Les croisements entre trauma et violence sont souvent pensés sous l’angle de la violence subie, le premier s’inscrivant dans le sillage de la seconde. Les effets de la violence se traduisent alors en symptômes, mais aussi en agir, dans des cycles de répétition traumatique où la personne traumatisée peut se remettre dans des situations de risque. Qu’ils empruntent le vocabulaire de la psychanalyse ou celui d’approches biomédicales, de nombreux écrits en psychologie mettent ainsi de l’avant le caractère déstructurant de la violence traumatique.
Si le trauma psychique s’inscrit souvent comme conséquence naturelle de la violence, la façon dont, à l’inverse, la personne traumatisée peut devenir l’agresseur et remettre en scène le trauma en inversant les rôles est beaucoup moins explorée. L’héritage du discours victimaire pèse ici lourd sur les conceptions. Centré sur une figure de la victime « pacifiée-passifiée1 », ce discours tend à reléguer la violence du seul côté de l’agresseur.
La violence que porte la victime et la constellation d’affects (colère, rage, haine, sentiment de révolte, par exemple) qui y sont liés sont ramenés au rang de symptômes par les approches phénoménologiques dominantes. Parmi les critères diagnostiques de l’état de stress post-traumatique (ESPT), le DSM-V évoque par exemple l’irritation, les crises de colère, l’agression physique ou verbale. La question de la légitimité de la colère des victimes est ainsi évacuée et sa portion potentiellement vitalisante, occultée2. En pathologisant de la sorte la violence de la victime de traumatisme, cette vision la dépossède d’une part de son pouvoir3.
La psychanalyse a pourtant longuement étudié la porosité des frontières entre la figure de la victime et du bourreau – notamment par le biais de son concept d’« identification à l’agresseur4 » –, et éclairé les multiples fonctions de la violence dans ses déclinaisons fondatrices comme destructrices5. C’est en prenant cette lecture complexe de la violence pour toile de fond que nous interrogerons son lien au trauma. Plus précisément, nous réfléchirons à la fonction de la violence chez la victime de trauma : dans quelle mesure et dans quelles conditions peut-elle signer une tentative de restauration de l’équilibre psychique ? Il y aurait alors lieu d’envisager le recours à la violence comme une stratégie de survie face au trauma. Comment, dès lors, articuler le travail clinique autour de cette solution d’appoint à la fois imparfaite et coûteuse tant sur le plan psychique que social ?
Une entame de réflexion sur ces questions sera maintenant proposée à partir de la vignette clinique d’un jeune référé à nos services pour radicalisation violente, que nous appellerons Karim. La complexité des rapports entre trauma et violence que traduisent ses aménagements psychiques sera d’abord mise en lumière. Nous discuterons dans un second temps des avenues empruntées sur le plan de l’intervention.
Vignette de K.
Suite à une évaluation pédopsychiatrique à l’urgence d’un hôpital de Montréal, Karim, 18 ans, est référé à notre équipe spécialisée dans les problématiques de radicalisation violente. Une altercation très violente avec son père l’a mené à l’hôpital. Karim a reçu des coups répétés pour lesquels il a dû être hospitalisé. Lors de son séjour à l’hôpital, il tient des propos haineux à l’égard de son père et des musulmans en général. Le risque de passage à l’acte violent est important, ce qui justifie la référence rapide en psychothérapie.
L’histoire de Karim est marquée par la violence. En plus de celle, physique, que son père lui a fait subir de façon répétée, Karim a été exposé à la violence conjugale, le couple parental étant également connu des services de soins pour cette raison. À l’école, il a été la cible des moqueries en raison de son apparence et son accent. Il a vécu de nombreuses altercations avec les autres élèves qui l’ont également battu.
