant le déploiement d’un fantasme de « traçabilité » sans faille ».
Quelle que soit la qualité qu’on lui attribue : art du métier, autonomie, droit à l’expérimentation, éthique, parce qu’elle est source de créativité, il faut prendre soin de cette professionnalité, Matière Vivante, elle est fragile et précieuse. Face aux atteintes de disqualification dont elle est l’objet, aux risques d’usure et de désengagement, elle doit faire l’objet de reconnaissance et de garantie institutionnelle(B.Ravon). Car, véritable moteur du décloisonnement des pratiques sanitaires et sociales, elle garantit durablement la constitution de collectifs de différents professionnels mais aussi d’autres acteurs de la santé mentale dont les élus et les usagers (L.El Ghozi)
Comment répondre à de nouveaux besoins qui vont du suivi au long cours des patients psychotiques à la participation des usagers et des familles, à l’implication des professionnels, mais aussi des bénévoles dans les dispositifs de réhabilitation, dans le travail en réseau ? Comment inventer une (des) nouvelle(s) clinique(s) dans les contextes sociaux de notre temps : la maladie, la souffrance psychique, mais aussi la précarité, la violence sociale, la solitude urbaine ? In fine, cette insistance portée sur la professionnalité en vis-à-vis du professionnalisme pose la question des conflits éthiques en pratique de réseau (A.Roig, J.Leal Rubio). Est-il possible de penser une transmission à la fois des connaissances et des expériences, à la fois des savoirs et des savoir-faire ? La question ouverte ici nécessitera des prolongements au-delà de ce numéro car il se confirme que contexte social et mutation clinique n’ont pas fini de s’influencer mutuellement. Le couple précarité/santé mentale reste un chantier majeur pour demain (J.Furtos).
A l’heure où la génération qui s’est battue pour construire une psychiatrie désalieniste passe peu à peu la main, la question apparaît moins être celle des nouveaux métiers que celle « des nouveaux », c’est-à-dire des jeunes professionnels (C.Burquel, E.Messens). La bio-psycho-socialité constitutive du sujet nécessite moins de créer de nouvelles professions que d’organiser, sur le mode de la polyphonie, la pluridisciplinarité et l’apprentissage croisé selon une éthique rigoureuse et dans la dignité du service au public.
Une dernière remarque : tant que des professionnels en souci de l’autre sauront construire des espaces de tension entre professionnalisme et professionnalité, ils continueront à fabriquer de la culture professionnelle. Si l’un des termes tend à disparaître, comme on le constate aujourd’hui, la complexité du vivant est déniée. L’exercice du métier est alors rabattu sur une forme de dictature obsessionnelle de l’organisation.