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Les impasses du harcèlement moral

Philippe DAVEZIES - Enseignant chercheur en Médecine et Santé au Travail, Université Lyon 1

Année de publication : 2003

Type de ressources : Rhizome - Thématique : Médecine, SCIENCES MEDICALES

Télécharger l'article en PDFRhizome n°12 – La victimologie en excès ? (Juillet 2003)

Du domaine des attentats et des catastrophes, les problématiques victimologiques ont gagné le champ du travail. Des cliniciens ont souligné que nombre de situations de souffrance au travail impliquaient la responsabilité de tiers et imposaient de passer d’un modèle de la souffrance trouvant son origine dans l’histoire infantile, à un modèle impliquant un agresseur et une victime. Cependant, même si elles introduisent, en position tierce, la société, ses règles et son système judiciaire, les approches du type harcèlement moral en restent à une représentation élémentaire qui ne prend pas en compte la réalité des enjeux et des contextes autour desquels se nouent ces drames.

Ce contexte est marqué par la diffusion de nouvelles modalités de conflits qui, dans la plupart des cas, ne trouvent pas à s’exprimer dans les formes collectives héritées des époques antérieures.

En arrière fond, il y a les mesures de libéralisation des 25 dernières années et l’exacerbation de la concurrence qu’elles ont délibérément suscitée, avec pour résultat, dans le domaine qui nous occupe, une très nette intensification du travail. Les conséquences en termes de pathologies physiques et mentales sont connues (Davezies, 2003). Mais ces évolutions ont aussi transformé la nature des relations nouées autour du travail.

En effet, l’intensification se traduit dans de nombreux secteurs par une pression à l’abattage. Entre le manager focalisé sur ses indicateurs de gestion et le technicien qui engage son identité sur la qualité de son travail, le fossé se creuse. Au détriment de la qualité. Chacun se débrouille alors comme il peut avec les manquements qui lui sont imposés. Les repères communs définissant un travail bien fait s’estompent, des dissensions surgissent entre collègues, le sentiment de valeurs partagées tend à se dissoudre et avec lui la solidarité, la capacité collective à affirmer le point de vue du travail face à l’abstraction de la prescription. A la mesure de cet affaiblissement, s’installe une extrême sensibilité aux remarques de la hiérarchie ou du public. Dans de telles situations, nous observons, chez certains agents, un désarroi extrêmement profond. L’activité en mode dégradé imposée par la pression à l’accélération est vécue dans le registre de l’indignité personnelle. Des salariés se trouvent, face aux observations et remontrances, dans l’incapacité de savoir comment orienter leur activité pour la rendre conforme aux attentes de la hiérarchie, jusqu’à des états d’inhibition susceptibles de mettre gravement la santé en danger.

C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’explosion du thème du harcèlement moral. L’accusation permet d’exprimer à la fois le sentiment d’une illégitimité des pressions auxquelles on se trouve soumis et l’individualisation des dilemmes et des conflits du travail.

Cependant, le diagnostic de harcèlement moral ne fait pas que nommer la situation. Il a un effet de mutation, souvent exprimé sur le mode de la révélation : «Pendant des mois, j’ai souffert sans comprendre ce qui m’arrivait. Maintenant je sais – j’ai lu Hirigoyen – je suis victime d’un harcèlement moral». Il y a avant et après. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait ; dorénavant, je sais : je suis une victime.

A y regarder de près, cette transformation pose au moins deux questions : celle des critères de ce diagnostic, celle de ses effets sur la personne.

Le diagnostic est généralement posé par des praticiens qui n’ont aucune formation en clinique du travail. Ignorer le travail conduit logiquement à des explications en termes de psychologie individuelle. Le clinicien tente bien de distinguer ce qui relève des pressions légitimes concernant le travail à fournir et ce qui relève du harcèlement moral. Mais il ne perçoit pas qu’il existe aujourd’hui un très grand trouble sur la définition du travail, et que les discours à ce sujet sont bien souvent paradoxaux. Ce caractère paradoxal devient donc, pour lui, l’indice d’une personnalité perverse. Le diagnostic est porté sur le constat que « les procédés de l’agresseur ne suivent pas les règles habituelles de la pensée logique, ni celles de la raison » (Kreitlow, 2002). Sans voir que, dans nombre de situations, c’est l’organisation du travail, non la structure de personnalité du chef, qui est à l’origine de comportements qui semblent échapper à la logique et à la raison.

A partir de là, la victime voit ses perspectives s’assombrir. Le message qui lui est adressé est terrifiant : vous êtes confronté à la volonté de destruction d’un pervers narcissique. Vous êtes engagé dans un combat à mort.

Beaucoup d’éléments laissent penser que cette interprétation peut avoir, par elle-même, un caractère traumatique. Parce qu’elle est en grande partie impensable et parce qu’elle ne semble pas ouvrir sur des modalités de résolution favorables aux victimes.