Articulation du travail clinique
Bien que la violence s’illustre de plusieurs façons dans le parcours de Karim, elle culmine dans l’épisode ayant précipité son hospitalisation. Dès le début de son suivi en psychothérapie individuelle, il revient sur cet événement. Sa violence verbale est omniprésente, comme le sont ses désirs de vengeance à l’encontre de son père et des musulmans. Les cibles de sa haine sont indistinctes, tour à tour individuelles ou collectives. Fait non négligeable, Karim est lui-même originaire d’un pays musulman d’Afrique du Nord et sa famille est très pratiquante. Il ne se considère en rien musulman et se dit en rejet total de ses origines socioculturelles. Les altercations verbales avec ses parents sont en lien direct avec ces questions.
Sa colère est d’autant plus grande qu’il affirme avoir perdu, suite à ses blessures, sa capacité de concentration et des capacités cognitives très importantes qui faisaient auparavant de lui un être hors du commun. Les explorations médicales, nombreuses, n’ont pas confirmé la réalité de pertes cognitives conséquentes. Pour autant, Karim affirme encore aujourd’hui qu’il souffre des effets des coups reçus, ce qui nourrit chez lui une violence qui, dans un premier temps, semble indépassable. Il se montre en effet très attaché à sa haine et le travail clinique permet d’éclairer la fonction potentiellement protectrice de cette dernière. Il semble qu’elle prémunisse Karim contre une désorganisation plus grande, liée à la portée destructrice du dernier épisode de violence que son père lui a fait subir.
L’intensité de cette violence et sa soudaineté confèrent une valeur traumatique à l’événement qui conjugue effraction quantitative6, impréparation du sujet et impossibilité de mise en sens7. Par ailleurs, l’agression survient alors que Karim est en pleine crise d’adolescence, alors que ses réaménagements identitaires et sexuels le fragilisent.
Le travail clinique s’articule autour de l’élaboration de cet événement traumatique. Il repose également sur une certaine forme de tolérance face au discours haineux de Karim, l’idée étant de lui offrir un lieu pour verbaliser cette violence plutôt que de l’agir. Loin de disqualifier la violence que Karim porte, nos interventions visent à la questionner, notamment dans ses ancrages à son histoire personnelle.
Violence et médiation artistique
Dans le cas de Karim, la violence était en prise directe avec le trauma. Le point de départ du travail d’accompagnement se trouvait ainsi dans cette tentative de guérison puisque, René Roussillon nous le rappelle, il s’agit souvent de soigner les patients… de leur théorie du soin9.
Notes de bas de page
1 Marange, V. (2001). Éthique et violence. Critique de la vie pacifiée. Paris : L’Harmattan.
2 Rousseau, C. et Measham, T. (2007). Post-traumatic suffering as a source of transformation : A clinical perspective. Dans L. Kirmayer, R. Lemelson et M. Barad (dir.), Understanding trauma. Integrating biological, clinical and cultural perspectives (p. 275-293). New York, États-Unis : Cambridge University Press.
3 Tel que l’écrit McKinney : « As a result, an ideology may crystallize that casts clients as innocent victims, paradoxically denying a sense of their full moral and psychological agency rather than restoring it. » Dans McKinney, K. (2008). “Breaking the conspiracy of Silence” : Testimony, traumatic memory and psychotherapy with survivors of political violence. Ethos, 35(3), 267.
4 Ferenczi, S. (1932). Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. Psychanalyse IV (Œuvres complètes, t. IV). Paris : Payot.
5 Freud, S. (1915). Pulsions et destin des pulsions. Paris : Payot.
6 Freud, S. (1920). Au-delà du principe de plaisir. Paris : Payot.
7 Roussillon, R. (2001). Jalons et repères de la théorie psychanalytique du traumatisme psychique. Bulletin de la Société psychanalytique de Montréal, 14(2), 31-42.
8 Gabrion, F. et Brunet, L. (2016). La glorification narcissique : éblouir pour exister. Revue québécoise de psychologie, 37(2), 177-196.
9 Roussillon, R. Exploration en psychanalyse (podcast). Repéré à http://www.univ-lyon2.fr/culture-savoirs/podcasts/podcasts-enseignement-dereneroussillon-617487.kjsp