La question de l’impensable est très importante. Hirigoyen (2001) le souligne : dans le harcèlement moral, « ce qui rend fou, c’est la perte de sens ». Mais le diagnostic lui-même participe à cette perte. Parce qu’il ne parvient pas à aider la victime à penser la situation, le psychiatre la considère comme vide de sens. La notion de pervers narcissique exprime alors le renoncement à pousser plus avant l’analyse. L’interprétation accentue à son tour l’incapacité de la victime à penser son histoire : elle est tombée sur un pervers comme d’autres sont pris dans un tremblement de terre. C’est cette incapacité à donner sens à une histoire qui s’est pourtant bien jouée dans le domaine des relations interhumaines qui lui confère son caractère traumatique.

A partir de là, l’évolution est incertaine. Il est parfois présumé que la reconnaissance par la justice a un effet thérapeutique. Il s’agit d’une croyance qui ne repose sur aucune donnée scientifique. Dans certains cas, la quête d’une réparation judiciaire pourrait même entraver le processus de guérison (Regehr, 2002). Par ailleurs, de forts doutes existent aujourd’hui quant à l’efficacité des méthodes courantes de prise en charge des traumatismes psychiques. Le domaine le plus documenté est celui du debriefing psychologique mis en œuvre dans les suites d’un stress aigu. Or les évaluations actuelles soulignent que cette modalité de prise en charge pourrait être sans effet sur l’évolution, ou même avoir un effet négatif en matière de santé, y compris lorsque les victimes affirment que cela les a aidé (Arendt M, 2001 ; Van Emmerick AA, 2002). Au premier rang des hypothèses envisagées pour expliquer ces constats, il y a l’idée que la prise en charge spécialisée participe à une disqualification du soutien que pourraient apporter les proches dans la famille ou au travail. Fassin et Retchman (2002) soulignent d’ailleurs, à partir de l’étude du cas d’AZF, la « mise à distance des profanes » et « la disqualification des techniques ordinaires de consolation ».

La seule communauté d’appartenance proposée par le diagnostic est celle des victimes.

Au final, nous constatons que, très généralement, les salariés perdent leur emploi, n’obtiennent pas réparation devant la justice et présentent des séquelles traumatiques graves qui témoignent de la difficulté à intégrer cet épisode dans leur histoire.

Il y a lieu de s’interroger sur ce que recèle de violence un diagnostic qui transforme le patient en victime.

En effet, démontrer que quelqu’un est une victime implique une double affirmation : d’une part, son malheur trouve son origine dans un phénomène hors du commun, ce qui justifie une réparation particulière ; d’autre part la victime n’y est strictement pour rien, la responsabilité de l’agresseur est donc indiscutable. Cette démonstration tend ainsi à aggraver la distance de la victime à sa communauté et à sa propre histoire.

Mais le même drame peut être envisagé sous un autre jour. L’expérience montre en effet que l’on retrouve quasiment toujours un conflit de travail à l’origine de la dégradation de la relation. Au travail, ce qui relie les humains, ce n’est pas d’abord le sentiment ; c’est la confrontation de points de vue sur les façons de traiter les objets du travail. A l’origine de ces conflits, il y a toujours des différents sur la façon de se comporter vis-à-vis de tel ou tel de ces objets. L’expression des personnalités en présence donne ainsi expression et forme à des contradictions et conflits de logiques tout à fait réels qui traversent l’entreprise. Dans un second temps, l’absence d’issue se traduit par une dégradation des relations dans lesquelles la haine peut prendre une place croissante et réaliser un tableau qui légitime le diagnostic de harcèlement moral.

Contrairement à ce que postule le modèle victimologique, la dégradation ne s’est pas produite indépendamment de l’histoire personnelle de la victime. Les cliniciens du harcèlement le soulignent systématiquement : le harcelé est généralement quelqu’un qui aime son travail : « il existe un curieux phénomène qu’on peut observer chez les victimes de harcèlement. Ces personnes ont, en effet, développé un sens de l’esthétique et du beau, de l’harmonie des choses et du travail bien fait » ( Kreitlow, 2002). Ne pas pousser l’élaboration du côté de ces dimensions positives de l’engagement revient à priver la victime d’une ressource importante pour sa reconstruction.

Derrière l’affrontement des personnalités, apparaît un conflit de valeurs dont l’élucidation rend la situation intelligible. Il est ainsi possible de réinscrire l’épisode dramatique dans le monde de l’action humaine.

Mais ce gain de compréhension quant aux perspectives en présence est aussi un élément de reconstruction des liens sociaux dans la mesure où c’est sur la base de perspectives et de valeurs partagées que se construisent les causes communes et les solidarités. C’est aussi ce qui permettra d’interroger l’organisation du travail.

Le problème auquel nous sommes confrontés est donc délicat. Il est évidemment nécessaire de s’interposer lorsque des salariés sont soumis à des agissements qui menacent leur santé et, de ce point de vue, nous partageons le souci des promoteurs de la notion de harcèlement moral. Cependant, cette notion est aujourd’hui associée à l’idée d’une attaque par un pervers narcissique. Cette interprétation fixe l’incapacité à penser la situation, à en débattre avec autrui et à agir pour lui donner une issue créatrice. Opter pour le harcèlement moral revient, de ce fait, à engager la victime dans une problématique de rupture. Au contraire, orienter l’élaboration dans le sens du conflit permet un travail de liaison au plan social comme au plan psychique. Car, comme le soulignait Simmel, le conflit fait lien. La préservation de la santé et de l’insertion sociale comme le retour sur la prévention passent par là.

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